2. Un accès aux élus locaux disputé

Les relations entretenues avec les élus locaux sont également marquées par l’effacement progressif du préfet de département et de ses services. Dans le dossier de Lacroix Laval, le préfet agit comme un agent de « liaison » 290 entre le monde universitaire et le monde des élus locaux. Il tente en effet de sensibiliser le personnel politique local aux enjeux des implantations universitaires et d’inclure des élus dans le cercle décisionnel. A deux reprises dans la gestion du dossier de Lacroix Laval, le préfet du Rhône cherche à associer des élus locaux autour du projet qu’il défend. Ainsi, c’est lui qui propose l’intervention du Conseil général du Rhône par deux fois dans le dossier 291 . L’accès au Conseil général dans les années 1960 donne au préfet une maîtrise des questions qui sont portées à l’agenda du département. L’influence préfectorale sur les élus départementaux ne doit cependant pas être surévaluée : les deux fois, nous l’avons vu, le préfet du Rhône se heurte au refus de la collectivité territoriale de s’impliquer. Quand le dossier des implantations universitaires devient d’une urgente priorité, il réussit à inclure à nouveau des élus dans le cercle décisionnel. Ainsi, le préfet dans les réunions qu’il organise invite des conseillers généraux, des maires et des adjoints au maire des collectivités territoriales concernées par le projet 292 . Il sélectionne ainsi les acteurs qui sont conviés à participer aux politiques d’implantation universitaire.

Même si elles sont des échecs relatifs, ces tentatives préfectorales tranchent cependant avec la situation trente ans plus tard. Au moment du lancement de l’opération, Michel Noir et Jean-Michel Dubernard s’adressent directement au ministre de l’Education nationale sans passer par la médiation préfectorale. Si le recteur d’académie tient un rôle central dans la conduite du dossier, le préfet du Rhône n’est pas impliqué. Au tournant des années 1990, il n’est plus l’interlocuteur privilégié des élus locaux et perd une grande partie de son aura auprès d’eux :

‘« Il ne faut pas oublier qu’avant 1982, le préfet orientait complètement la politique du département. Donc le pouvoir, c’était le préfet. L’élu avait une grande déférence à l’égard du préfet. On allait le consulter. Aujourd’hui, les nouveaux élus qui n’ont pas connu cette période de la décentralisation y compris dans les départements très ruraux, ils se foutent totalement du préfet. Ils ne vont pas le voir quand il sont élus. »  293

Le recteur d’académie, par son inclusion croissante dans les réseaux décisionnels, dispute au préfet son accès aux élus locaux. C’est seulement au moment du lancement du schéma Université 2000 et par l’inclusion postérieure des programmes immobiliers dans le contrat de plan Etat-région que l’institution préfectorale retrouve une position plus assise dans le réseau d’action publique. Dans cette procédure, le préfet de région est en effet l’interlocuteur privilégié de la région dans la négociation 294 . Cependant, la déconcentration de la négociation n’est pas complète. Les élus régionaux entretiennent des contacts personnels et directs avec les ministres concernés, y compris à la demande du préfet lui-même 295 .

La permanence des préfets du Rhône dans les réseaux décisionnels ne doit donc pas masquer l’affaiblissement de la position des préfets de département dans la période post-décentralisation. C’est en tant que préfet de région qu’ils sont des membres incontournables du réseau étudié. La perte de l’exécutif départemental et le repli sur le contrôle de légalité semblent lourds de conséquences pour les préfets de département qui perdent leur rôle de médiation des intérêts départementaux et d’interlocuteur privilégié des élus locaux sur ces dossiers. Ces remarques sont convergentes avec les conclusions qu’Im Tobin tire de ses analyses sur le préfet de département dans la période post-décentralisation :

‘« l’image de « premier personnage de son département » ou du « roi présent dans son département » par lequel J.P. Worms décrit le préfet est en voie de disparition. Sa thèse de la convergence de tout le réseau des notables sur le préfet  n’a plus de sens réel actuellement. » 296 . ’

Au delà du fait que le recteur échappe au rôle de direction préfectorale des services déconcentrés de l’Etat, la structuration des rectorats à un niveau supra-départemental ne facilite pas l’influence des préfets de département. A l’inverse, la décentralisation et la mise en place des contrats de plan sont une ressource pour l’affirmation des services de la préfecture de région. Si la régionalisation avait buté dans les années 1960 sur la forte structuration du système politico-administratif français au niveau départemental et sur la résistance des notables locaux 297 , elle profite de la décentralisation pour s’affirmer. La contractualisation des investissements civils de l’Etat, via la procédure des contrats de plan, permet donc aux services de la région d’affirmer leur place dans les réseaux décisionnels locaux. La structuration relativement faible du Conseil régional dans le système politico-administratif français et l’exiguïté de ses compétences 298 permettent au préfet de région de s’affirmer comme un partenaire incontournable de la région au travers des dispositifs conventionnels. C’est par la décentralisation que la régionalisation de l’action de l’Etat semble donc doucement s’affirmer. Le changement issu de la décentralisation permet également de conforter, plus de vingt après leur création par la loi Faure, les présidents d’université. Si l’affirmation du pouvoir des exécutifs universitaires résulte bien plus de la mise en place de la contractualisation des relations avec le ministère de tutelle 299 , l’intervention des collectivités territoriales dans l’immobilier universitaire participe également du renforcement des exécutifs des établissements.

Notes
290.

Voir Franz Pappi et Thomas Konig, « Les organisations centrales dans les réseaux du domaine politique : une comparaison Allemagne – Etats-Unis dans le champ de la politique du travail », Revue française de sociologie, vol. 36, n°4, octobre-décembre 1995, p. 734. Les deux auteurs reprennent les distinctions élaborées par Roberto Fernandez et Roger Gould, « A Dilemma of State Power : Brockerage and Influence in the National Health Policy Domain », American Journal of Sociology, vol. 99, pp. 1455-1491.

291.

Archives départementales du Rhône, série 2690 W, carton n°34, courrier du directeur départemental du ministère de la Construction au recteur de l’académie de Lyon, 27 septembre 1958 et courrier du 19 août 1961 du préfet du Rhône au directeur du centre d’études de la sécurité sociale.

292.

Archives nationales section contemporaine, série 1977 0533, carton n°2, compte-rendu de la réunion du 11 mars 1969.

293.

Entretien avec Pierre Jamet, directeur de cabinet de Michel Mercier et directeur des services du Conseil général du Rhône depuis 1990, 8 janvier 2003. Le changement dans les relations entre le préfet et les élus locaux ne semble pas être repérable qu’en milieu urbain. Sur les modifications dans le rapport préfet/président de Conseil général en milieu rural voir Marc Abelès, « Administration et collectivités locales » dans Pierre Muller (dir.), L’administration française est-elle en crise ?, Paris, L’Harmattan, 1992, pp. 207-217.

294.

Entretien avec Guy Bertholon, chargé d’études « enseignement supérieur » pour le SGAR de 1989 à 1992, 7 décembre 2002.

295.

Entretien avec Anne-Marie Comparini, présidente de la région Rhône-Alpes de 1999 à 2004, 29 juillet 2004.

296.

Im Tobin, Le préfet dans la décentralisation, op. cit., p. 226-227.

297.

Voir sur ce point Pierre Grémion, Le pouvoir périphérique…, op. cit.

298.

Voir sur ce point Jacques Chevallier, « Les compétences régionales » dans CURAPP, Les politiques régionales, Paris, PUF, 1993, pp. 7-26.

299.

Les travaux réalisés par Erhard Friedberg et Christine Musselin ont bien montré l’affirmation du niveau universitaire. Si les premières analyses démontrent la faiblesse du niveau « université » (Erhard Friedberg et Christine Musselin, En quête d’universités, Paris, L’Harmattan, 1989, 220 p.), les plus récentes constatent son affermissement (Christine Musselin, « Etat, Université : la fin du modèle centralisé ?», art. cit.; Christine Musselin, La longue marche..., op. cit.).