1. La "banlieue en fête" : des fêtes pour Parisiens ?

Les fêtes de banlieue sont-elles réellement des fêtes pour les banlieusards ? Si, dans le cas des fêtes patronales puis communales, on peut penser que le public est avant tout local, cela est nettement moins certain d'autres manifestations à l'audience plus large. Phénomène répandu dans de nombreuses communes de banlieue, les fêtes sont aussi destinées à un public de Parisiens, venus chercher divertissement, attractions, bon air et vin peu cher au-delà des fortifications. Des guinguettes des bords de Marne aux villégiatures chères aux peintres aux confins de la Seine et de l'Oise, la banlieue est représentée comme un espace de loisirs et de détente. En banlieue sud-ouest, plusieurs lieux sont à la mode dans les années 1860 : les déjeuners campagnards, sous les arbres, du Plessis Piquet 1662 , et le parc d'attraction imaginé par Alexandre Chauvelot lors du lotissement de la Nouvelle Californie au petit Vanves, font partie des espace récréatifs de premier plan pour les Parisiens des arrondissements du sud de la capitale, tout comme les promenades aux bords de la Bièvre ont gardé un caractère champêtre dès lors que l'on s'éloigne des espaces industriels à proximité de la capitale.

Or, il semble que cette tradition des guinguettes, de la fête pour Parisiens, tende sinon à disparaître, du moins à se mêler aux autres formes festives. L'âge d'or de ces guinguettes du Sud de Paris semble s'arrêter avec la fin de l'Empire et la destruction du parc d'attraction de Malakoff 1663 . Plus que d'une disparition, c'est une évolution que l'on peut envisager : sous l'Empire, fêtes locales et attractions dominicales pour Parisiens sont assez dissociées ; les premières n'ont lieu qu'une à deux fois par an, les secondes s'installent sur les terrains libres de construction tous les dimanches de la belle saison. Guinguettes et salles de bals payant fleurissent, développées par l'attrait de boissons peu chères – nous sommes au-delà des fortifications, l'octroi ne taxe pas les boissons alcoolisées de la même manière qu'à Paris intra-muros 1664 .

Les fêtes du Second Empire sont donc nombreuses sur le territoire des communes de la proche banlieue, à défaut d'être brillantes. Honoré Castillon propose une description du parc d'attraction de Malakoff (les termes sont de l'époque), insistant sur les balançoires, le restaurant créé au pied de la Tour, le train qui parcourt le parc, les jardins aménagés à la mode du moment, avec force rocaille et plissements de terrains artificiels 1665 . La Bedollière, dans son ouvrage Histoire des environs de Paris, publié en 1867 avec des illustrations de Gustave Doré, rappelle que ce paradis n'est plus qu'une illusion : entre temps, l'inventeur du parc est décédé, et les fêtes dominicales ont quitté la Californie pour d'autres cieux 1666 . Pourtant, durant une décennie, Malakoff a accueilli les Parisiens endimanchés venus chercher du bon air et une distraction bon marché. Le bals y avaient une certaine renommée, comme le signale Honoré Castillon : celui de la Butte aux Belles, "qui avait lieu les dimanches et lundis, se faisait remarquer par la décente modestie de ses habitués et le bon ton qui ne cessait de régner parmi les diverses danses 1667 ".

L'usage des attractions dominicales pour Parisiens à Malakoff est pourtant une transgression des fêtes populaires. En effet, l'objectif du créateur de ce parc est clair : il s'agit, en attirant le Parisien dans un endroit festif, débarrassé des contraintes de la vie quotidienne de labeur, de lui faire miroiter un avenir meilleur qui passe par l'achat d'un terrain et la construction d'un logement à proximité de cet "eldorado". Le vocabulaire du parc d'attraction, comme les noms données aux rues à peine tracées du lotissement de la Nouvelle Californie, sont révélateurs de cette association publicitaire : Chauvelot vend à ses acquéreurs un peu plus que du terrain, il leur vends des loisirs et une vie sans soucis, une "frontière" à conquérir avec tout l'imaginaire des voyages lointains et du premier d'entre eux, celui vers la Californie et ses mines d'or 1668 .

La déliquescence de ces fêtes marchandes dans les premières années de la République est complexe à analyser. La faillite du personnage principal de ce lotissement, l'incurie dans la gestion du service public qui fait de la Nouvelle Californie un "eldorado en haillon 1669 " dès le milieu des années 1860 expliquent en partie le délabrement dans lequel les promeneurs découvrent les ruines du parc d'attraction dès la fin des années 1860. Malakoff n'est plus un lieu de fêtes populaires, de dimanches à la mode une fois passé les fortifications, soit que d'autres lieux aient pris le relais – comme c'est le cas des guinguettes du Plessis-Piquet –, soit que d'autres fêtes concurrencent largement ces fêtes locales trop proches de Paris. Pourtant, l'esprit "parc d'attraction" perdure au-delà des années 1870, et le tournant du siècle voit renaître ces fêtes durant deux ou trois week-end et associant à la traditionnelle fête locale les ingrédients des attractions foraines. Le programme de la grande fête de Malakoff en 1907 est révélateur de cette double identité. D'une part, le patronage est clairement local : les attributs du pouvoir mayoral sont présents, le conseil municipal soutient la fête par le biais de son Comité des fêtes, dirigé par le premier adjoint 1670 . Il est hors de doute que cette fête a comme origine un simple projet marchand ou publicitaire, et qu'elle met en scène le pouvoir politique local 1671 . A l'inverse, le programme festif est tourné vers la modernité des attractions et tranche avec les baraques foraines et autres jeux que l'on retrouve habituellement dans ce type de documents. Pêle-mêle sont prévus, durant les trois dimanche d'avril, un cirque, des projections de cinématographe, des représentations du Grand Théâtre Derly, en plus des attractions diverses habituelles, indiquant toutefois la présence des balançoires, des chevaux de bois et de vélocipèdes. La modernité de cette fête, la diffusion de loisirs urbains – même sous une forme foraine – témoigne d'une transformation des pratiques festives, et très certainement de la présence d'un public bien plus nombreux et moins local que lors des fêtes précédentes. L'originalité vient aussi du clou du spectacle : le dernier dimanche de la fête, un lâcher de montgolfière est prévu. L'affiche annonçant le programme des festivités ne s'y trompe pas : la gravure représentant le ballon en occupe une très large part. La modernité de ce lancement de ballon, le déploiement des manœuvres, la distribution de jouets aérostatiques aux enfants : tout est fait pour faire de cet événement le clou du spectacle.

Que fête alors la municipalité de Malakoff en déployant une attraction d'une telle ampleur au printemps 1907 ? La mise en scène de la fête est à la fois tournée vers la glorification d'industries modernes, dont certaines sont parfois présentes sur le territoire malakoffiot : il existe ainsi une salle de cinéma dans les années 1910 sur le territoire de la commune, ainsi qu'un fabricant de ballons de caoutchouc, dont le magasin de vente se situe à Paris, et qui peut très bien avoir pris part à la fête 1672 . Pourtant, c'est bien la ville qui se met elle-même en scène dans cette fête : le ballon aérostat est ainsi baptisé "la ville de Malakoff", les rues principales sont illuminées lors du lancement de l'aéronef. L'ouverture d'une nouvelle avenue et l'inauguration d'une nouvelle place semblent être l'occasion d'une fête ayant autant d'ampleur. Mais, derrière ce prétexte de l'inauguration, il semble bien que la municipalité trouve dans ce programme festif moderne et alléchant le moyen de souder autour d'elle l'ensemble de ses concitoyens, et ce d'autant plus que l'on est à un an des élections municipales. Par ailleurs, dans le patronage municipal de cette fête et dans le baptême symbolique d'un ballon au nom de la commune, ne peut-on pas aussi voir la trace, soit de l'évergétisme édilitaire, soit, de manière symbolique, de l'activation d'un patriotisme local 1673 ? Ce besoin de mise en scène du pouvoir politique local s'explique peut-être aussi par la concurrence accrue, depuis les années 1890, des cérémonies parisiennes lors de la Fête nationale.

Notes
1662.

"fêtes parisiennes en banlieue sud", in Burgel, G, Segalen, M. dir. Hauts-de-Seine, 1990, p. 56. le nom actuel de la commune, Le Plessis Robinson, fait semble-t-il référence à ces guinguettes installées sous les marronniers.

1663.

Chauvelot avait construit une tour pour attirer, par un parc d'attraction, les acheteurs potentiels de terrains du lotissement ; cette tour a été détruite par ordre de l'Etat-major pendant les combats du siège de Paris, car elle était un point de repère pour les bombardements prussiens. Etat des communes, Malakoff, p. 12, 1901.

1664.

G. Jacquemet a montré ce phénomène de développement des marchands de vins, cabarets et salles de bals aux limites fiscales de Paris. Jacquemet, G. Belleville au XIX e siècle, du faubourg à la ville, Ehess, 1980.

1665.

Castillon, H. (d'Aspet), Guide à la Tour de Malakoff et à la Californie parisienne, rendez-vous de la bonne société, aux portes de la capitale. Paris, Impr. Brière, 1860, 96 p. La mode des jardins de rocaille se retrouve dans la construction du parc des Buttes Chaumont à Paris.

1666.

La Bedollière, Histoire des environs de Paris, 1861.

1667.

Castillon, op. cité. Les mêmes exemples sont repris dans Poisson, G. Evocation du Grand Paris, la banlieue Sud, Editions de Minuit, 1956, p. 371.

1668.

La ruée vers l'or datant de 1849, l'opération de lotissement est commencée en 1852-1853 : la filiation chronologique est évidente, rattrapée ensuite par un vocabulaire glorifiant les victoires des Armées françaises en Crimée à partir de 1858.

1669.

Archives de l'Archevêché de Paris.

1670.

AM Vanves, 1 Q 14.1, secours mutuels. Affiche d'une fête à Malakoff, 1907, déclassée ; 120 x 80.

1671.

Sur l'analyse de l'usage politique des fêtes, voir Corbin, A., Gérôme, N. et Tartakowsky, D. (dir.) les usages politiques des fêtes aux XIX e et XX e siècles, Publications de la Sorbonne, 1996.

1672.

Bottin du commerce, 1901 et 1911. Un aéronaute est même présent au début du siècle dans le Bottin.

1673.

Au sujet de l'évergétisme édilitaire, voir : Petitfrère, Cl. Construction, reproduction et représentation des patriciats urbains, de l'Antiquité à nos jours, Tours, Cehvi, 1999 ; Corbin, A. et al, l'usage politique des fêtes, op. cit. ; Gerson, S., The Pride of Place : Local Memories and Political Culture in Nineteenth-Century France. Cornell University Press, 2003, 324 p. ; Chanet J.-P. L'école républicaine et les petites patries, Aubier, 1996.