Retour sur les représentations 1767

Ville, faubourg, banlieue ou marges urbaines ? Au final, l'espace urbain analysé est composé de l'ensemble de ces éléments. Si l'on garde l'œil de l'urbaniste ou du géographe, voire du statisticien, on hésite à donner le qualificatif de "ville" à ces morceaux d'urbain rapiécés, sans liens entre eux, séparés par de large espaces agricoles encore cultivés, et plus encore à ces petites communes n'atteignant pas les 3000 habitants à la veille de la guerre. Si l'on quitte ces critères de définition, et s'il l'on revient un peu aux représentations des habitants comme des édiles, force est de constater que l'espace banlieusard est considéré comme une ville. Les pratiques urbaines des édiles évoluent certes avec le temps. Un premier moment se dessine alors, où le monde rural continue d'être une préoccupation centrale, et où le faible peuplement et l'activité industrielle médiocre ne demandent pas d'équipement urbain plus que de raison. Les édiles se contentent d'urbaniser les centres bourgs, et demandent (déjà) une meilleure desserte vers Paris, pour permettre la prospérité de leurs communes. Jusqu'au début des années 1880, le paysage de banlieue sud-ouest semble une ultime excroissance des faubourgs parisiens, et l'intégration au monde urbain dense et pavé, pourvu d'égouts et de lumières, semble encore très lointaine.

En moins d'une décennie, peuplement et construction immobilière parfois informelle aidant, la "question urbaine" devient le point central des préoccupations édilitaires. Avant même de construire la ville, il faut songer à la réparer, à en ordonnancer les écarts et dérives qui se sont accumulés sans plan, sans alignement, parfois sans nivellement. La banlieue de Paris a ceci de particulier qu'aucun espace n'a été pensé en amont de sa construction. Point de plan de l'Ensanche comme à Madrid à la même époque ; point de plan général de constructions, qu'il soit d'origine patronale ou étatique comme à Mulhouse ou à Berlin. Ainsi, les édiles banlieusards ne construisent pas la ville avant la guerre de 1914, ils réparent l'urbain pour tenter de donner une cohérence à ces espaces qui ne sont que des morceaux de ville.

La ville des élites locales pose aussi la question du modèle urbain activé par les édiles dans leurs pratiques urbaines. Pour construire une ville, il faut avoir à sa disposition un ensemble intellectuel de référents urbains et urbanistiques. Certes, l'appartenance ancienne au monde urbain contribue à la construction d'une culture sensible semblable des édiles, fondée essentiellement sur le mode de vie parisien. Il eût été intéressant de trouver, parmi ces maires, de grands voyageurs ayant connu plusieurs expériences urbaines, tant en Europe occidentale qu'aux Etats-Unis ; mais chez nos maires de banlieue, on ne retrouve pas de référent, si négatif soit-il, à la ville américaine, comme on peut le lire, par exemple, dans la description de Chicago faite par Céline 1768 .

Le monde sensible ne se dévoilant que très peu dans les archives 1769 , sauf à passer par le détour de l'analyse du discours, c'est donc sur ces éléments que se base cette enquête sur l'imaginaire édilitaire de la ville en banlieue. Ainsi, les édiles pensent avant tout les rôles différents qu'ils assignent à la commune dont ils ont la charge. Ici, sans réelle surprise mais de manière assez systématique, on s'aperçoit de la diffusion intensive des normes administratives dans le discours édilitaires, comme de celles du discours hygiéniste : la ville est le lieu du social, peut-être parce que la loi en fait l'obligation, certainement aussi en prolongation de pratiques édilitaires plus anciennes, celles de la charité et de l'aumône 1770 . Cette conclusion n'allait pourtant pas de soi, et l'étude des discours permet de conclure à la généralisation d'un modèle de l'assistance communale, quelque part entre le temps de la charité privée et celui de l'assistance étatique. En second lieu, la ville est aussi le lieu de la monumentalité. Celle-ci passe par la construction de mairies et d'écoles, conformément au modèle normatif imposé tant par le Second Empire que par la IIIe République.

La banlieue des édiles est ainsi une ville aux fonctions largement déterminées par un modèle édifié par les élites nationales. Toutefois, tant dans l'espace de la convivialité festive que dans celui de la géographie sensible de la banlieue, des spécificités existent. Fêtes communales et nationales cohabitent sans réellement être semblables : la fête locale est le moment privilégié au cours duquel les élites locales mettent en scène leur pouvoir.

Or, ces fêtes disent l'unité d'un espace que les édiles pensent morcelé. Le discours des revendications adressées aux autorités politiques et administratives dessine une "banlieue en morceaux". La logique frontalière des fortifications dit l'impossible intégration au monde urbain parisien, et l’impression permanente que ressentent les édiles de diriger un espace périphérique car au-dehors des murs. C'est peut-être dans ce sentiment de dépendance qu'il faut chercher les raisons d'une réussite politique, celle de la création et du fonctionnement du syndicat intercommunal de la banlieue de Paris pour le gaz : pour dépasser l'image négative d'une banlieue rapiécée et morcelée, les édiles décident de se regrouper afin de faire entendre leur voix de manière positive.

Au final, c'est une histoire de la banlieue d'avant la banlieue que j'ai voulu mener. Une histoire qui montre la pérennité d'une situation de dépendance face au centre, mais qui relativise la marginalité urbaine dans laquelle cette banlieue est souvent confinée, marquée par le rejet contemporain d'un espace en crise. Tenter de lire dans la banlieue du XIXe siècle avec les critères de celle d'aujourd'hui détermine trop rapidement les choix résidentiels des banlieusards de l'époque par les contraintes actuelles, et conditionne les pratiques urbaines au regard de celles d'aujourd'hui. Et si la banlieue de Paris était avant tout un discours plus qu'une réalité ? Les banlieusards de Vanves et de Malakoff ont peut-être fait le choix d'une résidence hors les murs, même si ce choix est en partie financièrement contraint. La crise urbaine naît de l'application d'un modèle d'urbanité moderne à un espace qui n'a jamais été pensé en tant que ville dès sa création, mais s'est formé de manière informelle. C'est pourquoi, en suivant Henri Sellier, on peut légitimement penser que ce qui a manqué à la banlieue, ce ne sont pas des hommes, des activités, de la richesse, mais un plan d'urbanisme et une volonté politique étatique de relier ces morceaux de ville non seulement au poumon de l'espace auquel ils appartiennent, mais aussi entre eux 1771 .

Notes
1767.

Lepetit Bernard, Les villes dans la France moderne, 1740-1850, A. Michel, 1988.

1768.

Céline, L.-F. Voyage au bout de la nuit. 1921.

1769.

J'ai espéré trouver dans les inventaires après décès des descriptions précises des volumes composant les bibliothèques des édiles étudiées. Peine perdue, et, en dehors de Voltaire, Rousseau ou Hugo, les autres auteurs étaient négligemment consignés dans des phrases lapidaires dénombrant simplement les volumes et leur qualité (brochés ou reliés de cuir).

1770.

Vincent, Catherine, Les confréries médiévales dans le royaume de France, XIIIe-XVe siècles, A. Michel, 1994 ; Gueslin A., Guillaume P. (dir.), De la charité médiévale à la sécurité sociale, Ed. Ouvrières, 1992.

1771.

Sellier Henri, Les banlieues urbaines et la Réorganisation administrative du département de la Seine, Marcel Rivière et Cie, 1920, Préface d'Albert Thomas, 106 p. [1915].