La monumentalité – à l'échelle de petites communes atteignant en moyenne 15 000 habitants en 1911 – est la préoccupation première des édiles banlieusards. L'impact normatif et législatif national n'y est pas étranger : l'obligation d'entretenir une maison commune, puis les secours prodigués de manière libérale pour la construction des mairies expliquent en partie cet attrait : construire une mairie nouvelle suppose un endettement de la commune, mais permet à la municipalité d'être soutenue dans d'autres projets annexes par les subsides du département 1569 . La chronologie des constructions de mairies a été esquissée plus haut ; le discours qui accompagne, justifie ces constructions, la taille envisagée des mairies confortent l'impression d'une représentation de soi au travers de cette monumentalité mise en scène.
La nouvelle commune de Montrouge, qui pendant longtemps prendra le nom de Montrouge-hors-les-murs pour ne pas la confondre avec l'ancien Montrouge, envisage très rapidement la construction d'une mairie dans ce qui deviendra le cœur de la commune. Il faut toutefois attendre 1876 pour que le projet voit le jour. Le projet est important, puisqu'il s'agit d'acheter une partie des terrains entourant l'ancien château de La Vallière 1570 et de construire une nouvelle mairie en lieu et place. La destruction de l'ancien château fut totale, "les groupes sculptés ornant les angles des anciens pavillons vendus par adjudication en 1880 1571 "; la mairie, inaugurée en 1883, s'avère rapidement trop petite, et avant la fin du siècle on y adjoint deux pavillons sur les côtés. En 1900, la mairie de Montrouge offre ainsi l'aspect d'une imposante bâtisse pour une ville d'un peu plus de 15 000 habitants.
La mise en scène de l'espace central de la commune se poursuit, avec l'expropriation des différentes parcelles se situant autour de la mairie afin de permettre l'ouverture, en 1901, d'une place et d'un jardin au-devant du bâtiment, sur la rue de la République qui mène à Paris. L'entrée monumentale devient alors un véritable parvis au-devant de l'immeuble qui accueille les édiles. En soi, cette mairie est totalement représentative des mairies des communes riches de la Seine. Sa mise en scène dans l'espace urbain, l'importance donnée à la construction de cette maison commune, font de la mairie le cœur de la ville, l'un des premiers bâtiments à valoriser.
A une autre échelle (la mairie est de taille plus modeste), la municipalité de Vanves utilise les mêmes procédés d'inscription dans le paysage urbain. Dès le premier projet de construction de la nouvelle mairie en 1896, on y adjoint un parc qui permet de jouer sur l'important dénivelé entre l'ancien centre urbain et le Plateau où s'installe la nouvelle mairie. Celle-ci a une orientation étonnante : la façade principale (photo 4), celle qui est le plus souvent représentée sur les cartes postales de l'époque, tourne le dos à l'église et à l'ancien centre, regarde vers Paris ; mais la façade arrière, qui possède un escalier monumental, regarde au contraire l'ancienne mairie transformée en école et en Justice de Paix, et le creux du vallon où se situe l'église.
Le plan du projet, dressé par l'architecte Emile Morel, témoigne de cette volonté de mise en scène ; le jardin permet de mettre la mairie en valeur, tout en offrant un espace arboré en centre ville ; la double orientation de la mairie est gommée par le figuré choisi pour le dessin, qui se focalise sur l'arrière –c'est-à-dire l'espace récréatif, le jardin. Ce jardin, bien que public, reste tourné vers les principaux occupants de la mairie, maire et équipe municipale en tête ; le règlement d'ouverture de celui-ci précise qu'il ne sera ouvert que les jeudi et dimanche 1572 . Le jardin public créé à la même période aux abords de la mairie de Bagneux sera, quant à lui, ouvert tous les jours, et sa création s'accompagne d'un discours en faveur de l'ensemble de la population de la commune, et tout particulièrement des classes populaires, amenées à profiter de ce jardin communal. Rien de tel à Vanves, le projet comme la réalisation confirme l'importance d'un centre ville monumental et théâtralisé où les édiles se mettent en scène dans leur action communale.
Peut-on voir dans cette forme de mise en scène un avatar de l'évergétisme nobiliaire ? Bien entendu, l'aspect financier compris dans l'évergétisme est totalement absent des projets de construction, puisque ce sont des deniers publics qui permettent les travaux. Mais certains aspects se rapprochent de cette pratique de valorisation de soi, plus symbolique que pécuniaire : à Bagneux, Théodore Tissier offre, conjointement avec son beau-frère l'architecte Louis Boileau un buste de La République pour orner le centre du jardin public 1573 , là la famille Dupont offre pour un prix symbolique une partie des terrains sur lesquels sont construits la mairie. Bien que les projets soient l'affaire d'une équipe, on y voit le rôle central du maire : le Comité républicain de Vanves n'a de cesse de critiquer cette "belle mairie", somptueuse et dispendieuse, dont les frais de construction ont obéré pour longtemps les possibilités d'investissement de la commune 1574 .
Cette représentation de soi au travers du monument républicain le plus symbolique constitue une affirmation du pouvoir des édiles encore plus que de leur attachement aux valeurs républicaines. Les symboles républicains sur les façades et à l'intérieur des bâtiments restent limités : seule inscription visible sur le fronton de la maison commune de Vanves, la destination du bâtiment "mairie" (photo 6). Le programme de décoration intérieure ne laisse que très peu de place au symbolisme républicain : on y trouve des éléments sculptés sur les façades de style néo-classique et un vase pour orner la pilastre du grand escalier 1575 . Dans ce rapport, on ne mentionne pas la présence éventuelle d'un buste de Marianne : l'ensemble est meublé comme un intérieur bourgeois, sans aucune référence directe à l'attachement républicain. De même, la sculpture installée dans le jardin de la mairie ne fait aucune référence à la République (photo 7).
Ainsi, la mise en scène de la mairie au cœur de la ville est une mise en scène urbaine : ils s'agit de créer un centre, soit que le territoire de la commune ait changé, comme c'est le cas pour Montrouge à partir de 1860 ou pour Malakoff créé en 1883, soit que l'on veuille accroître le prestige de la commune. Le cas de Vanves est à cet égard exemplaire : le choix de créer une nouvelle mairie en 1898 ne peut correspondre à un accroissement soudain et démesuré de la population : la scission avec Malakoff, 15 ans plus tôt, a divisé par deux la population municipale. Par contre, ce choix se situe à un moment où les édiles font campagne, auprès de la Préfecture et auprès du Conseil général, pour obtenir l'érection de Vanves en chef lieu de canton. Le centre ville de la commune, accueillant la Justice de paix, l'église et la mairie, s'élargit et englobe une partie de nouveaux quartiers d'habitations situés sur le plateau menant à Paris. En conséquence, la construction de la mairie de manière excentrée éclate en deux parties distinctes les lieux de représentation symbolique du pouvoir, l'église et la mairie.
A l'inverse de cette monumentalité républicaine, l'église représente un autre enjeu de représentation du pouvoir des élites urbaines, ou plutôt des rapports conflictuels entre pouvoir temporel et spirituel, pouvoir républicain, profane et pouvoir catholique et sacré. Logiquement, la sécularisation de la société et le développement d'un laïcisme militant font que la place de l'église devient un enjeu dans la républicanisation du centre ville, comme en atteste la vague de changement de nom qui touche cet espace public éminemment symbolique. A Vanves, elle devient place de la République au milieu des années 1880 1576 , et les cartes postales du début du siècle insistent sur la représentation conjointe du monument et de la modernisation due à l'action des édiles, c'est-à-dire la présence d'une tête de station de tramways en face de l'église. Acte militant ou simple évolution d'une société qui cherche aussi à quitter le rang de petit bourg que connote le nom de cette place ? A Bagneux, l'acte militant ne fait aucun doute : le choix du changement de nom se fait en novembre 1900, alors que la nouvelle municipalité d'union républicaine vient de prendre ses fonctions 1577 .
L'église en elle-même n'est pas seul objet de conflits 1578 ; son inscription dans l'espace urbain est aussi source de mise en scène du pouvoir municipal, qui tient à se démarquer du pouvoir (supposé) du clergé en ce domaine.
Le soin apporté aux éléments symboliques du pouvoir municipal, tous installés au centre ville, témoignent d'une image mentale de la commune utilisant largement le schéma "centre-périphérie". Au cœur de la ville, l'hyper-centre est systématiquement mis en valeur, les places sont de nombreuses fois pavées, les équipements s'y installent. Les constructions de bâtiments communaux se font en priorité au centre de la ville ou à proximité. Au début des années 1880, les habitants du hameau de Malakoff arguent l'impéritie des édiles pour demander la scission de leur commune, estimant que le conseil de Vanves ne représente que ceux du centre ville et ne prennent pas en compte les besoins de leurs habitants, en particulier en équipements publics : l'école est alors l'une des premières sources de conflits. Mais elle n'est pas la seule : les revendications portent aussi bien sur le sous-équipement en bornes fontaines, essentiel dans ces lotissements non raccordés au réseau d'eau potable, que sur l'absence de boîtes aux lettres ou de bureau de tabac, voire sur le raccordement au réseau de canalisation de gaz 1579 . Au fur et à mesure de l'accroissement du peuplement par extension du centre, les espaces périphériques estiment être traités sinon avec mépris, du moins ignorés dans les programmes urbains.
La Préfecture de la Seine est très attentive aux implications financières des communes : c'est ainsi qu'elle refuse de subventionner en quasi-totalité la construction des écoles de Bagneux parce que la commune ne s'est pas endettée, n'a pas fourni un effort financier suffisant. Vision moderne de la subsidiarité aujourd'hui règle commune !
il s'agissait d'une "belle maison de campagne construite par le Duc de La Vallière, passée entre de multiples propriétaires depuis lors".
AD Hauts-de-Seine, DO9/100, Montrouge, dossier Château de La Vallière.
AM Vanves, délibérations, séance de 1899.
AM Bagneux, délibérations, séance du 28 mai 1899.
AM Vanves, PV des séances du Comité républicain de Vanves, séance de 1898.
AM Vanves, délibérations, séance du 12 mars 1898., rapport sur le mobilier de la mairie.
AM Vanves.
Le court article de Daniel Milo, "le nom des rues", in Pierre Nora, dir. Les lieux de mémoire. La Nation. Quarto Gallimard, pp. 1887-1918, confirme l'intérêt d'une étude des noms de rues ; il ne s'est pas cependant occupé de voir quelle dénomination remplaçait le terme "République", qui est le plus courant dans les villes françaises depuis les années 1880. AM Bagneux, séance du 26 novembre 1900.
Alain Corbin a rappelé l'importance du conflit entre temps sacré et temps profane, et la victoire du profane par l'adjonction des horloges comptant le temps de la mairie sur les églises. A. Corbin, les cloches de la terre, A. Michel, 1992. Les cartes postales représentant les églises sont à ce sujet révélatrices.
Les exemples sont nombreux. A Bagneux, ce sont les habitants des quartiers longeant la N20 et du hameau de la Grange Ory qui demandent un meilleur équipement ; à Vanves, y compris après la scission de Malakoff, les habitants du Plateau se plaignent d'être déconsidérés dans les délibérations du conseil ; à Montrouge, ce sont les habitants du lotissement de la Société foncière de Montrouge, situé en limite sud de la commune, qui demandent l'installation d'équipements communaux : l'école ne sera construite qu'à la fin du siècle.