Comme pour de nombreuses communes de banlieue, dont le nombre d'habitants a été multiplié par plus de cinq entre 1861 et 1911 1476 , est la raison essentielle de l'augmentation des dépenses communales. Pourtant, cette croissance n'est pas toujours clairement identifiée par les équipes municipales. Le plus souvent, ces dernières en font surtout le constat au moment de l'augmentation des besoins en bâtiments scolaires, obligeant à des travaux coûteux et au traitement d'un instituteur supplémentaire 1477 . L'accélération de cette croissance à la fin des années 1880 entraîne dans certaines communes la multiplication des débats sur les raisons de cet afflux, et sur la possibilité de contrôler ou non cette croissance.
En octobre 1889, les conseils municipaux de la Seine-banlieue sont appelés à donner leur avis sur la nouvelle organisation hospitalière, et tout particulièrement sur l'augmentation du montant de l'abonnement demandé aux communes de la périphérie pour faire admettre les pauvres nécessiteux dans les hôpitaux de Paris 1478 . L'ensemble des conseils s'insurge contre cette obligation, estimant qu'il serait plus juste d'équilibrer l'équipement hospitalier entre Paris intra-muros et sa banlieue, "laissée pour compte 1479 ". Mais à Malakoff l'argumentaire va plus loin, et le conseil municipal dénonce la logique d'expulsion des plus pauvre vers la périphérie –c'est-à-dire vers des communes de banlieue, plus petites, moins riches que la Ville de Paris, dans un discours aux forts accents militants :
‘"[…] Il est un fait avéré que ce sont les communes ouvrières qui héritent des Pauvres de Paris, ils sont à leur charge dès les premiers mois sans avoir encore contribué aux dépenses et cela parce qu'au fur et à mesure que la Ville de Paris ouvre de grandes voies sur lesquelles s'élèvent les constructions luxueuses qui font de Paris le rendez-vous de toutes les fortunes du Monde entier, la population ouvrière et laborieuse est obligée d'aller chercher dans la Banlieue des logements à bon marché, de sorte que Paris qui fait refluer sur la Banlieue tous ces malheureux, aurait de plus la prétention de les faire soigner de leurs maladies par les Communes les plus pauvres. D'autre part la Ville de Paris, infligeant à la Banlieue des industries malsaines, qui traitent les résidus de la Grand' Ville, ses cimetières, ses Dépotoirs, ses eaux d'égout, ses détritus, les immondices de toutes sortes et mêmes ses établissements pour le traitement des Maladies contagieuses, cause elle-même une grande partie des maladies qui amènent les Habitants de la Banlieue dans les Hôpitaux qu'il est donc de toute justice qu'elle en supporte les conséquences dans une très large mesure 1480 ."’Le vocabulaire dénote certes, par les termes employés, une opposition entre ouvriers et possédants. Bien sûr, les termes de "commune ouvrière" qualifient plus la réalité sociale des habitants de Malakoff que celle des membres du conseil municipal 1481 . Les "pauvres de Paris", la "population ouvrière et laborieuse", les "malheureux" obligés de s'installer en banlieue faute de logements abordables proches de leur travail, tout ceci rappelle l'acuité de la question du logement social déjà abordée par les élites conservatrices. On retrouve ainsi dans ce discours certains accents proches des proclamations des républicains radicaux ou socialistes. Le rapporteur va plus loin, puisqu'il véhicule une image militante contre les transformations de Paris, engagés dès le début des années 1850 ; l'ouverture des "grandes voies", la construction des hôtels particuliers et des immeubles de rapports reléguant en périphérie les anciens habitants du cœur de la capitale, la volonté, explicite, de faire de Paris une capitale luxueuse à l'image de Londres ou de Berlin, ce discours paraît comme un pamphlet contre la politique de percement de voies nouvelles et de spéculation foncière engagée par le Préfet Haussmann. Or, nous sommes en 1889, et on peut voir dans ces accents que n'auraient pas reniés des républicains des années 1860 1482 une critique plus radicale, laissant entendre que les républicains au pouvoir continuent la politique anti-sociale du Second Empire.
Il est pourtant difficile de généraliser : la force de ce rapport vient aussi de sa singularité, et on ne peut négliger le poids de la personnalité du rapporteur dans l'écriture de celui-ci, ni l'orientation progressiste du vocabulaire et de la commune. De fait, on ne retrouve ailleurs guère de trace d'autres discours aussi militant, alors que la municipalité de Malakoff y fait plusieurs fois allusion depuis les élections de septembre 1886 1483 . En mars 1887 déjà, la municipalité avait insisté sur la particularité de la commune, dont "la population pauvre et nécessiteuse résultant de l'émigration des quartiers excentriques (sic) de Paris est nombreuse 1484 ". Par ailleurs, cet argumentaire sert toujours les débats concernant la quote-part due par la commune dans les finances départementales, ou pour obtenir un secours de l'administration. Peut-on pour autant déduire de ce discours que les édiles malakoffiots sont non seulement conscientes de l'attraction démographique exercée par le faible prix du terrain sur "les pauvres des quartiers excentriques" de la capitale, mais en plus tentent d'adapter leur politique sociale d'accueil des nouveaux venus à ces plus pauvres ?
Or, force est de constater que sous les dehors d'un argumentaire socialisant, rien de tel n'est fait, ni à Malakoff, ni encore moins à Bagneux, Vanves ou Montrouge. Ces pauvres hères chassées des quartiers parisiens, dont d'ailleurs il n'est pas certain qu'ils viennent "du centre de Paris" ou de "ses quartiers excentriques" –c'est-à-dire essentiellement les quartiers de masures et de lotissements anciens des actuels 14e et 15e arrondissements-, ne sont ils pas une image mentale plus qu'une réalité ?
Au fil des débats municipaux, on s'aperçoit de la volonté d'accueillir "des travailleurs et des petits employés autant digne d'intérêt que les ouvriers 1485 ", venus "s'installer dans les localités environnant Paris, excités [sic] par l'hygiène, le bon air et la vie plus économique 1486 " qu'ils y trouvent, "une population pauvre, (…) des ouvriers dont le faible salaire ne permet pas le luxe des maisons confortablement installées ou que des gens qui, séduits par la faible valeur vénale des terrains, peuvent, avec un capital restreint, tenter de s'affranchir de la tutelle du propriétaire en construisant des maisonnettes d'un prix peu élevé et d'un esthétique souvent peu heureuse", chassés, "à cause de la cherté des loyers, de Paris ou même de Montrouge 1487 ". Toujours à Bagneux, le conseil décide de la création d'un jardin public près de la mairie, pour attirer une nouvelle population, dont "des ouvriers et autres personnes peu fortunées qui n'ont pas les moyens d'avoir une maison avec un jardin particulier, [et qui en] apprécieront encore davantage l'agrément 1488 ". Ces nouveaux habitants que les édiles appellent de leurs vœux, dont ils ont compris que la venue sera synonyme de vitalité démographique d'abord, économique ensuite, semblent correspondre aux normes sociales définies depuis longtemps dans les associations caritatives édilitaires : pourquoi pas accueillir des pauvres, mais des pauvres avec un travail, "honnêtes", "gagnant leur vie", ceux que l'on appelle "les bons pauvres 1489 ". Aux côtés de ces ouvriers qualifiés de "méritants", les édiles communales insistent sur toute une population de petits employés qu'elle espère bien attirer sur son territoire. Il faut faciliter l'embauche, c'est-à-dire obtenir des compagnies de trains des billets réduits permettant d'atteindre les quartiers des cols blancs parisiens 1490 , tout en sachant bien que c'est sur le territoire de leur commune qu'ils consommeront au quotidien, voire que leurs enfants seront mis en nourrice 1491 . Autant d'éléments qui montrent la diffusion d'un discours assez proche de celui tenu, à la même période, par les partisans des HBM en faveur des ouvriers qualifiés, si possible à statut, dont on loue la moralité 1492 . A l'inverse, les vagabonds et les "faux pauvres" seront dénoncés, tout comme les individus élevant dans une "moralité douteuse" leurs enfants : c'est ainsi que la municipalité de Vanves décide de "fermer la maison qui a été signalée comme refuge de vagabonds, si les mesures concernant la sécurité publique ne sont pas prises immédiatement 1493 ", ou que le conseil municipal de Malakoff demande au Maire en février 1890 de "faire les démarches nécessaires auprès du Directeur de l'Assistance publique pour faire admettre dans l'un des asiles les enfants de la famille Bureau, domiciliée voie des aumônes; qui paraissent moralement abandonnés vu leur état constant de vagabondage 1494 ." Ces exemples confirment la différenciation faite, parmi les édiles municipales comme dans de nombreux cercles intellectuels, entre bons pauvres et "pauvres honteux", vagabonds que l'on préfère chasser ou enfants moralement abandonnés qui seront admis dans des orphelinat ou des maisons de redressement de la Préfecture de la Seine.
La création de nouveaux lotissements, qui s'accélère à partir du tournant du siècle, accentue cette pression démographique, que ne redoutent pas spécialement les municipalités. Dans la commune de Bagneux, à la veille de la rentrée scolaire de 1913, la municipalité constate les besoins nouveaux en locaux et d'encadrement scolaires pour accueillir les nouveaux enfants. En effet, du fait de la mise en lotissement de nombreux espaces sur la commune, il faut "prévoir l'afflux de nouvelle population". Les familles nombreuses s'installent tout particulièrement à Bagneux, car elles peuvent "soit s'y loger à meilleur compte, soit faire construire une maison en matériaux de peu de valeur, le plus souvent sur un terrain payable dans une période de longue durée 1495 ". Le discours assez négatif sur l'afflux non contrôlé de la population marginale de Paris, dénoncée par la municipalité de Malakoff, n'est jamais repris par celle de Bagneux, bien au contraire. L'installation de populations modestes mais méritantes semble souhaitée, du moins au travers du discours municipal à partir des première années du XXe siècle. Pourtant, très peu de choses sont dites sur les possibilités d'emploi des ouvriers ou petits employés nouveaux venus en banlieue : bien au contraire, en multipliant les demandes de trains ouvriers, les conseil municipaux prennent acte du déséquilibre entre emploi et résidence dans la banlieue parisienne avant 1914.
Certes, cet afflux de population engendre des besoins nouveaux, dont la création de classes supplémentaires est celle qui apparaît le plus ; mais elle apporte aussi une vitalité démographique à la commune, le paiement de certaines taxes dues autant par les locataires que les propriétaires qui reviennent en partie à la commune, ainsi que le remboursement, au prorata de l'importance de la population, des sommes perçues par l'octroi de banlieue et qui alimente de façon non négligeable les budgets communaux.
Calcul fait sur l'ensemble des 4 communes étudiées, avec les données de population aux recensements de 1861 et de 1911. Le taux de croissance annuel moyen s'élève entre ces deux date à 3,5 %.
Avant 1886, les instituteurs étaient payés par la commune, grâce à un fonds départemental alloué. Après cette date, le budget du traitement des instituteurs et institutrices de la Seine est directement pris en charge par la Préfecture, mais les communes doivent pourvoir à leur logement.
Voir chapitre 4.
La teneur de ce débat et la question du sous-équipement de la Seine banlieue a été abordé dans le chapitre 4.
AM Malakoff, délibérations, 1887-1890, séance du 13 octobre 1889.
Voir partie 1.
Ferry, Comptes fantastiques d'Haussmann, lettre adressée à MM. Les membres de la commission du Corps législatif chargé d'examiner le nouveau projet d'emprunt d la ville de Paris, Le Chevalier, 1868, 96 p. Gaillard, J. Paris, la ville, op. cit..
AM Malakoff, délibérations, séance extraordinaire du 21 septembre 1886, installation d'un conseil et élection du maire à la suite des élections complémentaires des 5 et 12 septembre. Pour autant, je n'ai pas trouvé la trace de ces conseillers municipaux, ni du maire, dans les rapports de police concernant la Fédération de la Seine des mouvements des travailleurs socialistes, ni aux Archives de la Préfecture de Police.
AM Malakoff, délibérations, séance du 13 mars 1887, à propos d'une demande de rabais sur la part de contribution demandée à la commune.
AM Malakoff, délibérations, 7 novembre 1886, à propos d'un tarif d'abonnement sur les trains entre Paris et sa banlieue valable aussi bien pour les ouvriers que pour d'autres catégories de travailleurs.
AM Malakoff, délibérations, 30 janvier 1887, à propos de la mise en viabilité de la voirie pour "proposer des conditions meilleures que les communes voisines aux nouveaux venus."
AM Bagneux, délibérations, 1909-1914, séance du 29 avril 1913, rapport de la commission de la voirie présenté par Camille Maugarny, 8 feuillets d'une écriture serrée.
AM Bagneux, délibérations 1893-1900, séance du 26 mai 1899, à propos du programme de travaux et d'investissements publics de la nouvelle équipe municipale.
Gueslin, A. Gens pauvres, pauvres gens dans la France du XIX e siècle, op. cit.
AM Malakoff, délibérations, séance citée supra.
Denambride, V. "la mise en nourrice sous la IIIe République. L'exemple de Vanves", maîtrise soutenue à Saint-Quentin-en-Yvelines en juin 2003, 110 p., a montré la forte représentation des classes moyennes parmi les parents mettant en nourrice leurs enfants à Vanves. Faÿ-Sallois, F. les nourrices à Paris au XIX e siècle. Payot, 1997.
Guerrand, Propriétaires et locataires, op. cit.. Topalov C. (dir.), Laboratoires du nouveau siècle, op. cit.
AM Vanves, délibérations, 1873-1879¸ séance du 14 nov. 1873, à propos de la rue de Paris, allant de la porte de Vanves au pont de la Vallée.
AM Malakoff, délibérations, 1887-1890. séance du 1er décembre 1889.
AM Bagneux, délibérations, 1909-1914, séance du 12 août 1913.