Décidées par le Gouvernement d'Adolphe Thiers en 1840, la construction des fortifications, situées bien au-delà des limites administratives de la capitale, répond au besoin de protection militaire liés à un contexte international difficile et à une mise à l'écart de la France sur le terrain diplomatique. Cette décision est chronologiquement étonnante, s'il l'on se réfère à l'analyse de Bernard Lepetit, qui montre que dès la fin du XVIIIe siècle, les murs, autrefois symboles d'une bonne ville, deviennent celui d'un monde sclérosé, et qu'une ville dynamique est au contraire celle qui s'étend, au-delà de ses murailles 1702 . "La muraille [fige] les cités dans l'espace et le temps", mais Paris se protège de toute incursion extérieure, à l'heure des grandes lois sur les chemins de fer et du développement des transports nationaux.
Les fortifications représentent donc une forme d'archaïsme militaire et architectural, même si le second XIXe siècle a voulu en tempérer les effets en les bordant de boulevards conçus comme autant de promenades : trop loin du centre de la capitale, elles ne deviendront jamais l'équivalent du Ring viennois… En 1860, l'annexion élimine une frontière intérieure, les barrières d'octrois, et renforce de fait l'effet frontière des fortifications : jusqu'ici "simple" ceinture militaire renforcée par un glacis protecteur et une zone de servitude empêchant toute construction autour de Paris, les fortifications deviennent une frontière fiscale, dont entrées et sorties sont contrôlées. Dans ces fortifications, le rôle des nœud de communication, portes et poternes, sont donc essentielles : elles seules permettent la communication entre le dedans et l'au-dehors, l'entrée des produits maraîchers, des vins et vinaigres ou des matériaux fabriqués en banlieue dans Paris, l'entrée des ouvriers pour leur journée de travail, la sortie dominicale des Parisiens. Or, ces nœuds de communications se situent dans un espace stérile et minéral, sans aucun contact direct avec aucune habitation (zone de servitude oblige) : espace de déchargement obligatoire, les portes ne peuvent devenir le point d'ancrage d'une prospérité, du fait des règlements militaires 1703 . Les fortifications de Paris sont donc une frontière à plusieurs sens.
Source de la carte postale ci-contre : AM Vanves, 1Fi248. Les fortifications sont rarement sujets de cartes postales : je n'ai pas retrouvé d'autres représentations, ni dans la collection de Vanves, ni dans celle des Hauts-de-Seine. Deux peintres ont immortalisé ce paysage : le douanier Rousseau, en poste à l'octroi de la Porte de Vanves avant la Première Guerre Mondiale, et le peintre japonais Foujita en 1917.
Point de passage obligé vers Paris, la porte est aussi un lieu de surveillance, comme le montrent les grilles qui en barrent l'accès lors des fermetures. L'existence de ces véritables douanes intérieures confirme le rôle de frontière imperméable des fortifications.
Cette frontière nord du territoire banlieusard étudié est ainsi tout particulièrement visible sur les cartes de l'époque – comme elle l'est dans les esprits contemporains (voir plans p. 706 ). Coupure entre deux mondes, elle associe un no man's land et grignote le territoire communal, qui ne peut se développer, se heurtant à un mur : cette image, fort réaliste, est rappelée dans de nombreuses délibérations sur l'impossibilité de tirer parti de l'espace septentrional des communes faute de pouvoir y construire des lotissements et donc d'y attirer une nouvelle population.
Même si des évolutions existent entre les années 1880 et 1900, ce sont les permanences qui déterminent l'espace des communes de la banlieue parisienne. Le glacis protecteur, réglementé par une stricte impossibilité de construire, se lit dans le paysage cartographié aussi bien en 1880 qu'en 1900, doublant la frontière physique des fortifications d'un espace non constructible, laissé aux cultures maraîchères, éventuellement aux cimetières (c'est le cas du cimetière de Montrouge, à l'est du plan n°1 et en vert sur le second plan). Pourtant, on note la présence d'une voirie dans cet espace d'où le bâti est totalement absent ; si les voies de communication avec les portes sont compréhensibles, comment comprendre la présence d'une voirie de type secondaire, comprenant parfois des parcelles délimitées ?
Cette voirie secondaire dans un espace de servitude militaire est liée essentiellement à l'exploitation agricole, maraîchère essentiellement. Les terrains en bordure des fortifications, qui appartiennent au Ministère de la Guerre, sont parfois affermés aux communes pour une redevance annuelle, qui s'élève à un franc le mètre 1704 en 1884. La construction illégale de baraques sans confort dans la zone est aussi courante, même si les délibérations des conseils n'en font pas mention. Ces habitations et maisonnettes de fortune sont pourtant avérées à la veille de la guerre : les "modestes occupants de la zone, les propriétaires zoniers comme les travailleurs locataires de ces maisonnettes construites sur ce territoire" sont directement concernés par le projet de déclassement des fortifications et par la construction d'une ceinture verte autour de Paris, du fait de la "prétention à expulser les riverains sans indemnités 1705 ".
D'autre part, l'existence de ces baraques aux portes de Paris est attestée par de nombreuses photographies et par une situation qui, dans le cas de certaines communes, perdurera au moins jusque dans les années 1950 1708 .
Cet espace, prétendu no man's land, lieu d'une construction informelle rejetée hors les murs par la pression foncière, est une véritable frontière pour les communes limitrophes de Paris. La question touche avant tout ces communes : le terme de "fortification", par exemple, n'apparaît que de manière résiduelle dans les procès verbaux de la commune de Bagneux, et toujours dans ce cas-là pour demander l'agrandissement des routes menant à Paris. Par contre, ces fortifications sont un point de discussion essentiel dans les communes limitrophes. Ces dernières demandent des aménagements de voirie, et tout particulièrement l'ouverture de portes supplémentaires, ainsi que la création d'un réel réseau reliant leurs communes à ces portes. Ces demandes connaissent un pic d'occurrence entre 1875 et les années 1890. Les communes de Vanves et de Malakoff sont particulièrement sensibles au sujet, ne disposant sur leur territoire que de quatre possibilités d'entrée sur Paris, dont deux situées aux extrémités Est et Ouest des communes, la Porte de Versailles et celle de Châtillon. Entre ces deux portes, sur une distance de près de 2,5 km, il n'existe avant les années 1890 que deux passages possibles, situées de part et d'autre du chemin de fer de Bretagne, les portes Brancion et de Vanves. Il n'est pas rare de voir le réseau viaire secondaire se heurter aux fortifications, comme c'est le cas à Malakoff à la hauteur de la Porte Didot, qui ne sera ouverte dans les fortifications qu'au début des années 1890 (voir plan 11 p. 706 ).
Les demandes des communes sont donc focalisées sur le percement de nouvelles portes, comme c'est le cas dès 1884 à Malakoff 1709 , ou sur la transformation d'une poterne en Porte. L'utilité d'une porte au lieu dit "La Plaine", où seule une poterne existe, est ainsi résumée par le conseil municipal de Vanves :
‘"La transformation de la poterne existante entre la Porte Brancion et la Porte de Versailles en une porte est demandée avec insistance par un grand nombre d'habitants. Le conseil [s'associe à ce vœu et] demande la création d'une route de toute urgence, car la plaine non bâtie peut dans un temps rapproché se couvrir de constructions suite au lotissement qui en a été fait ; la situation actuelle permettrait d'acquérir le terrain nécessaire à un prix très peu élevé 1710 ".’Ailleurs, pour le percement complet d'une porte entre celle de Châtillon et celle de Vanves, les travaux de percement des fortifications sont de grande ampleur ; ils sont évalués à près de 180 000 francs en 1890. La somme exigée de la commune de Malakoff par la Préfecture, qui comprend une contribution à verser à la Ville de Paris, est refusée par les élus, qui acceptent toutefois de prévoir la dépense de 72 000 francs de frais de voirie pour relier la nouvelle Porte Didot au réseau viaire de la commune. L'argument est simple : la zone de servitude qui frappe les abords des fortifications empêche la commune de percevoir des droits de voirie, alors que la Ville de Paris peut espérer, du fait du raccordement de la Porte projetée avec le Boulevard Brune, une entrée fiscale plus importante liée aux constructions nouvelles qui borderont cette rue 1711 . Les fortifications sont donc ainsi une frontière à sens unique, puisque la zone de servitude n'est valable qu'à l'extérieur de la capitale. La Porte Didot sera finalement ouverte aux conditions demandées par la commune de Malakoff, qui estime que l'intérêt de son développement passe par cette ouverture centrale dans les fortifications, alors que jusqu'ici les deux portes desservant Malakoff se trouvaient aux extrémités de la commune.
La transformation d'une poterne en Porte doit être logiquement plus rapide, du fait du percement déjà existant du mur des fortifications. En effet, une poterne est un espace étroit, essentiellement piéton – dans ce cas, la voirie n'a que 2,5 mètres de large ‑, dépourvu de contrôle d'octroi complet et aux horaires restreints d'ouverture et de fermeture. Or il n'en est rien : la transformation de la poterne de la Plaine en une Porte, supposant une voie de 12 mètres permettant le passage des voitures, ainsi qu'une barrière d'octroi, prendra plus de 20 ans. La première demande formelle apparaît en 1878 dans les délibérations de Vanves, les travaux ne sont votés et effectués qu'en juillet 1901 1712 .
Frontière physique linéaire, où les portes ne représentent que de maigres voies de passage, les fortifications agissent comme un arrêt au développement de la banlieue. Ces murs ont assuré la permanence de la séparation entre ville et banlieue, voire même entre faubourg parisien et banlieue ; la densité du bâti ne sera jamais réellement rattrapé de part et d'autre des fortifications, y compris après leur destruction. Enserrant la capitale dans un mur protecteur contre tous les dangers – et celui venant de la banlieue ne semble pas le moindre – les "fortifs" font aussi partie du paysage urbain de la banlieue. Nommer un espace c'est aussi lui donner une forme de vie autonome ; or, que ce soit la zone et ses "zoniers" dans les années 1900-1914, ou les fortifs 1713 après la Première Guerre Mondiale, cet espace de transition entre Paris et les communes de banlieue constitue un morceau de ville à part. Les édiles parisiens voient dans cette zone un espace d'insécurité ; les édiles banlieusards y voient un frein à leur croissance, un espace de non droit où leur légitimité peut être sérieusement concurrencée par des associations comme cette Ligue des zoniers regroupant l'ensemble de la ceinture parisienne. Pour les édiles de banlieue, le problème s'appréhende en terme de voirie et non de bâti : les fortifications doivent être déclassées afin de permettre une plus grande fluidité de communication avec la capitale ; l'existence de ce mur entourant Paris rappelle quotidiennement que l'ensemble des communes de banlieue ont le regard tourné vers la capitale, et que, très rarement, les édiles pensent le développement de leur commune comme une extension vers l'extérieur, ce qui sera pourtant la logique de croissance de l'ensemble de l'agglomération parisienne. La logique de dépendance joue donc à plein dans la représentation de cet espace frontière. En créant du vide au cœur de l'urbain, les fortifications continuent d'être un espace de séparation entre deux mondes ‑ y compris lorsque, démolies, elles laisseront d'abord place à une ceinture de parcs, de terrains de sport et de casernes, puis à une autre frontière, rarement enterrée, le périphérique.
Lepetit; B., Les villes dans la France moderne, 1740-1840, A. Michel, pp. 60-62.
Les géographes ont montré le rôle essentiel des "têtes de pont", ports, gare, dans l'organisation spatiale d'une région –à condition de permettre le développement économique et urbain autour de cet espace de transition des marchandises, ce qui est impossible avec les fortifications.
AM Malakoff, délibérations, 1884. exemple de prix concernant la partie de terrain en avant des forts 75-76.
AN, F713751, syndicats divers dont syndicat de zôniers. Le secrétaire général de la Ligue syndicale de défense des zoniers de Fortifications de Paris, soutenue par l'Humanité, est un employé de Vanves ou de Malakoff. Rapports, déc. 1912 ; lettre de J. Martin, Conseiller général du canton d'Ivry, sept. 1913.
AM Vanves, 5Fi36, Plan Lefèvre, détail. Dressé en 1854 et révisé en 1870, 1/5000e, sans date précise. (le plan est toutefois antérieur à la création de Malakoff, c'est-à-dire antérieur à 1883).
AM Vanves, 5Fi52, Plan Wuhrer, détail sur les fortifications, 1/5000e, 1900.
Le déclassement de la zone des fortifications prendra du temps, et le bidonville de la zone d'Ivry ne sera résorbé qu'au milieu des années 1950.
Malakoff : AM Malakoff, délibérations, 12 avril 1884, vœu.
AM Vanves, délibérations, 19 août 1878.
AM Malakoff, délibérations, 2 février 1890.
AM Vanves, délibérations, 20 juillet 1901.
Le terme n'apparaît que dans les années 1920.