2. La disparition du ministère de l’Equipement

Comme dans le cas du ministère de l’Education nationale, l’analyse de la place des services de l’Equipement se heurte aux évolutions des découpages ministériels. Les services du ministère de la Construction, acteurs centraux de la conduite du projet de Lacroix Laval, disparaissent en effet avec la création du ministère de l’Equipement en 1966. L’implication des acteurs des services du ministère de la Construction est donc ici comparée avec la position occupée dans les années 1990-2000 par les directions départementales et les services centraux du ministère de l’Equipement. Ces acteurs voient leur position drastiquement affectée par la décentralisation et l’implication des collectivités territoriales dans les politiques d’implantation universitaire. De centraux dans les années 1960, ils finissent par être exclus trente ans plus tard.

Membres incontournables du réseau des années 1960, les fonctionnaires du ministère de la Construction sont très impliqués dans le projet de Lacroix Laval tant au niveau central que déconcentré. Ainsi, c’est le directeur départemental du ministère de la Construction qui prévient le préfet de l’intérêt de la réservation des terrains de Lacroix Laval 253 . C’est à ce niveau que s’opère la véritable instruction du dossier sous l’autorité du préfet du Rhône. Le directeur départemental du ministère de la Construction se trouve au centre du réseau qui gère ces politiques. Il est ainsi en relation avec le recteur 254 et le préfet du Rhône 255 mais aussi avec les universitaires lyonnais en charge de la promotion du dossier. L’assesseur du doyen de la faculté des lettres, responsable du projet de Lacroix Laval, crédite le ministère de la Construction d’un rôle éminent dans la gestion du dossier :

‘« Je pense que ce domaine a été mis en vente et qu’au ministère de l’Equipement [de la Construction], il y a des gens qui ont pensé qu’il serait utile de l’acheter. Je crois que le ministère de L’Equipement a joué un rôle déterminant là-dedans. En tous les cas, je m’entendais très bien avec le responsable des constructions scolaires et universitaires de l’Equipement [de la Construction]. » 256

Le directeur départemental de la Construction pallie ici le manque d’expertise technique des services du rectorat d’académie en faisant office de service constructeur du rectorat. C’est lui qui instruit le dossier d’expropriation du propriétaire du terrain, Matthieu Franchini, et qui est son interlocuteur principal. Il dispose de relais dans les services parisiens de son ministère d’appartenance 257 tant au niveau des autorités politiques qu’administratives 258 . Ses relations avec les services parisiens dépassent même les découpages strictement sectoriels ; il noue ainsi des relations avec le ministère de l’Agriculture 259 au moment du projet d’installation de l’Ecole nationale vétérinaire sur le domaine. Il est même saisi d’interventions politiques tendant à défendre les intérêts de Mathieu Franchini, le propriétaire 260 , concurrençant ici le préfet dans son rôle d’interlocuteur privilégié du personnel politique. Le directeur départemental de la Construction apparaît comme un acteur central du réseau d’action publique qui gère le dossier. En contact avec l’ensemble des acteurs, c’est lui qui dispose du plus d’information et de la vue la plus globale du dossier.

Les autorités centrales du ministère de la Construction interviennent uniquement comme des relais des interventions du personnel politique qui défend les intérêts du propriétaire du terrain, peu disposé à céder son domaine au ministère de l’Education nationale. Ainsi, les services centraux du ministère de la Construction sont saisis par Mr Ben Roin, ancien ministre tunisien, d’une demande de conciliation des intérêts du propriétaire et des projets du ministère de l’Education nationale 261 . De même, Jean Chamant, ancien ministre et député de l’Yonne, saisit le ministre de la Construction pour, là encore, tenter d’intervenir dans un sens favorable à Mathieu Franchini 262 . Singulièrement, la défense des intérêts des administrés s’opère à partir du centre pour transiter ensuite vers la périphérie à l’inverse du mécanisme de la régulation croisée. Si elle est effective, la participation des acteurs centraux du ministère de la Construction n’est pas comparable par sa fréquence à celle des services déconcentrés. Ils ne sont que des relais des interventions politiques. Incontournables dans les années 1960, ils vont singulièrement disparaître du réseau étudié dans les années 1990. L’implication croissante des collectivités territoriales aboutit à l’exclusion de ces acteurs étatiques.

Dans la gestion du dossier de la Manufacture des Tabacs, ni les services de la direction départementale de l’Equipement (DDE) ni les services centraux n’interviennent. Nous n’avons pu relever qu’une seule apparition de la DDE dans le groupe de suivi de la Manufacture des Tabacs 263 . Cette relative absence n’est pas le signe d’un désintérêt des services de l’Equipement pour l’immobilier universitaire. Il témoigne plutôt d’une volonté réelle et explicite de certains acteurs participant au réseau de ne pas inclure la DDE du Rhône dans la gestion de ces politiques. Ainsi, Gilles Guyot est défavorable à ce que la maîtrise d’ouvrage déléguée soit exercée par les services de l’Equipement :

‘« Je pense d’ailleurs que c’était une bonne décision [ne pas prendre la DDE comme maître d’ouvrage délégué] parce que toutes les expériences que l’on a de la maîtrise d’ouvrage DDE, c’est que l’utilisateur, tout le monde s’en fout. On m’avait demandé pourquoi je ne voulais pas que ce soit la DDE. J’avais répondu : « parce que toutes les fois qu’il y aura un problème sur la place d’une porte ou le sens dans lequel elle s’ouvre, je n’ai pas envie que cela s’arbitre dans le bureau du préfet. » Parce que ça, c’est des trucs à se fâcher avec les gens et on ne peut se permettre de se fâcher avec le préfet. » 264

Le service « construction publique » de la direction départementale de l’Equipement du Rhône tente également, sans succès, de proposer ses prestations au directeur de la division logistique et bâtiment de la Communauté urbaine au moment du lancement de l’opération :

‘« Je me souviens par contre avoir vu peu de temps après mon arrivée la DDE qui a un service construction publique qui était venue aux nouvelles en disant : « est-ce que vous auriez besoin d’un conducteur d’opération ? ». On a dit : « non merci ». » 265

La situation lyonnaise semble cependant spécifique : l’exclusion de l’expertise technique de la DDE est rendue plus aisée par la structuration importante des services de l’ingénieur régional conseiller technique du rectorat et par la présence de collectivités locales (la Communauté urbaine de Lyon et le Conseil général du Rhône pour l’essentiel) disposant de services rompus à l’exercice des fonctions de maître d’ouvrage.

Les services de l’Equipement sont donc considérablement affectés par la décentralisation. L’inclusion des collectivités territoriales dans les politiques et le renforcement de leurs services offrent une alternative à l’expertise technique des directions départementales de l’Equipement. Si le réseau observé dans les années 1990 ne comprend que des acteurs publics (collectivités territoriales et Etat), il est marqué par la disparition des acteurs de l’Equipement. Contrairement aux observations réalisées sur d’autres terrains 266 , on sort bel et bien ici du couple élu local/ingénieur de l’Equipement. Si la structure ministérielle perd sa place dans le réseau d’action publique, l’expertise technique des ingénieurs de l’Equipement se retrouve souvent au sein des services de l’ingénieur régional conseiller technique du rectorat. Ce sont en effet souvent des ingénieurs issus de l’Equipement qui occupent ces postes. La position du préfet, si elle n’est pas remise en cause dans la même mesure que celle de l’Equipement, est également affectée par la décentralisation et la mise en contractualisation de l’immobilier universitaire.

Notes
253.

Archives départementales du Rhône, série 2690W, carton n°34, courrier du directeur départemental du ministère de la Construction au préfet du Rhône du 18 juillet 1958.

254.

Archives départementales du Rhône, série 2690W, carton n °34, courrier du directeur départemental du ministère de la Construction au recteur d’académie, 27 septembre 1958.

255.

Archives départementales du Rhône, série 2690W, carton n°34, lettre du directeur départemental du ministère de la Construction au cabinet du préfet du 28 novembre 1961.

256.

Entretien avec Michel Laferrère, assesseur du doyen de la faculté des lettres de 1962 à 1967, 21 janvier 2003.

257.

Archives départementales du Rhône, série 2690W, carton n°34, courrier du directeur départemental du ministère de la Construction à Mr le ministre de la Construction du 10 septembre 1958.

258.

Archives départementales du Rhône, série 2690W, carton n°34, lettre de la sous-direction du contrôle foncier du ministère de la Construction à la direction départementale du ministère de la Construction du 21 mai 1959.

259.

Archives départementales du Rhône, série 2690W, carton n°34, lettre du 28 juillet 1961 de Mr Tapernoux, membre du cabinet du directeur de l’Ecole nationale vétérinaire au directeur départemental du ministère de la Construction ; lettre de la direction générale de l’enseignement et des affaires professionnelles du ministère de l’Agriculture au directeur départemental de la Construction, 27 février 1962.

260.

Archives départementales du Rhône, série 2690W, carton n°34, lettre de Mr le député Devermy au directeur départemental du ministère de la Construction du 19 janvier 1963.

261.

Archives départementales du Rhône, série 2690W, carton n°34, note confidentielle adressée par les services centraux du ministère de la Construction à la direction départementale du ministère de la Construction du 8 août 1958.

262.

Archives départementales du Rhône, série 2690W, carton n°34, lettre du 12 février 1962 de Mr Chamant au directeur départemental du ministère de la Construction.

263.

Archives du service des affaires scolaires et de l’enseignement supérieur du Conseil général du Rhône, carton 110 « Université 2000, Manufacture des Tabacs », réunion du 15 octobre 1992 à la COURLY.

264.

Entretien avec Gilles Guyot, président de Lyon III de 1997 à 2002, 6 janvier 2003.

265.

Entretien avec Henry Alexandre, directeur de la division « logistique et bâtiment » du Grand Lyon de 1990 à 1991, 4 juin 2002.

266.

Hélène Reignier, « Le pluralisme limité de l’action publique territoriale : le ministère de l’Equipement entre adaptations et continuités » dans Joseph Fontaine et Patrick Hassenteufel (dir.), To Change or not to Change…, op. cit., pp. 189-209.