Elites "moyennes" et anonymat du monde urbain

Il faut revenir sur ces maires anonymes, non qu'ils soient sans nom – c'est même parfois la seule chose que l'on sait d'eux – mais parce qu'ils ne laissent que de fugaces traces dans les archives. A observer leurs milieux d'origine, leurs professions, leurs contrats de mariage, l'espace social dans lequel ils évoluent, dans lequel ils marient leurs filles ou laissent s'échapper leurs fils, la richesse accumulée au fil des ans, on peut conclure à une meilleure connaissance de ces individus. Toutefois, il ne s'agit pas de réifier l'individu dans sa posture mayorale, sauf à revenir à un succession de biographies individuelles. C'est donc le groupe qui m'a semblé pertinent. Le maire au-delà des fortifications est plutôt âgé, évolue dans un milieu plutôt plus aisé que ses concitoyens tout en ne faisant pas partie, sauf exception, de la bourgeoisie parisienne. Témoin des formes de peuplement de la banlieue parisienne, il est plutôt provincial au début de la période et parisien par la suite. Mobile socialement et géographiquement, son mandat local ne l'enracine pas forcément dans la commune dont il assure le premier mandat.

Ce portrait ne diffère pas sensiblement de ceux dont parle l'enquête nationale sur les maires éditée par Maurice Agulhon. Pourtant, les observer donne à voir des changements, plus des mutations que de profondes révolutions, dans le recrutement mayoral.

Ces sensibles évolutions ne sont perceptibles que parce que l'étude a été engagée sur le temps à la fois court et long d'un second XIXe siècle. Long, car il permet de faire émerger plusieurs générations ; court, car en à peine 50 ans, les mutations risquent d'être peu perceptibles. De fait, la périodisation choisie laisse de côté les ruptures essentielles de la Révolution française, de l'élargissement de l'électorat local voté en 1831, la rupture fondamentale du suffrage universel en 1848, pour ne conserver au final "que" la césure importante de la loi municipale de 1884. Si l'on regarde au-delà du premier conflit mondial, les manques sont eux aussi cruciaux : en s'arrêtant en 1914, on ne dit rien de l'irruption du politique en banlieue, symbolisée par les victoires communistes aux élections municipales de 1925 et 1935 1762 . Pourtant, cette périodisation prend tout son sens lorsque l'on regarde les évolutions de recrutement des édiles en banlieue.

1860 est ainsi une césure importante pour la banlieue parisienne 1763 , quoique peut-être moins fondamentale dans l'histoire du recrutement édilitaire en France. La loi municipale de 1855 est encore en vigueur, faisant du maire le premier échelon des escouades de fonctionnaires nommés par l'Empereur et dévoués au régime. Les évolutions libérales de la loi de 1867 sont plus tardives, et n'auront guère de conséquences sur la nomination des maires des communes de banlieue, sauf à ce que ce dernier soit obligatoirement choisi au sein du conseil municipal. Au final, entre 1860 et 1884, c'est un monde de notables qui se détache devant nos yeux, mais de notables bien éloignés de l'image véhiculée dans les romans du XIXe siècle. Le maire de banlieue est ainsi le plus souvent un provincial, éloigné du bourgeois oisif ou de l'entrepreneur enrichi tel un M. de Rénal décrit par Stendhal dans Le Rouge et le Noir, certes pour une période antérieure. Sans être entièrement fondés sur le principe de l’héritage, ce sont les liens familiaux, y compris ceux de l'alliance matrimoniale, qui expliquent le choix préfectoral, plus que l'aisance et la fortune. Ces édiles sont représentatifs du monde des notables locaux, bien que leur visibilité en termes de richesse et de fortune en fasse plutôt des nouveaux venus que de riches héritiers. Professionnellement actif dans des métiers dans l'ensemble modernes, ou liés à la bourgeoisie de robe, le maire nommé en banlieue n'est pas un ultime représentant des hobereaux locaux, cultivateur enrichi, noble retourné sur ses terres ou "homme de paille" d'un noble absentéiste. Maires urbains, ils montrent d'ores et déjà le processus d'urbanisation de la banlieue alors que le monde agricole n'en est pas encore réduit aux vestiges. Bref, ces édiles notables ne sont que de lointains cousins des maires ruraux, et appartiennent, par bien des aspects, aux élites urbaines.

1884 est bien une césure importante : la loi précède souvent le phénomène, à moins qu'elle ne légalise une révolution des mairies que certains contemporains avaient repérée dans les résultats des élections municipales de 1881. En banlieue parisienne, confirmant en cela la périodisation proposée par Maurice Agulhon, les maires ne sont pas des précurseurs. Tout au plus les nouveaux élus ouvrent-ils la voie à une nouvelle génération. Ces premiers maires du suffrage universel n'ont, sauf exception, pas connus en tant qu'acteurs la révolution de 1848. Ce sont des hommes de l'Empire, ayant acquis leur fortune et leur position à cette période. Plus d'héritiers dans ce groupe, à l'inverse de leurs prédécesseurs, mais un recrutement édilitaire qui continue de favoriser les élites. Le monde de l'entreprise est davantage à l'honneur, les employés, même supérieurs, restent encore exclus de ce recrutement. Les liens familiaux sont important dans ce qu'ils disent de l'ancrage local – épouser la fille d'un notable intégré dans la commune dont on devient maire semble un atout auprès des électeurs, mais l'entregent personnel, les activités caritatives, le dévouement au conseil municipal semblent plus importants que l'état réel de la fortune constituée. Ne nous méprenons pas : si les niveaux de fortune des bourgeois parisiens ne sont pas atteints, les premiers édiles républicains appartiennent aux couches aisées de la population, et la distance est grande entre eux et leurs concitoyens, à une période de très fort afflux de population en banlieue. Finalement, si le recrutement social change de façon perceptible, les moyens de ce recrutement comme la légitimité revendiquée par les édiles ne semble guère évoluer : le politique partisan est encore éloigné des combats pour le pouvoir local, ou en tout cas n'est que partiellement mis en avant, essentiellement au moment des grandes crises politiques nationales. La crise boulangiste semble plus feutrée dans cette banlieue qu'ailleurs, où les combats politiques nationaux ressurgissent au moment des élections municipales, comme c'est le cas dans les arrondissements périphériques de Paris 1764 .

Par contre, une réelle nouvelle génération, clairement plus jeune, plus instruite, plus politisée aussi, entre en lice au tournant du siècle. Les parallèles entre cette génération mayorale et celle des réformistes de l'Etat m'ont semblé intéressants, bien que les liens (de réseaux, d'amitiés, d'interconnaissance) n'aient pu être montrés. Anonymes, les édiles le restent, malgré leur présence incontestable au cœur de la vie locale : aucun d'entre eux n'est surveillé par la Préfecture de police de Paris, pourtant prolixe sur cette question ; aucun n'apparaît dans de nombreux comités politiques d'envergure nationale dont l'on sait, depuis Daniel Halévy, le rôle essentiel dans la construction et la déconstruction des carrières politique. Peu suivent un cursus honorum que l'on aurait aimé débusquer, passant du fauteuil de maire à celui de conseiller général puis de député. Cette génération est fascinante par son faible attachement initial au lieu de l'élection, par sa capacité à rester en place un peu plus longtemps que la moyenne, par le jeu des attaches partisanes qui semble alors exister – lui qui jusqu'ici n'était pas convié dans la lutte politique pour gagner la mairie. Réformistes dans leur action édilitaire, ces maires sont un peu moins riches que leurs prédécesseur, un peu plus marqués par une ascension sociale récente. Mais ce renouvellement de la génération du tournant du siècle semble s'essouffler rapidement, donnant à nouveau le pouvoir à des notables plus âgés, moins modernistes à la veille de la guerre, ou tout simplement accordant une prime à l'ancienneté aux élus de 1900. Cette troisième génération donne à voir les prémices d'une transformation partisane qui n'aura lieu que dans les années 1920.

Notes
1762.

Fourcaut A., Banlieue rouge 1920-1960 : Années Thorez, Années Gabin. Archétype du populaire, banc d'essai des modernités, Ed. Autrement, 1992, 293 p.

1763.

Cette césure est due aux considérables transformations territoriales.

1764.

Combeau Yvan, Paris et les élections municipales sous la Troisième République. la scène capitale dans la vie politique française, Paris, L'Harmattan, 1998.