2. des pratiques festives concurrentielles

a. la concurrence de la Fête nationale

En 1880, la République fête avec lyrisme son premier 14-Juillet 1674 . Fête militante car contestée, le 14-Juillet va devenir un moment fort du calendrier républicain, et, forcément, se trouver en concurrence avec les fêtes locales dont on a montré la politisation croissante. A Bagneux, le conseil municipal accepte de répondre de manière favorable à la circulaire du Préfet, "se reposant sur le patriotisme des habitants de la commune […] pour donner à cette fête toute la solennité possible, et vote un crédit de 200 F" 1675 , dont l'usage n'est pas clairement précisé. Même attitude à Vanves : le conseil accepte d'ouvrir un crédit pour "pavoiser la commune et prévoir des illuminations 1676 ". La somme consacrée correspond à environ 1/10e du budget des fêtes de Vanves à la même époque, mais les fêtes communales s'étalent sur une période de 6 semaines, ce qui est sans commune mesure avec les festivités d'une journée prévue pour le 14-Juillet. Le conseil de Bagneux, "tenant à l'honneur de témoigner son dévouement à la République, décide à l'unanimité et par acclamation le vote de la subvention". C'est à la fois peu ‑ mais les registres des délibérations ne sont guère prolixes sur ces sujets avant le milieu des années 1880 – et révélateur d'une forme de ferveur républicaine populaire que l'on retrouve plus tard. Peu de choses sont en effet conservées dans les archives concernant cette première commémoration du 14 Juillet dans les communes de banlieue : tout au plus peu on envisager, au vu de la teneur patriotique des délibérations des divers conseils, que les fanfares existantes ont été mises à contribution, tout comme les pompiers dont les défilés sont souvent chaleureusement applaudis. Lampions et oriflammes ont certainement été déployés, et les drapeaux tricolores ont été hissés sur les frontons des mairies : celle de Bagneux a été inaugurée à peine deux ans auparavant. Toutefois, l'espace de la commémoration nationale ne semble guère avoir d'éclat dans les communes de banlieue. Certes, l'absence de traces, au sein des délibérations, concernant l'organisation d'une journée particulière le 14-Juillet dans les communes ne veut pas dire que celle-ci soit forcément ignorée 1677 ; mais, en comparaison avec l'enthousiasme avec lequel les municipalités vont débaptiser leurs rues et leur donner des noms républicains, la ferveur patriotique de ces fêtes semble bien mince 1678 . A partir de 1885, ce sont Victor Hugo et Gambetta qui sont honorés, suivis rapidement par François Raspail 1679 . Ledru-Rollin entre au panthéon de ces Républicains, mais de manière moins unanime : en 1886, seule la commune de Malakoff a souhaité honorer ainsi l'homme de 1848 1680 . D'autres personnalités moins consensuelles apparaissent au détour des acceptations de la Préfecture : en 1882, la municipalité de Montrouge décide de donner le nom de rue Barbès à la rue Princesse. La Préfecture de la Seine accepte cet hommage public, impensable deux ans auparavant 1681 . Vanves donne ce même nom à la petite rue François 1er en 1886 1682 ; Paul Bert enfin est honoré dès 1886 à Malakoff, alors que son nom sera plus populaire dans les années 1930 1683 . Dans les années 1890, ce sont les généraux républicains qui deviennent à la mode, comme en témoignent les rues Marceau, Kléber et Hoche 1684 , suivis de près par les penseurs et historiens républicains : Michelet, qui avait déjà son lycée à Vanves, Auguste Comte, auxquels il faut adjoindre Diderot et Voltaire 1685 . Enfin, un hommage unanime sera donné au Président Sadi-Carnot après son assassinat : Montrouge et Vanves donnent son nom à une voie durant l'automne 1894 1686 . Finalement, le républicanisme des édiles locaux en banlieue parisienne, en partie pris à défaut dans la ferveur commémorative des 14-Juillet, est sans conteste réel si l'on regarde ce panthéon républicain fièrement arboré sur les plaques de rue des communes 1687 .

De fait, il est possible de voir une autre explication à ce silence concernant le 14-Juillet dans les archives municipales. Pour la commune de Vanves en tout cas, le fait est avéré : la simultanéité entre la fête communale printanière, dont la date est de plus en plus tard, finit par poser problème aux édiles. En 1900, l'un conseiller municipal demande s'il ne serait pas utile de tirer le feu d'artifice le 14 Juillet plutôt que le 8, date de clôture de la fête, afin de lui donner "plus d'éclat". Cette proposition est rejetée, car le maire pense que "le 14 Juillet, tout le monde ira à Paris 1688 ". Cette remarque anodine confirme l'acceptation de la fête nationale au tournant du siècle comme étant un événement majeur du calendrier républicain, tout en montrant la difficulté pour les édiles de banlieue de proposer une fête patriotique de grande ampleur alors qu'à quelques kilomètres de là, accessible par tramway, aura lieu une fête dont la magnificence ne peut avoir d'égal dans une petite commune. La concurrence parisienne, d'autant plus forte que les transports en commun se sont améliorés et permettent la desserte facile du Champ de Mars depuis les Expositions Universelles, oblige certainement les édiles de banlieue à décider ne pas mettre en avant l'attachement politique républicain au même moment. La solution trouvée à Vanves en 1900 paraît confirmer l'existence de deux calendriers, l'un local, l'autre national : la fête printanière de juin-juillet 1900 est alors une fête populaire, du divertissement et de la mise en scène des édiles locaux ; par contre, l'éclat tout particulier donné à la fête d'octobre 1900, où se mêlent la fête populaire et l'engagement politique, confirme la transformation de la fête vers un but politique. Ainsi, alors que plusieurs bals sont organisés les samedis et dimanches, qu'un "grand feu d'artifice" est tiré le dernier soir, l'après-midi est consacré à une "grande fête patriotique avec remise solennelle du drapeau [de la commune] à la 780e section des Vétérans 1689 ".

Incontestablement, les pratiques populaires des fêtes locales ont évolué en banlieue parisienne à la veille du premier conflit mondial. Si l'aspect de la mise en scène de soi par le pouvoir mayoral perdure 1690 , d'autres éléments s'ajoutent à ce cérémonial complexe de la fête locale : le patriotisme, républicain d'abord, national ou cocardier ensuite, devient un élément phare de la constitution des programmes des fêtes modernes, celles qui ont lieu dans les années 1900-1910. Pourtant, il semble que l'usage politique des fêtes locales soit moins prononcé que ce que l'on a pu observer à la même époque dans de grandes villes comme Lyon 1691 . Peut-être faut il chercher cette différence dans la présence d'autres formes de pratiques festives, destinées à un public restreint, les formes partisanes de l'expression politique. De fait, le banquet républicain semble avoir toute sa vigueur en banlieue parisienne.

Notes
1674.

Sanson, R. Le 14-Juillet : fête et conscience nationale, 1789-1975, Flammarion, 1976 ; autre référence. Sur les formes symbolique de cette mémoire républicaine, Amalvi, C. "Le 14-Juillet", in Nora, P. (dir.), Les lieux de mémoire, tome 1 : La République, Quarto Gallimard, pp. 383-423, 2001 (1984).

1675.

AM Bagneux, délibérations,séance extraordinaire du 14 juillet 1880.

1676.

AM Vanves, délibérations, séance extraordinaire du 14 Juillet 1880.

1677.

Ainsi, en 1903, le conseil municipal de Bagneux adopte les comptes des fêtes publiques, comprenant à la fois la fête communale et celle du 14 Juillet. AM Bagneux, délibérations, séance du 2 nov. 1903.

1678.

Peut-être d'autres fonds d'archives, en particulier celles des sociétés locales, auraient donné des résultats intéressants ; la non classification de certains dépôts d'archives communales rend ce sondage hasardeux, et je n'ai rien trouvé sur les fêtes du 14-Juillet aux Archives de Vanves, qui sont les seules à proposer un cadre de classement simple et efficace.

1679.

AN, F1CI/172, arrêtés collectifs de l'été 1885 pour les hommages publics rendus à Victor Hugo et Gambetta. Le nom de François Raspail est donné à la rue de la Croix à Vanves en 1886.

1680.

AN, F1CI/172, confirmation d'une délibération du 14 novembre 1886.

1681.

AN, F1CI/172, 1882, Montrouge.

1682.

AN, F1CI/172, 1886, Vanves. Depuis, Armand Barbès a quitté la plaque de cette rue, qui s'appelle toujours François 1er.

1683.

AM Malakoff, délibération, séance du 14 novembre 1886. approbation par la Préfecture en 1887, AN, F1CI/172, 1887, Malakoff.

1684.

Le nom de Marceau est donné à la rue Brisée à Vanves en 1888 (AN, F1CI/169) ; celui de Kléber toujours à Vanves, à une rue nouvellement créée en 1897 (AN, F1CI/174) ; celui de Hoche à la rue du Clos Montholon en 1890 à Vanves (AN, F1CI/173).

1685.

Malakoff, nom de Michelet donné à l'avenue accédant à la Porte de Malakoff, 1898. (AN, F1CI/196) ; Vanves, nom d'Auguste Comte donné à la rue Baissin en 1899 (AN, F1CI/174) ; rue Voltaire : Malakoff en 1898 (AN, F1CI/196), Diderot : Vanves en 1897 (AN, F1CI/174).

1686.

AN, F1CI/173.

1687.

C'est aussi dans les années 1880 que les municipalités se préoccupent d'installer des plaques indicatives dans les rues formant la voirie communale, et que le numérotage des maisons, décidé parfois depuis les années 1860, est mené de manière plus systématique. AM de l'ensemble des communes, délibérations diverses.

1688.

AM Vanves, délibérations, 16 juin 1900.

1689.

AM Vanves, délibérations, 7 sept. 1900

1690.

Goffman, E., La mise en scène de la vie quotidienne , Paris, Seuil, 1973.

1691.

Arnaud, P., "Fête, sport et éducation politique à Lyon sous la IIIe République", in Corbin A. et al., les usages politiques des fêtes, op. cit., pp. 169-185.