1. relier les communes à Paris : l'enjeu des tramways de banlieue.

Les projets de création de lignes de tramways en banlieue parisienne ne sont pas très nombreux. La plupart des municipalités font le constat du sous-équipement dramatique de leurs communes, et des difficultés croissantes que rencontrent les habitants de banlieue pour se rendre quotidiennement à leur travail, souvent éloigné de leur domicile 1597 . Le conseil municipal de Bagneux demande depuis 1857 d'être relié par omnibus ou tramway aux portes de Paris , mais, plus de 35 ans plus tard, c'est encore "l'absence totale de moyens de communication avec la capitale, [empêchant] le développement de la commune, le bien-être et l'accroissement de la population" qui sont rappelés à la Préfecture 1598 . Peu de projets de création de lignes émanent directement des municipalités 1599 , mais les conseils sont systématiquement consultés sur les projets départementaux et émettent par ailleurs des vœux de plus en plus nombreux pour faire cesser ce sous-équipement. Les conseils, consultés à la fois sur le tracé et sur les arrêts observés par les voitures, confirment systématiquement la vision globale des transports en commun : ils doivent être rapides, peu chers et permettre des correspondances faciles avec d'autres lignes.

Le choix des tracés constitue un premier grand type de revendications et de récriminations contre les Compagnies privées concessionnaires des lignes de tramways. Les conseils municipaux exigent le plus souvent des points d'arrêt centraux sur la commune –comme par exemple l'utilisation par plusieurs lignes de la station de la Place de la République à Vanves–, puis, lorsque l'équipement est suffisant, le passage par des rues de grande circulation afin d'éviter de trop importants travaux d'élargissement de la voirie.

‘Avant-projet de la ligne Vanves – Champs de Mars (construite dans l'optique de l'exposition universelle de 1899 qui a lieu à cet endroit) ; le conseil approuve très vigoureusement le projet de ligne, mais proteste énergiquement contre le tracé indiquant comme point de départ la place du Val et la rue de la Mairie (en plein centre ville) ; il demande à ce que le point de départ ait lieu au carrefour de la rue de Paris et de la rue de la République, au passage même de la ligne de Clamart à Saint-germain, avec laquelle elle serait en correspondance. Il émet dès maintenant le vœu que, après l'Exposition, la ligne soit dirigée sur un point plus central de Paris, et suive, après le boulevard Pasteur, la rue de Sèvres pour avoir comme terminus la place Saint-Sulpice 1600 ."’

Bagneux, plus enclavée que les autres, n'hésite pas à prévoir au début des années 1890 un programme de travaux d'élargissement de voirie très important pour permettre la création d'un point d'arrêt en centre ville du tramway reliant le plateau de Châtillon à la place de la Concorde 1601 , "pénétré des grands services que rendrait à la population une ligne de tramway passant au milieu du pays et le mettant en communication avec Paris". Dans l'ensemble, plus que sur le tracé général pris par la ligne projetée, ce sont les points d'arrêts qui sont le plus discutés. Le choix du terminus aux portes de Paris est l'occasion de confirmer l'utilisation quotidienne des tramways de banlieue par les travailleurs : les édiles insistent sur l'importance des correspondances, signalant que le trajet des ouvriers ne s'arrête pas aux portes de la capitale mais continue bien au-delà. La proximité avec la station de petite ceinture dite d'Ouest-Ceinture et se situant Porte de Vanves, ou avec une tête de station des tramways ou des omnibus en direction du centre de Paris est réclamé. A partir de 1904, les conseils municipaux, en particulier à Montrouge et à Vanves, insistent sur la jonction entre le terminus du métro Porte d'Orléans et l'arrêt des lignes de tramways en direction de la banlieue parisienne. Les exemples sont nombreux de projets étudiés en conseil municipal et maintes fois repoussés ; l'investissement en travaux de voirie, extrêmement lourd, le contrôle des communes dans le prix des billets que l'on souhaite modérer, la difficulté d'obtenir les autorisations administratives, expliquent largement la lenteur avec laquelle le réseau se développe en banlieue sud-ouest avant les années 1890.

La vision d'aménagement régional de ces projets de transports en communs par les édiles confirme l'importance des axes de pénétration vers Paris, importance dont la Préfecture de la Seine et le Ministère ont tardivement conscience, mais qui entraîne la création d'un programme d'équipement systématique de ces tramways dits "de pénétration" en étoile autour de Paris 1602 . Cette importance est confirmée par les remarques des conseils à propos d'autres projets de transports en commun. Le conseil de Vanves, saisi d'un projet de transport fluvial à faible coût en juillet 1898 entre Charenton, le Point du jour (à Boulogne) et Suresnes,

‘"considérant que le projet présente les plus grands avantages pour la population de Vanves, en facilitant des communications économiques avec Paris, émet le vœu que le projet soit favorablement accueilli 1603 ."’

Comme toujours, c'est le lien avec la capitale qui est mis en exergue, comme étant l'élément moteur du développement économique et comme rendant le plus de service à la population, amenée quotidiennement à se rendre à Paris pour travailler. Cette image peut être toutefois nuancée, puisqu'une autre délibération –une seule il est vrai- demande instamment à la Cie parisienne de tramway d'allonger son service le samedi soir et le dimanche dans l'après-midi, afin de permettre le retour de théâtre des banlieusards et le retour des dimanches champêtres des Parisiens 1604

Ces propositions de modifications des tracés et des arrêts révèlent une géographie de la dépendance entre le centre et la périphérie 1605 , mais aussi une sur-représentation des centres villes des communes de banlieue. Le cœur de la vie locale se fait au centre de ces vieux bourgs. Ce n'est donc pas un hasard si une seule municipalité, celle de Malakoff, propose un changement de tracé du tramway reliant Paris à Clamart pour éviter de passer au centre ville, et desservir les quartiers orientaux de la ville : ici, la centralité est moins évidente, elle a été créée de toute pièce en 1883. D'autre part, le centre de la commune est déjà desservi : le nouveau tracé permet donc d'améliorer le réseau de transports en commun sur l'ensemble du territoire communal 1606 .

Notes
1597.

Faure Alain, "Nous travaillons 10 heures par jour, plus le chemin. Les déplacements de travail chez les ouvriers parisiens, 1880-1914" in Topalov C., Magri S. (dir). Villes ouvrières, 1850-1950, L'Harmattan, 1990, p. 93-107.Faure Alain, "À l'aube des transports de masse. L'exemple des "trains ouvriers" de la banlieue parisienne (1883-1914)", RHMC, 40-2, avril-juin 1993, pp. 228-255. Le nombre important de Malakoffiots et de Vanvéens ouvriers et surtout ouvrières des ateliers de confection du magasin La Belle Jardinière, ateliers situés dans le 15e arrondissement est un exemple frappant de l'importance des migrations pendulaires en proche banlieue parisienne.

1598.

AM Bagneux, délibérations, séances du 22 déc. 1872rappelant le projet de 1857 et du 6 mai 1894.

1599.

La loi de 1884 continue de restreindre les possibilités pour les communes de gérer elles-mêmes ou en régie un tramway, d'autant plus que ce dernier traverse, par nécessité, plusieurs communes.

1600.

AM Vanves, délibérations, séance du 22 janvier 1898. les séances de ce type sont très nombreuses, surtout au moment de la grande vague de création des tramways en direction du Champ de Mars pour l'ouverture de l'Exposition Universelle de 1899.

1601.

AM Bagneux, délibérations, séance du 5 avril 1892.

1602.

Archives CCIP ; Faure, A., "nous travaillons dix heures par jour, plus le chemin…", art. cit.

1603.

AM Vanves, séance du 2 juillet 1898. le prix moyen d'un voyage entre le pont d'Issy et Paris serait alors de 0,10 francs en semaine, nettement moins élevé que les prix des tramways n'amenant qu'aux portes de la capitale. Sur le rôle de la Seine dans l'imaginaire parisien; voir Backouche, I. La trace du fleuve. La Seine et Paris, 1750-1850. Ehess, 2000

1604.

Bagneux, délibérations, sur la nécessité d'avoir un train revenant de Paris aux horaires de fin de théâtre. Est-ce que cela renvoie à une réalité de fréquentation des salles de spectacles parisiens ? En l'absence de travaux, cela est difficile à estimer ! voir le chapitre 6 sur la géographie sensible de la banlieue.

1605.

La faiblesse des interventions concernant la seule ligne de tramway circulaire, dont le projet initial était de joindre Boulogne à Vincennes par la route stratégique (ou "route des forts") à 2,5 kilomètres des fortifications (vérifier distance dans archives CCIP), laisse penser que les édiles sont plus préoccupées de liaisons sud-nord que de liaisons est-ouest. Cette remarque est prise en compte par les rapporteurs de la Chambre de Commerce et d'Industrie de Paris sur le projet, qui estiment qu'il ne servira pas aux grandes migrations est-ouest mais permettra aux banlieusards de rejoindre les têtes de station des lignes de pénétration existantes. Ce qui sera le cas pour la ligne traversant les communes étudiées et stoppée par la Nationale 20 : les habitants des communes voisines de Montrouge l'utilisent pour rejoindre plus aisément une artère fréquentée par des lignes importantes et rapide vers la Porte d'Orléans. [archives de la CCIP, rapports et documents divers, sur les tramways]

1606.

AM Malakoff, délibérations.