3. Pratiques du discours normatif.

Les éléments du champ savant entrevus ci-dessus donnent rarement lieu à des pratiques, puisque ce type de discours reste limité aux constats de dysfonctionnement. Or, aussi bien chez les élites intellectuelles que parmi nos édiles locales, il existe une volonté de transformer et d'améliorer l'espace urbain. Les élites locales, car elles sont encadrées par des lois et décrets encadrant leurs possibilités d'actions, sont dans leurs pratiques soumis aux normes techniques, hygiénistes, voire morales qui sont créées à partir des réflexions venant des cercles intellectuels. La diffusion de ces normes, et tout particulièrement de normes techniques, n'est cependant pas linéaire, et en l'observant dans les pratiques, au travers des projets proposés par les conseils ou imposés par l'administration préfectorale, on peut y voir la diffusion d'un champ de la technicité qui va en augmentant au fil du temps.

Les normes de construction sont les plus évidentes, et elles vont apparaître clairement dans la plupart des projets communaux de construction d'écoles. Cette diffusion de documents normés par l'administration, de cahiers des charges dont les préoccupations hygiénistes sont en première ligne – et ce d'autant plus qu'il s'agit de lieux accueillant des enfants – est pléthorique en Seine-banlieue 1515 . La croissance démographique d'une part, les lois scolaires imposant l'obligation de travaux sur les bâtiments 1516 sont autant d'éléments expliquant l'importance prise par les écoles dans les budgets d'investissement des communes.

Avant 1880, l'école communale n'est ni systématiquement une propriété de la commune, ni gérée par des maîtres laïcs. On note toutefois que les écoles de garçons appartiennent en priorité à la commune, et que les enseignants sont des instituteurs laïcs, alors que très souvent les écoles de filles et les asiles –ancien nom donné aux classes enfantines accueillant les enfants avant 6 ans- sont sous la responsabilité d'enseignantes issues du monde congréganistes. Cette situation n'empêche pas certaines communes de disposer déjà de plusieurs écoles: ainsi à Vanves, on note la présence à partir de 1868 non seulement d'une école de garçons au centre ville 1517 , mais aussi d'une école de filles et d'un asile dans une maison louée par la commune et dont l'instruction est confiée aux Sœurs de Saint-Vincent de Paul, d'une école de garçons pour le quartier de Malakoff, qu'il fait déjà agrandir pour la rentrée de 1868 1518 .

Les travaux de construction ou d'agrandissement des écoles se multiplient à partir de la fin des années 1880. Durant la décennie 1870, la situation antérieure est améliorée dans toutes les communes, et parfois des groupes scolaires nouveaux sont aménagés : c'est le cas en 1872 à Vanves pour l'école du centre, dont un projet d'agrandissement est voté en conseil en 1872. La seconde vague de construction commence très tôt à Malakoff, à la fin des années 1880, alors que l'école de garçons, installée dans des bâtiments loués sous le Second Empire, a déjà été transformée et agrandie en 1877 1519 . Puis le tournant du siècle oblige à la construction de groupes scolaires plus importants : groupe scolaire Gambetta à Vanves, prévu en 1898 et terminé en 1902, écoles du Parc dans le nouveau lotissement à Montrouge 1520 , ainsi qu'à Bagneux dont la nouvelle école de garons, près de la mairie, est inauguré à la rentrée 1900 1521 . Une dernière vague de construction commencera à la veille de la guerre de 14, mais les travaux en seront très largement arrêtés par le conflit.

Dans cette rapide chronologie, la simultanéité des projets frappe, tout comme les arguments avancés pour expliquer le besoin de travaux. Les écoles ont été ainsi un des lieux d'application des normes d'hygiène. Les bâtiments scolaires sont inspectés à la fois par les services préfectoraux et par ceux du Ministère de l'Instruction Publique. Tous les projets de construction sont soumis à ces normes, exprimées en terme de cubage d'air disponible par enfant, en ensoleillement et en espaces de jeu extérieurs, obligeant souvent à la construction de préaux. C'est le cas en 1864 à Vanves où après une visite d'inspection, "un préau couvert est ajouté à l'usage des enfants fréquentant la salle d'asile 1522 ", en 1876 encore à Bagneux où les écoles communales respectent les normes d'hygiène, "disposant de préau et de jardins", alors que la salle d'asile doit être transformée pour respecter ces normes : aération des salles, ensoleillement améliorer, lutte contre les émanations d'odeurs nauséabondes 1523 .

La production de documents normatifs va en s'accentuant : en 1898, le conseil de Bagneux signale que des mesures d'hygiènes sont prises dans les écoles communales "conformément à la circulaire préfectorale 1524 ". Le projet d'agrandissement des écoles de Malakoff, auquel le conseil réfléchit depuis 1886 –date des premiers rapports concernant l'agrandissement des écoles-, est l'occasion d'un échange souvent critique entre le conseil municipal aidé de l'architecte communal et les autorités administratives. La commission scolaire signale ainsi le surpeuplement des classes, et critique les solutions temporaires prises jusqu'alors, qui ont consisté en la transformation de logements en salle de classe ; "la hauteur sous plafond n'y est que de 2,60 m", et le cubage d'air par enfant est jugé insuffisant 1525 . Les arguments pédagogiques, ("un maître chargé d'une classe de plus de 110 élèves ne peut donner une bonne instruction à tous") ne sont évoqués qu'en second point. Parmi les solutions proposées par la commission, pour "donner satisfaction aux règlements scolaires et susceptibles de recevoir provisoirement un certain nombre d'élèves des classes trop chargées", le conseil envisage de transformer des bâtiments appartenant à la commune et situés au fond de la cour des écoles, afin de créer deux classes supplémentaires. Les travaux proposés obligent à abaisser les planchers afin de créer "une hauteur sous plafond de 3,35 m, ce qui produirait pour chaque élève un cube d'air renouvelable d'environ 3 mètres 1526 ", jugé "suffisant" par la commission. La séparation entre les classes serait garantie par "deux entrées séparées et des cabinets d'aisances affectées à chaque sexe". Ce projet met en avant des arguments tendant à respecter le règlement scolaire, essentiellement dans ses principes hygiénistes et moraux. Si le premier projet avait souligné l'effet néfaste des classes surchargées, la commune ne semble pas disposée à demander l'affectation d'un emploi supplémentaire d'instituteur et d'institutrice ; le bâti est jugé primordial, et, comme les ressources sont faibles, les édiles estiment pouvoir palier au problème scolaire avec ce seul aménagement, sans créer une nouvelle école. Pourtant, le conseil est conscient que cette solution ne peut être que transitoire : le maire de Malakoff a même reçu une lettre de son collègue de Clichy lui proposant un baraquement provisoire d'école pour agrandir l'espace scolaire 1527 . La réponse préfectorale au projet est sans appel : en décembre 1888, le Directeur des affaires départementales motive le refus de subvention départementale par l'avis de l'Inspecteur d'académie, qui "reconnaît que les écoles de garçons et de filles de Malakoff doivent être agrandies, mais le projet présenté ne peut être approuvé qu'à titre provisoire, les deux nouvelles classes étant situées à l'extrémité de la propriété communale dans laquelle se trouve le groupe scolaire, mais à une distance assez grande de ce groupe : cette disposition rend presque impossible la surveillance du Directeur de l'école […] et les deux nouvelles classes ne pourraient non pas recevoir 70 élèves comme l'indique le plan, mais 50 (27 et 23), n'abaissant la moyenne de fréquentation des classes qu'à 62 pour les garçons et 55 pour les filles. Enfin, pour les 703 enfants fréquentant l'école, la superficie n'est que de 556,678 m², ce qui est très insuffisant 1528 ". L'inspecteur d'Académie persiste dans son refus d'accepter le projet tel quel en juin 1889, obligeant la commune à prévoir des travaux plus importants et la construction d'un nouveau groupe scolaire, dont les travaux ne commencent qu'en 1890 1529 .

Ce cas n'est pas isolé de bras de fer entre administration et municipalité sur les bâtiments scolaires, et les arguments avancés montrent que les édiles ont intériorisé les normes de construction, basées essentiellement sur des principes hygiénistes (cubage d'air par enfant, lieux d'aisance, ensoleillement des classes, cour suffisamment grande pour permettre l'aération des enfants, mais néanmoins couvertes d'un préau pour éviter les maladies). En 1901, après plusieurs projets de transformation par voie d'économie assez semblable aux premiers projets de la commune de Malakoff, le nouveau conseil de Vanves décide de proposer un concours public pour la construction d'un nouveau groupe scolaire de 7 classes pouvant accueillir 50 à 60 élèves. Le projet doit en outre "permettre de les agrandir ultérieurement, en établissant de nouvelles classes, soit au-dessus, soit à côté de celles prévues". Les termes du concours sont extrêmement épurés, imposant essentiellement –outre le budget de 160 000 francs- uniquement le nombre de classes, l'existence de cours de récréation séparées pour les écoles de filles, de garçons et l'école maternelle, la présence de latrines et fontaines, des "constructions simples, bien appropriées à leur destination, aménagées suivant les meilleurs conditions d'hygiène et sans aucun luxe inutile 1530 ".

Notes
1515.

Peu de choses ont été écrites sur la diffusion d'une culture technique au sein des administrations préfectorales, en dehors de Claude, Viviane. "technique sanitaire et réforme urbaine : l'Association générale des hygiénistes et techniciens municipaux", in Topalov, C. (dir.), Les laboratoires du nouveau siècle. Ehess, 1999, pp. 269-298.

1516.

loi de 1883.

1517.

L'école de garçons du centre existe depuis 1823, mais le bâtiment ne devient propriété communale que dans les années 1860. AD Hauts-de-Seine, DO3/219, écoles de Vanves, 1823-1926.

1518.

AM Vanves, diverses délibérations.

1519.

AM Vanves, séance d'août 1872 subventions de la Préfecture, à la hauteur de 180 000 francs, pour les travaux aux écoles communales du centre. Séance de juin 1877, réception des travaux par l'architecte, pour un coût total de 256 096,17 francs. Les nouveaux travaux, prévus en 1889, sont l'occasion d'une série de critiques de l'administration préfectorale, et ces travaux ne seront terminés qu'au début des années 1890.

1520.

AD Hauts-de-Seine, 24 J 1, Société foncière de Montrouge. affiche de publicité en faveur de la vente de terrains à Montrouge. La commune de Montrouge achète 3000 m² sur le lotissement appartenant à la Société foncière de Montrouge avant 1898, pour en faire un nouveau groupe scolaire.

1521.

AM Bagneux, délibérations, séance du 2 octobre 1900.

1522.

AM Vanves, délibérations, séance de 1864.

1523.

AM Bagneux, délibérations, séance du 9 juillet 1876.

1524.

AM Bagneux, délibérations, décembre 1898.

1525.

AM Malakoff, délibérations, séance d'août 1887.

1526.

AM Malakoff, délibérations, rapport de la commission scolaire sur les Ecoles et l'agrandissement des écoles communales, 5 août 1888.

1527.

On ne connaît pas la réponse faite à la lettre du maire de Clichy, mais dans les délibérations, aucune proposition ne met en avant l'installation d'un baraquement provisoire dans la cour. On retrouve ce type d'organisation après la Première Guerre Mondiale à Bagneux, où les travaux aux écoles sont reportés mais où un baraquement militaire est installé dans la cour pour faire face à l'afflux de population enfantine. AM Bagneux, délibérations, séance de 1920.

1528.

AM Malakoff, délibérations, lettre du Préfet, 13 déc. 1888, séance du 13 janvier 1889.

1529.

Le montant des travaux du premier projet ne s'élèvent qu'à 2500 francs ; le nouveau projet prévoit une dépense de près de 150 000 francs, financée en partie par des subventions et par un emprunt obligeant une augmentation de l'impôt.

1530.

Les concours publics d'architecture, 1901.