2. Des assemblées marginalisées ?

Les assemblées délibérantes des collectivités sont généralement tenues à l’écart des négociations. Elles ne sont consultées qu’à l’occasion de la ratification d’accords négociés par les exécutifs. Généralement, le consensus qui entoure l’implication dans les politiques universitaires permet d’obtenir leur soutien. Le Conseil régional Rhône-Alpes fait cependant ici exception.

Les élus de l’assemblée du Grand Lyon ne sont pas des membres du réseau d’action publique étudié. Le soutien aux politiques d’implantation universitaire est constant et semble faire l’objet d’un consensus au sein de l’assemblée communautaire. Le vote de l’implication de la Communauté urbaine dans l’opération de la Manufacture des Tabacs est obtenu à la quasi-unanimité alors même qu’elle consacre le retour de l’université dans la commune centre. Le débat qui précède le vote atteste de l’absence d’opposition au projet 192 . Absence d’opposition politique d’abord puisque les socialistes et les communistes adhèrent au projet. Le contexte politique national facilite d’ailleurs la construction du consensus. Alors que le plan Université 2000 est lancé par Lionel Jospin et Claude Allègre, on voit en effet mal les conseillers PS développer une opposition à Michel Noir sur ce dossier. L’opposition aurait toutefois pu naître des communes périphériques. Gilles Savary a bien montré que les assemblées intercommunales étaient marquées par un effet « d’éviction partisan » 193  : l’intérêt communal se substitue souvent aux étiquettes politiques pour déterminer la position des élus sur un dossier. Le projet de la Manufacture des Tabacs, parce qu’il marque le retour des étudiants dans la ville-centre, aurait pu susciter l’opposition des élus de Villeurbanne et de Bron, communes où sont implantés les campus de Lyon I et Lyon II, et qui risquent de perdre une part importante de leurs effectifs étudiants. Le contexte de croissance de la démographie étudiante et d’urgence permet cependant d’emporter l’accord des élus des communes périphériques. Jean-Michel Dubernard souligne ainsi devant l’assemblée communautaire que :

‘« [l’équipe dirigeante du Grand Lyon] a réfléchi dans un certain nombre de directions avec une constante : essayer de garder l’étudiant dans l’agglomération, ce qui ne signifie pas ramener l’étudiant dans la ville de Lyon comme on a pu nous le reprocher. Je crois avoir eu l’occasion de dire ici qu’il y « en aura pour tout le monde », pour tous ceux qui le souhaitent en tout cas » 194 . ’

Même l’opposant le plus radical à Michel Noir au Grand Lyon ne cherche pas à entraver l’investissement communautaire dans l’opération. Alors même qu’il s’est lancé dans une stratégie de harcèlement juridique de l’exécutif communautaire, Etienne Tête, conseiller communautaire vert, exclut la Manufacture des Tabacs de ses recours devant le tribunal administratif. Sur un strict plan du droit, l’opération apparaît pourtant contestable. Le Grand Lyon, établissement public de coopération intercommunale, est régi par le principe de spécialité. A l’inverse des collectivités territoriales, l’institution intercommunale ne dispose pas d’une compétence générale d’intervention. Ses compétences n’incluant pas l’investissement dans l’immobilier universitaire, l’intervention du Grand Lyon pourrait faire l’objet de recours devant le tribunal administratif. Alors que le conseiller vert défère au tribunal administratif de Lyon des décisions communautaires, notamment parce qu’elles privilégient la ville-centre 195 , il exclut la réhabilitation de la Manufacture des Tabacs de ses recours.

Les membres de l’assemblée communautaire n’entravent donc pas l’exécutif dans le lancement du projet. Impliqués seulement pour ratifier des projets décidés dans d’autres lieux, l’assemblée ne fonctionne que comme une chambre d’enregistrement. Les membres du bureau communautaire ne semblent pas non plus réellement associés aux décisions. Certains d’ailleurs se plaignent rapidement de la marginalisation de l’institution :

‘« Claude Pillonel, Jean-Philippe Delsol et Bernard Roger-Dalbert exposent que des dysfonctionnements gênent le bon fonctionnement de l’exécutif communautaire. Pour Jean-Philippe Delsol, le bureau [communautaire] se borne à enregistrer des décisions prises en d’autres lieux. » 196

Sans qu’on puisse les considérer comme des membres du réseau d’action publique qui gère les politiques d’implantation universitaire, les élus les plus informés de l’état d’avancement des opérations et des positions arrêtées sont ceux qui participent aux réunions avec les membres les plus influents du Conseil général du Rhône 197 . Dans ces réunions, sont définies les stratégies adoptées dans la conduite conjointe des grands dossiers impliquant le département et la Communauté urbaine (Manufacture des Tabacs, Opéra de Lyon, construction du périphérique…). Les élus (Serge Guinchard, Henry Chabert…) et les administratifs (Guy Barriolade, Pierre Ducret…) qui y participent sont choisis en fonction de leur compétence sur les dossiers traités. Ces réunions regroupent, pour la Communauté urbaine, seulement une dizaine d’élus et d’administratifs. L’information sur les projets les plus ambitieux transite donc essentiellement entre les quelques membres les plus impliqués dans la gestion communautaire. Le Conseil municipal de la Ville de Lyon n’est pas plus associé à la prise de décision. Il entérine systématiquement les décisions qui sont proposées par l’exécutif.

Au Conseil général, l’assemblée ne conteste pas les décisions élaborées par l’exécutif 198 . La petite taille du département et le fait que l’ensemble des universités soit situées dans l’agglomération lyonnaise rendent inutiles la recherche des équilibres entre différents sites. L’existence d’une majorité confortable et stable dans l’assemblée départementale complète enfin les ressources de l’exécutif pour faire adopter ses projets. Les conseillers généraux du Rhône ne sont donc pas des membres du réseau d’action publique étudié 199 .

La situation de la région Rhône-Alpes tranche avec celle des autres institutions territoriales. Si l’assemblée territoriale n’est pas plus associée aux décisions, elle ne suit pas toujours son exécutif et n’adopte parfois pas les décisions qui lui sont soumises. Ainsi le contrat de plan Etat-région 1994-99 qui inclut le volet enseignement supérieur est refusé deux fois par l’assemblée régionale 200 . La première fois, c’est l’ensemble du Conseil régional, y compris les élus RPR-UDF, qui entend protester contre l’insuffisance des crédits de l’Etat dans le contrat de plan. La seconde, les voix de Génération Ecologie et des élus divers gauches font défaut au maire de Belley, malgré une rallonge des crédits étatiques. Charles Millon ne dispose en effet pas depuis 1992 de majorité. Il doit s’appuyer, pour reprendre ses mots, sur des « majorités de projets » 201 et rallier les voix de Génération Ecologie et des élus divers gauches pour faire adopter le contrat de plan 202 . Lors du mandat suivant sous la présidence Millon (1998-1999), c’est la commission permanente du Conseil régional Rhône-Alpes qui refuse d’adopter certains rapports proposés par le président. Les voix du Front national, nécessaires au président Millon pour faire passer ses projets, lui font parfois défaut, ce qui contribue à retarder l’avancement des travaux 203 . La stratégie de stricte opposition développée par les élus de gauche rend ici impossible l’adoption de certains projets notamment dans le domaine de l’enseignement supérieur. Paradoxalement en 2000, l’absence de majorité d’Anne-Marie Comparini n’est pas un obstacle à l’adoption du contrat de plan 2000-06 en première lecture. Soutenue par le PS et les élus UDF et RPR opposés à Charles Millon, la présidente de la région parvient à faire adopter son projet. La situation politique de la présidente, si elle a des conséquences sur la négociations du contrat de plan, renforce plutôt le loyalisme de la majorité sur laquelle elle s’appuie.

La situation du Conseil régional est donc singulière. Parce qu’il ne permet pas de dégager de majorité politique forte, le mode de scrutin adopté de 1986 à 1998 a des effets sur le poids et l’implication de l’assemblée régionale qui est moins marginalisée que ses homologues municipale, intercommunale et départementale. Si les élus régionaux ne peuvent être considérés comme des membres du réseau d’action publique qui gère les politiques universitaires, la situation politique souvent difficile au Conseil régional a des implications sur le mode de fonctionnement du réseau. L’assemblée régionale n’est pas une instance qui ratifie toujours les décisions préparées par l’exécutif. La situation politique en son sein doit ainsi être prise en compte par les membres du réseau dans leurs négociations.

Le Conseil régional Rhône-Alpes se singularise également par la mise en place de commissions sur l’enseignement supérieur. L’association des conseillers régionaux à la réflexion sur le développement universitaire débute en 1988 par la mise en place d’un groupe de travail sur l’enseignement supérieur. Le groupe de travail accède au statut de commission en 1992. Regroupant vingt et un conseillers, il est chargé de préparer l’implication de la région Rhône-Alpes dans l’enseignement supérieur. La participation des conseillers aux travaux du groupe est variable : elle alterne entre l’assiduité la plus marquée et l’absentéisme intégral (quatre conseillers régionaux n’assistent ainsi à aucune séance du groupe de travail) 204 . Pour les élus présents, la participation aux travaux du groupe de travail permet d’entendre les représentants de l’enseignement supérieur lyonnais lorsqu’ils y sont auditionnés 205 . Lieu d’échange de points de vue sur l’enseignement supérieur, lieu de tentative de définition de priorités d’investissement, le groupe de travail fonctionne également comme un espace d’information sur l’état d’avancement des négociations entre l’exécutif régional et l’Etat dans la préparation du CPER 1989-1994 puis du schéma Université 2000. La commission enseignement supérieur qui le remplace en 1992 joue également ce rôle pour les CPER 1994-1999, 2000-06 et pour le plan Université du 3ème millénaire. Si les membres du groupe de travail puis de la commission enseignement supérieur sont informés de l’avancement des projets, ils ne sont pas pour autant associés aux négociations qui concernent avant tout l’exécutif régional 206 . La situation politique de 1999 à 2004 ne fait que marginalement évoluer les choses. Si le pouvoir de la commission « enseignement supérieur/recherche » et de son président socialiste semble plus important, les négociations avec l’Etat continuent d’associer avant tout Anne-Marie Comparini et Charles Personnaz, le vice-président chargé de l’enseignement supérieur :

‘« [la négociation entre l’Etat et la région] passe d’abord par l’exécutif mais la commission et son président sont associés. J’étais mis au courant par les services de l’état d’avancement de la négociation. J’ai même parfois représenté la région dans certaines discussions. Mais cela, c’est en accord avec les vice-présidents. » 207

La participation à des structures de réflexion interne au Conseil régional ne confère donc pas un accès aux élus régionaux qui ne disposent pas d’une place dans l’exécutif.

Dans la négociation des politiques d’implantation universitaire, les assemblées délibérantes sont donc largement marginalisées au profit des exécutifs. L’action conjointe, en impliquant la désignation de portes-parole des institutions qui négocient avec les partenaires, renforce le fonctionnement centralisé des collectivités territoriales de l’après-décentralisation.

Sur la période d’analyse retenue, l’implication des collectivités locales se fait croissante. A l’inverse des années 1960, les acteurs locaux deviennent des membres permanents du réseau d’action publique étudié. L’investissement local tend à accroître le nombre d’institutions qui interviennent dans les politiques d’implantation universitaire. Le maintien de la centralisation du fonctionnement des collectivités territoriales après la décentralisation tend cependant à limiter le nombre de membres du réseau qui gouverne les politiques d’implantation universitaire. Si le réseau se fait plus polyarchique, l’ouverture des scènes décisionnelles posée en hypothèse est à relativiser. Il convient maintenant de prendre la mesure des conséquences du changement de forme du réseau sur les acteurs étatiques impliqués dans le réseau d’action publique.

Notes
192.

Seul Etienne Tête, conseiller communautaire Vert s’abstient sur le projet. L’abstention d’Etienne Tête, qui est dans une stratégie d’opposition radicale à Michel Noir, vaut cependant approbation. Bulletin communautaire du Grand Lyon, séance publique du 29 octobre 1990, décision n°90-1501, pp.125-128.

193.

Gilles Savary, « La régulation consensuelle communautaire : facteur d’intégration/désintégration politique. L’exemple de la communauté urbaine de Bordeaux », Politiques et management public, vol. 16, n°1, mars 1998, p.110.

194.

Bulletin communautaire du Grand Lyon, séance publique du 29 octobre 1990, décision n°90-1501, p.127.

195.

Sur un recours d’Etienne Tête, le tribunal administratif de Lyon annule le 22 novembre 1991 les subventions de 90 millions de francs consenties par la Communauté urbaine à la rénovation de l’Opéra de Lyon parce que l’institution intercommunale ne dispose pas de compétence en la matière. (« Michel Noir ironise sur l’omission du tribunal administratif », Lyon Libération, 28 novembre 1991). Interrogé sur le sujet Etienne Tête déclare : « J’ai démontré en soulevant un point symbolique et important que le président de la COURLY ne pouvait favoriser sa commune. La COURLY est un ensemble de communes. Ce qui est important c’est d’établir un équilibre entre communes. Dans le cas de l’Opéra, il y a abus de position dominante. La COURLY prélève des impôts sur la communauté. Nous devons assurer qu’elle n’investisse pas ces ressources au profit de la seule ville-centre. » « Huitième succès pour Etienne Tête face à la COURLY », Libération, 26 novembre 1991.

196.

Archives du Grand Lyon, série1882W, carton n°2, relevé de décision du bureau communautaire du 3 décembre 1990.

197.

Archives du Grand Lyon, série 1882W, carton n°12, réunions du C3G (concertation Communauté urbaine/Conseil général du Rhône) des 14 janvier 1991, 25 février 1991, 18 mars 1991, 30 septembre 1991, 20 janvier 1992.

198.

Archives du service « enseignement supérieur » du Conseil général du Rhône, carton n°110, « Université 2000 – Manufacture des Tabacs », délibérations du Conseil général du 28 octobre 1991et du 25 mai 1992.

199.

Il semble ici que la décentralisation ait abouti à un renforcement des exécutifs des départements. Marc Abelès note ainsi que « … le président [du Conseil général] occupe désormais à lui seul le centre, entouré par un conseil qui n’est plus ce parlement tantôt bavard, tantôt somnolent qu’on a connu dans un passé récent. Il y a fort à parier que le conseiller général ne sera plus jamais ce qu’il a été c’est-à-dire le représentant et le messager. Il lui faut prendre en compte les intérêts globaux du département et devenir en somme membre à part entière d’un gouvernement local. » Marc Abelès, Jours tranquilles en 89. Ethnologie politique d’un département français, Paris, Odile Jacob, 1989, p. 192.

200.

Il est refusé par le Conseil régional le 29 avril 1994 (« Région Rhône-Alpes les retardataires du contrat de plan », Le Monde, 23 mai 1994)  et le 3 juin 1994 (« Au Conseil régional de Rhône-Alpes M. Millon est mis en minorité sur le contrat de plan », Le Monde, 6 juin 1994). Le contrat de plan Etat-région est finalement adopté le 1er juillet 1994 (« L’adoption des deux derniers contrats de plan entre l’Etat et la région », Le Monde, 4 juillet 1994).

201.

« Région Rhône-Alpes : Les embarras de M. Millon », Le Monde, 18 juillet 1994

202.

« L’adoption des deux derniers contrats de plan entre l’Etat et la région », Le Monde, 4 juillet 1994.

203.

Ainsi, le rapport n°98.03.545 présenté à la commission permanente du Conseil régional le 25 septembre 1998 est rejeté. Il concerne un projet de convention entre le Conseil régional et l’université Jean Moulin Lyon III pour des aménagements supplémentaires à la Manufacture des Tabacs demandés par l’université et une subvention de 2,5 millions de francs au CROUS de Lyon / Saint-Etienne. Le rapport est finalement accepté par l’assemblée plénière du Conseil régional dans sa séance des 22 et 23 octobre 1998 (rapport n°98-03-707 du président à l’assemblée plénière du Conseil régional, séance des 22 et 23 octobre 1998).

204.

Le relevé des présences a été effectué sur les compte-rendus des réunions du groupe de travail sur l’enseignement supérieur d’octobre 1988 à avril 1992. Archives du Conseil régional Rhône-Alpes, cartons 92W20, 106W27, 141W31, 145W12.

205.

Sont auditionnés pour l’enseignement supérieur lyonnais notamment Michel Cusin, le président de Lyon II (Archives du Conseil régional Rhône-Alpes, carton n°92W20, compte-rendus des séances du groupe de travail sur l’enseignement supérieur du 25 novembre 1988 et du 22 novembre 1989), Maurice Niveau, recteur de l’académie de Lyon, Mr Callot, vice-président de Lyon III (Archives du Conseil régional Rhône-Alpes, carton n°92W20, compte-rendu de la séance du 22 novembre 1989), Mr Zech président de Lyon I (Archives du Conseil régional Rhône-Alpes, carton 141W31, compte-rendu de la séance du 22 mai 1990 et Mr Fontaine, représentant de Lyon I (Archives du Conseil régional Rhône-Alpes, carton 145W12, séance du 10 septembre 1991).

206.

« Dans ce groupe de travail, nous n’étions qu’une aide à l’exécutif, c’est quand même l’exécutif c’est-à-dire le président et le vice-président en charge de l’enseignement supérieur qui ont discuté avec l’Etat ». Entretien avec Nicole Peycelon, membre du groupe « enseignement supérieur » puis présidente de la commission « enseignement supérieur » de 1992 à 1998, 11 mars 2002.

207.

Entretien avec Roger Fougères, président de la commission « enseignement supérieur/recherche » au Conseil régional Rhône-Alpes de 1999 à 2004, 25 février 2002.