II. la ville comme un espace à modeler

L'espace urbain géré par les édiles banlieusardes est avant toute chose un espace à modeler, à transformer. Les implications financières et la réalité de cette gestion urbaine ont été analysées dans le chapitre 3 ; mais, au-delà du quotidien aride des délibérations des conseils municipaux ou de l'échange de correspondance entre l'autorité de tutelle et les municipalités, il semble intéressant de confronter non seulement les pratiques, mais aussi les projets et les discours employés pour décrire ces actions urbanistiques aux modèles urbains existants.

A l'échelle de ces petites communautés urbaines, c'est pourtant plus l'absence que la présence d'un discours cohérent et construit sur la ville qui ressort de l'analyse des discours. L'absence de projet d'aménagement d'ensemble de la ville n'est pas une surprise, et semble correspondre au retard français dans le domaine de l'aménagement et de la prévision urbaine dans le demi siècle compris entre 1860 et 1914. Il faut attendre 1919 pour que soit votée, sous le nom de loi Cornudet, l'obligation se doter d'un "plan d'extension" prospectif pour les communes de plus de 10 000 habitants. On ne retient souvent des projets urbains de ce second XIXe siècle que les percées haussmanniennes 1562 , raccourci pour expliquer l'ensemble du système urbanistique pensé par Haussmann pour le centre de Paris et parfois retranscrit dans le paysage urbain de grandes villes de province 1563  : Lyon, Orléans, Bordeaux, Marseille ont, peu ou prou, leurs "percées", traversant le bâti et le réseau viaire ancien, bordées d'immeubles aux façades homogènes. Mais ces plans urbains modernes ne touchent que des villes centres ; et, si le projet d'Haussmann pour Paris était complet pour le centre de la capitale, il ne prévoyait guère d'aménagement et de constructions nouvelles en périphérie.

Le retard français est connu sur ce sujet, et parfois dénoncé par les contemporains 1564 : à cette même époque, les villes de Londres et surtout de Berlin, qui fait office de contre-modèle urbain, proposent un aménagement certainement aussi directif que le fut celui du centre de Paris, mais prévoyant la construction en périphérie d'immeubles de logements populaires 1565 . S'il est difficile de connaître, encore moins de mesurer, les influences théoriques dont bénéficient les édiles banlieusardes, il est possible, au travers du vocabulaire employé lors des délibérations, de retrouver les traces d'un "espace urbain modèle" dont s'inspireraient les édiles locales pour construire leur propre ville. Les documents prospectifs, prévoyant l'aménagement de la banlieue sur un temps long, restent extrêmement rares avant 1914 ; toutefois, les quelques propositions d'ensemble retrouvées permettent là aussi de déceler un ou des modèles urbains de référence. Enfin, les réseaux d'interconnaissance construits par certains des maires étudiés permettent aussi d'appréhender les influences probables dans leur construction mentale du monde urbain.

Deux ensembles de projets et/ou pratiques urbaines ont retenu mon attention : d'une part, les pratiques d'aménagement urbain à l'échelle strictement de la commune : quelles sont les parties de la ville qui sont privilégiées, est-ce que ce parti pris d'aménagement est accepté par l'ensemble des équipes municipales ? A travers ces pratiques, se dessine une image mentale de la commune de banlieue, assez éloignée des discours généraux exposés plus hauts. D'autre part, les projets d'aménagement locaux à une échelle plus large : il s'agit essentiellement des projets d'équipements en infrastructures de transport. La rue est alors l'élément essentiel du paysage urbain en représentation, tel qu'il peut se voir par exemple dans les collections de cartes postales anciennes conservées dans les archives communales et aux Archives des Hauts-de-Seine. A contrario du discours et des pratiques locales, on voit poindre des éléments plus politisés et certains argumentaires rejoignent les constats de délabrement de la banlieue parisienne engagés essentiellement au sein de la Fédération socialiste de la Seine et dont témoignent les travaux d'Henri Sellier ou d'Albert Thomas.

Notes
1562.

Darin, M., "les percées haussmanniennes", Annales ESC, op. cit.

1563.

Choay, "pensées sur la ville…" in Agulhon, dir., la ville de l'âge industriel, op. cit.

1564.

Sellier, H. "les banlieues urbaines et la réorganisation administrative du département de la Seine", les documents du socialisme, M. Rivière, 1920 [1915], 106 p. préface d'Albert Thomas.

1565.

Meuriot, P. des agglomérations urbaines dans l'Europe contemporaine. Paris, 1897 ; "de la mesure des agglomérations urbaines", Bulletin de l'Institut International de Statistique, vol. XVIII, n°2, 1909.