B. La "localisation" de ces éléments du discours : une évolution de la conception du rôle social de la ville

Les champs du possible ainsi délimités permettent de voir le discours des élites tels qu'ils pensent la ville dans son ensemble. Comment les maires –et les conseils dont ils assurent en partie la cohésion- s'approprient-ils ces éléments discursifs ? En observant de près le type de vocabulaire et d'argumentaire développés par les édiles, est-il possible de voir une diffusion des champs préalablement définis, diffusion qui est aussi le signe d'un modèle social urbain véhiculé par ces édiles ? De plus, en fonction des périodes, certains champs seront plus activés que d'autres, permettant là encore de tenter de cerner ce que les édiles entendent par le mot de "ville", tout comme ce qu'ils estiment être une ville idéale –si l'on prend bien évidemment comme postulat que ces édiles tentent de transformer l'espace dont ils ont la charge.

Il apparaît dès lors que le discours édilitaire de banlieue que l'on voit naître émane des élites les plus engagées dans un processus de transformation urbaine, les plus engagés dans une action politique locale. Cela laisse de côté ceux dont la gestion, pour des raisons diverses – temps court du mandat, personnalité moins entreprenante, moindre implication personnelle- est plus neutre et ne véhiculent pas de réel discours novateur. Toutefois, comme pour les bribes du discours politique que nous avons relevées au moment du débat sur la sécularisation de la société, est-il possible de tenter une périodisation, qui, d'une part, ferait des maires d'avant la loi de 1882-1884 des maires plus attentistes, et qui après 1884 opposerait des novateurs, des réformateurs, avec des maires au discours et aux pratiques plus traditionalistes ? Il est illusoire de généraliser, puisque c'est aussi une question d'individus. Toutefois, la convergence, dans la plupart des communes, du même type de discours permettra de se poser à nouveau, mais sur des critères discursifs et non plus socioprofessionnels, la question de l'existence de générations d'édiles urbains.

Le projecteur est donc forcément braqué d'une part sur ceux qui agissent, d'autre part sur ceux qui modernisent ; l'objectif est de voir les décalages, s'il y en a, entre les discours tenus à l'échelle nationale et ceux de l'échelle locale, afin de saisir la réalité de l'implication dans leur monde des maires de banlieue, pour peut-être modifier l'impression d'un portait du maire peu engagé avant la Première Guerre Mondiale. Enfin, cette analyse des éléments du discours permet aussi de dessiner un forme de portrait de ville idéale que les édiles de ces petites communes de banlieue aimeraient pouvoir créer dans leurs communes.

Quatre points me paraissent révélateurs de cet imaginaire social de la ville tel que se la représentent les édiles urbaines de banlieue : en premier lieu, le discours sur les populations que doit essayer d'accueillir la commune ; dans un contexte de fort accroissement migratoire, les édiles banlieusards vont tenter d'attirer certaines catégories de population, ou au contraire vont s'élever contre l'afflux d'étrangers dans leur commune. En second lieu, il faut s'interroger sur la pratique du discours normatif et technique des édiles. Ce discours technique est-il diffusé dans les communes, et qui le répercute ? Comment sont perçues les normes techniques ou administratives imposées par l'administration préfectorale ? Ces questions permettent de nuancer ou de confirmer l'impression d'une professionnalisation des édiles montrée dans la première partie de la thèse 1475 . Dans un troisième temps, la vulgarisation du discours hygiéniste et scientifique a retenu mon attention. Cette diffusion est-elle le signe d'une acceptation précoce des théories hygiénistes en banlieue parisienne, alors que dans d'autres communes la question reste le plus souvent dans des cercles intellectuels ? La proximité de Paris, l'existence d'une notabilité "intellectuelle" qui tend à prendre la place de l'ancienne notabilité, l'importance des réseaux militants et/ou associatifs, expliquent peut-être cette diffusion dans des communes de relatives petite taille. Enfin, le tournant du siècle semble voir se généraliser dans les communes étudiées la vision d'une ville comme lieu de l'action sociale, et du rôle des équipes municipales dans cette assistance locale. Certes, la loi impose l'échelle communale comme celle de la pratique d'une charité civile et civique ; mais les pratiques vont bien plus loin qu'une simple modernisation et sécularisation des bureaux de bienfaisance.

Notes
1475.

Voir le chapitre 2.