2. En concurrence avec une image négative

A l'inverse des images positives sur la banlieue, les images négatives sont légion. "Laideur qui environne Paris 1753 ", "paillasson où chacun s'essuie les pieds, crache un bon coup et passe 1754 "… banlieues et faubourgs souffrent d'une image négative où l'on associe pêle-mêle criminalité, taudis et pauvreté.

Pourtant, du point de vue des édiles banlieusard, la mise en image de leurs communes se fait de manière positive et rarement négative. Les collections de cartes postales du début du siècle confirment cette vision positive que l'on veut donner d'une commune de banlieue : on y montre en priorité les tramways, les trottoirs plantés d'arbres, l'agencement rectiligne et ordonné des maisons ; on peut évoquer les destructions de la guerre de 1870 pour montrer les épreuves difficiles endurées par la population, mais on diffuse les clichés des mairies, des écoles, des jardins publics, des monuments à la gloire des héros républicains. Une image pourtant, dans ce concert urbain strictement fidèle au modèle parisien du pavé de deux, du trottoir macadamisé et du tramway, a retenu mon attention. La carte postale, comme il l'est d'usage encore au début du siècle, ne comporte que peu d'espace pour l'écriture ; c'est donc sur le recto que l'expéditeur a indiqué ses intentions, en rajoutant des commentaires à la légende de la photo.

La rue Falret ainsi photographiée n'est guère affriolante. Toits brinquebalants, pavé incertain, murs décrépis, alignement inexistant des rues : tout y est pour montrer un morceau de "non-ville" repoussant… Le photographe a aussi rajouté un groupe de personne au milieu de cette rue, certainement censé représenter les habitants de ces taudis ; la jeunesse de ces habitants : enfants posant sagement, une jeune femme avec un petit dans les bras, près du porche d'entrée de ce qui doit être une ferme. Laideur ou non, cette photo transcrit une réalité qui est très éloignée des cartes postales de voirie par ailleurs largement utilisés.

photo 13. Vanves, rue Falret – carte et commentaire, 1904
photo 13. Vanves, rue Falret – carte et commentaire, 1904 AM Vanves, 1Fi266. .

Le commentaire de l'expéditeur confirme cette image négative de la banlieue. La rue "la plus moche de Vanves", propose-t-il de rajouter à la légende neutre de la carte postale. Les aspects repoussants de la photographie renvoient tout de même au passé rural du vieux village (la rue Falret se situe à proximité du centre, en bordure de l'ancien bourg). Il ne s'agit pas d'un de ces quartiers nouvellement loti : d'ailleurs, ceux-ci sont rarement pris en photo pour les cartes postales des années 1900 –on en retrouvera en partie pour les années 1920. Ce qui est photographié correspond plus au passé agricole et rustique de la commune qu'aux défauts de modernité des lotissements mal finis.

L'image négative de la banlieue existe bel et bien, y compris en carte postale. Il n'est pas certain que le photographe ait eu cette intention, mais l'expéditeur a clairement indiqué que cette image de Vanves ne correspond ni à la réalité de la commune, ni au modèle urbain d'une ville bien construite. Mais il est intéressant de remarquer que ce qui est stigmatisé ici, c'est une partie de la commune, et non l'ensemble de celle-ci.

On retrouve cette vision négative d'une partie de la commune dans le discours édilitaire à propos des marges urbaines. Les marges rurales des communes suburbaines sont prises en photo, y compris pour être vilipendées. Les marges urbaines des espaces inconstructibles à proximité des fortifications ou des emprises des chemins de fer ne sont guère photographiées. Par contre, les édiles s'inquiètent de l'insécurité régnant dans la zone des fortifications. En 1885, le conseil municipal de Malakoff signale cet état de fait à partir de pétitions d'habitants, et demande à la Préfecture de Police de Paris d'assurer la "surveillance de police, surtout la nuit, sur cette zone de 300 mètres en dehors des fortifications, partout déserte, et qui fait partie du territoire de Paris 1756 ". Pour palier ce maque de surveillance, les municipalité posent des réverbères aux endroits stratégiques, pensés comme des coupe-gorge, afin d'assurer la sécurité des piétons ‑ c'est-à-dire des ouvriers qui rejoignent par ces chemins les portes de Paris pour y prendre le train. Le pont de la vallée, où la rue menant à la Porte de Vanves passe sous le chemin de fer à la limite territoriale entre Vanves et Malakoff est ainsi très rapidement équipé d'un bec de gaz, pour éviter du désagrément aux piétons, et le conseil diligente une "enquête (…) au sujet de la maison signalée comme refuge de vagabonds, dont la fermeture en sera ordonnée si les mesures que nécessitent la sécurité publique ne sont pas prises immédiatement 1757 ".

C'est ainsi deux visions de la ville s'opposent dans ces représentations de l'urbain banlieusard. Il est pertinent de voir que la stigmatisation de la banlieue comme un espace de morbidité et de criminalité n'est pas encore généralisée : ce sont ici plus les espaces populaires, "pouilleux" pour reprendre un vocabulaire de l'époque, qui sont désignés à la critique des édiles comme des habitants. La réutilisation de la carte postale "moche" de Vanves confirme cette idée : la banlieue est pas rejetée dans son ensemble, aux côtés d'un discours négatif, qui en fait s'articule sur des thématiques anciennes que les romans populaires de la fin du siècle mettent encore en scène pour les quartiers centraux de la capitale. La malpropreté et la puanteur, les crimes et les "passions populaires", la pauvreté et la déchéance morale de l'alcoolisme et des filles-mères sont stigmatisé, et c'est la ville qui porte en elle les germes de cette dépravation. L'opposition entre discours positif et négatif sur la banlieue n'est ainsi pas autre chose que les deux facettes d'une même thématique, plutôt conservatrice, qui condamne la ville et exalte une nouvelle ruralité. Des lors, plus que des continuités avec les stigmatisations de quartiers et d'espace dont aujourd'hui la banlieue est synonyme, il est possible de voir dans ce double discours la permanence d'un discours anti-urbain déjà présent au milieu du XIXe siècle. L'identité négative de la banlieue n'est pas encore une réalité, même si, déjà, l'association entre périphérie urbaine, espace délaissé, pauvreté et pollution semble en partie à l'œuvre. Ce n'est pas tant la banlieue qui est pathogène que l'industrie.

Notes
1753.

Stendhal en 1823 à propos de la banlieue (Armance ?) cité par Poisson, G. Evocation du grand Paris, la banlieue sud, Minuit, 1956, p. 13.

1754.

Céline, en 1941, cité par Poisson G., Evocation.. op. cit., p. 29.

1755.

AM Vanves, 1Fi266.

1756.

AM Malakoff, délibérations, 25 août 1885.

1757.

AM Vanves, délibérations 14 nov. 1873