Parmi les fonctions urbaines, le XIXe siècle invente celle d'un rôle social accru joué par l'espace urbain. Non que l'assistance aux pauvres des villes soit absente avant cette période 1403 , mais le siècle de l'industrialisation et de l'urbanisation semble renforcer la visibilité de ceux-ci dans la ville, alors que s'ébauchent des solutions d'abord caritatives, puis étatiques, comme pour limiter l'impact social de cette grande misère urbaine 1404 . La prise de conscience d'une "question sociale" par les élites est aussi le fruit de l'évolution des mentalités, à laquelle les Lumières ont largement œuvré, et dont le XIXe siècle a contribué à multiplier l'invention des solutions possibles 1405 . Louis Chevalier a montré comment le premier XIXe siècle a généralisé l'idée de barbares 1406 , non plus errants dans les campagnes, tel le vagabond du Moyen Age, mais présent au cœur même des villes 1407 . Parallèlement, la misère urbaine semble devenir plus visible, et contraint à l'invention de nouvelles réponses, dépassant l'enfermement hospitalier. Les sociétés de secours ou les œuvres charitables des élites proposent un encadrement et une éducation des "bons pauvres", ceux qu’on pense pouvoir remettre dans le "droit chemin" ; ces associations seront souvent au tournant du siècle des laboratoires d'idées sociales 1408 . Les pauvres honteux, les vagabonds continuent cependant d'être relégués dans des dépôts de mendicité, puis enfermé dans les prisons ou les hôpitaux. La ville est souvent accusée d'être le lieu de la débauche, de la tentation, de la dépravation, et au discours moral s'associe un discours anti-urbain, parfois constructeur d'utopies urbaines. L'espace urbain devient le lieu de l'imaginaire social, dans lequel les élites fabriquent un discours permettant d'une part de caractériser le mal, d'autre part proposant des solutions, parfois radicales, à cette question sociale.
Parmi ces éléments du discours, certains semblent récurrents pour décrire la "crise urbaine" – autre grand thème à la mode dès les années 1850 et largement diffusé au moment des grands travaux haussmanniens à Paris. Les catégories des discours empruntés par les édiles banlieusards émanent de trois grands producteurs : d'une part, les penseurs, philosophes, médecins, acteurs d'une pensée sociale sur la ville ; en second lieu, l'administration qui propose un discours normatif sur la bonne gestion de l'urbain ; en dernier lieu, plus complexe car non spécifique au cadre urbain, les politiques.
Ces trois ensembles produisent des discours parfois différents, évoluant avec le temps, et souvent se juxtaposant. Ces discours sont génériques, c'est-à-dire qu'ils sont valables pour "la" ville ; une fois sélectionné parmi ces discours les éléments et catégories les plus pertinents, il paraît essentiel de comprendre l'appropriation de ces différents types de discours par les élites de banlieue.
Geremek, B. Les marginaux parisiens aux XIV e et XV e siècles. Flammarion, 1976 ; Procacci, G. La question sociale en France, 1789-1848, Seuil, 1993.
Gueslin, A. Gens pauvres, pauvre gens, op. cit.
Donzelot, J. L'invention du social, op. cit. ; Ewald, F. Histoire de l'Etat providence, Grasset, 1996 [1986] ; Gueslin, op. cit.
En référence à l'article de Saint-Marc de Girardin au lendemain de la révolte des canuts de 1831 à Lyon.
Chevalier, L., Classes laborieuses et classes dangereuses, op. cit.
Dab, S. "Bienfaisance et socialisme au tournant du siècle : la Société des visiteurs, 1898-1902", in Topalov,C. dir. Laboratoires du nouveau siècle. La nébuleuse réformatrice et ses réseaux en France, 1880-1914, Ehess, 1999, pp. 219-235.