Le discours sur l'urbain qui accompagne les pratiques édilitaires témoigne de l'inscription des élites dans des moments particuliers. La perméabilité de leurs "façons de dire la ville" au discours national, que ce dernier soit un discours sur les pratiques sociales ou un discours politisé, corrobore cette impression. Les édiles de banlieue sont proches des préoccupations politiques et/ou urbaines, soit parce que la proximité de Paris permet la diffusion précoce d'un modèle réformiste dans le discours sur l'urbain, soit parce qu'au contraire, cette même proximité engendre un ensemble de paroles contre la ville-centre, argumentant en faveur d'une périphérie dans laquelle nos "élites moyennes" ont l'impression d'être reléguées.
Or, la réappropriation du discours national, tout comme la diffusion d'un modèle urbain emprunté à Paris dans une double logique d'attraction et de répulsion, ne dit pas tout de la ville imaginée par les édiles. Au travers de ces discours et de ces pratiques, analysées durant les précédents chapitres, peut-on voir se construire une nouvelle identité ? Réfléchir en ces termes est à la fois intéressant, ambitieux et peut entraîner sur le terrain glissant du culturalisme 1614 . Cette identité d'appartenance territoriale est certainement une identité intellectuelle, entièrement construite par le discours des édiles sur eux-mêmes, plus qu'une identité sociale.
Souvenons nous des habitants de cette banlieue, dont j'ai tenté un portrait à la fois sociologique et culturel : la banlieue parisienne est formée de migrants dont la proximité sociale et familiale avec l'espace dans lequel ils s'insèrent est étonnante. Plus que l'altérité, c'est la ressemblance qui domine, ressemblance qui serait certainement plus frappante encore si nos regards pouvaient rejoindre une autre échelle, celle du quartier ou de la rue 1615 . De fait, la question de "l'identité banlieusarde", comprise comme une identité sociale, ne semble guère convaincante. Par contre, qu'en est-il des rites, des fêtes et des pratiques culturelles, voire du discours sur la banlieue ? Olivier Ihl a montré la force de cette fête républicaine dans la France de la fin du XIXe, prolongeant ainsi la réflexion au croisement de l'histoire politique et culturelle engagée par Mona Ozouf sur la période révolutionnaire 1616 . Martine Segalen a étudié les transformations du vivre ensemble à Nanterre : Algériens des bidonvilles, Italiens du vieux centre ou immigrés Bretons occupaient l'espace public, l'au-dehors du foyer familial, faute de place mais aussi en faisant perdurer des traditions culturelles anciennes : le lavage entre femmes, le café pour les hommes. L'arrivée des tours, l'installation dans des appartements moins exigus est, selon elle, le moment où cette culture de la rue disparaît en banlieue parisienne 1617 . Dans les communes au-delà des fortifs, l'eau courante ne sort pas des robinets dans les appartements ; la corvée d'eau à la borne fontaine est encore une réalité à la veille de la guerre. L'au-dehors est le lieu des rencontres, ou tout simplement le lieu que l'on parcourt, à pied le plus souvent, à bicyclette de plus en plus à la veille de la guerre, parfois en tram, pour se rendre au travail : il y a dans la rue un espace de vie que les archives ne permettent guère de percevoir.
Toutefois, cette approche d'une vie communautaire – le terme est inexact, lorsqu'on le comprend comme révélant une appartenance intériorisée des individus à un même groupe ; il correspond plutôt au "local" qui font que l'on définit son appartenance au quartier, éventuellement à la commune 1618 – peut se faire au travers d'indications, fugaces mais présentes, dans les archives. Les fêtes locales, par exemples, sont l'occasion de mettre en scène les fanfares et autres orphéons, dont les rivalités se lisent dans la sécheresse des délibérations des conseils municipaux comme dans celle des budgets. Or, ces fêtes ont des liens très forts avec le passé rural de la banlieue : comment nos urbains, migrants de la ville à la ville, utilisent-ils ces fêtes ? Comment les édiles répondent-ils, au travers des programmes des festivités, aux demandes de leurs concitoyens – s'ils y répondent ? Faute d'enquêtes orales, c'est sur les traces écrites qu'il faut se baser ; et si l'on ne parvient pas à saisir l'importance de ces lieux de sociabilité quasi villageoises dont les fêtes communales me semblent l'archétype, on peut essayer de comprendre l'image qui accompagne le discours des édiles. Quelle est réellement la ville que ces derniers administrent ? Un bourg, une petite ville de province, un morceaux d'une très grande ville ? La démesure de l'espace urbain parisien ne peut s'appréhender à l'échelle de l'individu, même encore aujourd'hui. C'est donc dans le local que se resserrent les liens sociaux et que s'imagine "la banlieue".
Car si les ornières d'une appartenance sociale au monde banlieusard doivent être évités, si socio-professionnellement, les différences entre parisiens et banlieusards semblent peu fondamentales, si l'appartenance au groupe est plus largement déterminé par l'appartenance à un statut professionnel, quelque soit le lieu où l'on vit ou le lieu d'où l'on vient, il n'en existe pas moins un mot "banlieusard", inventé à la fin du XIXe siècle pour revendiquer une autonomie politique, et aujourd'hui galvaudé dans le langage commun. Un banlieusard est un individu qui attend aux portes de la ville la réussite sociale d'y entrer – réussite qu'il a peu de chance d'atteindre. Un banlieusard est condamné au transport en commun. Un banlieusard est un déraciné, qui vient d'ailleurs et qui ne rêve que de repartir, une fois la vie de labeur achevée.
Cette image négative, accentuée depuis la "crise des banlieues" et la prise de conscience politique d'un "malaise des banlieues 1619 " a-t-elle toujours été ? Là encore, la richesse des images véhiculées dans le discours édilitaire sur la banlieue permet de dresser non seulement un portrait géographique de l'espace banlieusard vécu par les habitants, mais aussi de tenter une géographie sensible de la banlieue.
Construire une représentation culturelle de la banlieue des premiers banlieusards passe ainsi par une transformation des approches. L'objet ne change pas : il est bien question des mêmes communes, avec ces habitants dont on a, pour certains, décrit les manières de vivre ensemble et dont le paysage urbain garde encore des traces pour qui veut bien se donner la peine de les voir ; il est bien encore question de ces édiles dont on a montré l'appartenance à un monde social des notables, mais d'une notabilité moyenne, ceux que j'ai nommé des "élites moyennes" ; l'évolution de leur recrutement, leur indéniable appartenance au monde urbain avant de devenir élu communal influence certainement leur manière de voir la ville qu'ils administrent. Mais, sur ces acteurs, le regard de l'historien peut aussi se déplacer et tenter de recomposer les images mentales qu'ils construisent de la banlieue, car celles-ci influencent aussi leurs façons de gérer la ville.
L'idée d'un tel regard est venue un peu par hasard, lorsque je me suis aperçue de l'entrain avec lequel la ville de Bagneux fêtait aujourd'hui encore les vendanges. Ce retour vers un passé mythique (les derniers ceps de vignes ont quitté les coteaux de Bagneux avant la crise du phylloxéra 1620 ) s'est fait écho des délibérations du conseil municipal qui, tout au long de la période étudiée, prévoit l'organisation de deux fêtes annuelles, l'une au printemps, la seconde à l'automne. J'ai remarqué ensuite que ces fêtes patronales étaient la règle dans l'ensemble des communes étudiées, confirmé par Martine Segalen pour Nanterre. La fête locale a donc un rôle essentiel dont j'ai essayé de retracer les liens avec le passé rural comme le glissement dans une fête urbaine.
Par ailleurs, il paraît pertinent de revenir à l'appréhension de l'espace. J'ai indiqué précédemment qu'il semblait y avoir une primauté du modèle parisien dans la construction matérielle de l'urbain en banlieue : réverbères, poubelles, pavés, tout rappelle Paris. Pourtant, la manière dont les édiles perçoivent cette géographie qu'ils concourent à policer – à urbaniser – est plus complexe qu'un simple décalque de la ville centre, comme en témoigne le rôle des frontières et celui des échelles différentes avec lesquelles ils comprennent leur cité. Enfin, suivant en cela les études novatrices d'Alain Faure, j'ai été frappé de la présence de deux types de discours sur la banlieue ; ces discours ne sont pas tous l'œuvre des édiles, mais on peut penser qu'ils influencent, par leur diffusion, la géographie sensible de cet espace banlieusard. Cette géographie sensible est peut-être le lieu où naît (où se dilue ?) l'identité culturelle de la banlieue ?
Badie, B. culture et politique, Economica, 1983.
J'ai engagé des travaux sur ce sujet dans le cadre d'une équipe pluridisciplinaire, Université de Valenciennes, en espérant pourvoir revenir à la microhistoire, malgré la faiblesse des sources de notre état civil, comparé à celui de l'Italie, par exemple. Sur ce type d'approches, voir : Gribaudi, M. itinéraires ouvriers. Espaces et groupes sociaux à Turin au début du XXe siècle. Ehess, 1987 ; Faron, O. La ville des destins croisés : recherches sur la société milanaise du XIX e siècle,1811-1860. EFR 1997. Voir aussi : Calendra, C., "L'utilisation par les familles ouvrières des dispositifs paternalistes de la grande entreprise: les familles Fiat à Turin (1954-1971)", thèse de sociologie en cours (C. Topalov/Ehess – C. Olmo/Politecnico de Turin) utilisant les ressources de l'Anagrafe.
Ihl, O., La Fête républicaine. Gallimard, 1996, 402 p. Ozouf, M., La fête révolutionnaire 1789-1799, Gallimard, 1976.
Segalen, M., Nanterriens, les familles dans la ville : une ethnologie de l'identité. PU du Mirail, 1990. Pour une approche romancée et plus récente de cette rupture, voir Begag, A. Le gône du Chaâba, Seuil, 1996.
Le terme de communauté rejoint trop rapidement le community anglo-saxon, fondé sur la séparation. Voir Neveu, C. Communauté, nationalité et citoyenneté. De l'autre côté du miroir : les Bangladeshis de Londres, Kartala, 1993. Le terme de "local" correspondrait plus à la tradition communale importante en France.
Fourcaut, A. "sur la crise des banlieues", Vingtième siècle. Revue d'histoire, n° spécial sur la ville.
Segalen,M., "Ethnographie, sociétés et cultures" in Burgel G., Segalen M. et al., Hauts de Seine, Bonneton, 1990.