1. D’un accès au réseau limité à l’ouverture des scènes décisionnelles

La loi Faure constitue en effet une véritable ligne de partage dans l’accès universitaire au réseau décisionnel. De 1958 à 1968, la délocalisation des établissements à Lacroix Laval ne mobilise que très faiblement les membres des facultés de sciences, de lettres et de droit qui sont concernées par le projet. Les scientifiques, disposant déjà du campus de La Doua au nord de l’agglomération, ne s’investissent que très peu dans le projet. La réalisation de Lacroix Laval n’est, pour eux, pas aussi essentielle que pour les littéraires et les juristes qui connaissent une situation immobilière des plus tendues. Alors même que le pouvoir au sein de l’organisation facultaire est aux mains des doyens 300 et en dépit d’une situation d’urgence, ce sont deux jeunes assesseurs qui sont chargés du suivi du dossier 301 .

Les universitaires réellement impliqués dans la gestion du dossier et en contact avec les autres membres du réseau sont donc extrêmement peu nombreux. Ces universitaires tentent d’impliquer leurs collègues pour la définition des programmes pédagogiques nécessaires à l’achat du domaine par le ministère de l’Education nationale

‘« J’ai essayé de préparer ce qu’on appelle un programme pédagogique de façon à ce que le dossier passe devant la commission centrale des opérations immobilières, la CCOI. Ce dossier représentait tout de même une somme importante de travail parce qu’il fallait demander à tous les collègues de la faculté des lettres leurs effectifs, leurs progressions dans les années précédentes et comment on pouvait prévoir l’évolution pour les années à venir. » 302

S’ils sont responsables du dossier, les deux assesseurs restent toutefois soumis à l’assentiment de leurs pairs : la décision de s’implanter en périphérie relève du conseil de faculté, structure décisionnelle des facultés qui ne regroupe que les enseignants de rang A :

‘« Et puis n’oubliez pas qu’à cette époque là, seuls les enseignants avaient voix au chapitre. Les conseils de faculté ne comportaient que les enseignants. Il y avait deux organismes, le conseil et l’assemblée et le conseil ne comprenait que les professeurs titulaires de rang A. L’assemblée comprenait aussi des maîtres de conférence mais pas les assistants. L’assemblée c’était pour les décisions pédagogiques. Mais la décision de s’implanter ou non à Lacroix Laval, cela relevait du conseil. » 303

Même s’ils ont voix au chapitre par l’intermédiaire du conseil de faculté, l’ensemble des professeurs des facultés de droit et de lettres n’est pas inclus dans le réseau d’action publique qui gère le dossier de Lacroix Laval. Si l’accès du réseau est sélectif, c’est beaucoup plus par désintérêt universitaire pour la gestion de ces dossiers que par une réelle volonté d’exclure les autres professeurs :

‘« Quand on leur a proposé cette solution [aux membres enseignants de la faculté de lettres], ils n’ont dit ni oui ni non. Certains se sont mobilisés mais ils ne se sont pas vraiment engagés. (…) ils n’avaient pas l’habitude de se déplacer. Ils avaient l’habitude de faire leur cours sur les quais. Cela leur convenait très bien : la plupart habitait dans le centre de Lyon ce qui leur permettait d’aller à pied faire leur cours et ils ne voyaient pas du tout que les choses allaient complètement changer avec la massification de l’enseignement supérieur. Cette massification, on ne peut pas dire qu’elle leur plaisait beaucoup. Mes collègues qui enseignaient le grec, le latin, la linguistique, l’archéologie ne s’intéressaient absolument pas à cela. » 304 ’ ‘« Tout le monde habitait Ainay ou dans le 2ème [en centre-ville]. Personne n’avait envie d’aller à Lacroix Laval. (…) Mais en tous les cas, la concurrence, elle n’était pas pour y aller [à Lacroix Laval].» 305

Les universitaires impliqués dans la gestion du dossier de Lacroix Laval sont essentiellement en lien avec le recteur d’académie et le directeur départemental du ministère de la Construction. Michel Laferrère tente de nouer des contacts sans réel succès avec le maire de Lyon, Louis Pradel 306 .

Les événements de mai 1968 changent radicalement les conditions de l’accès au réseau en ouvrant très largement les scènes décisionnelles aux maîtres de conférence, aux assistants et aux étudiants qui ne participent pas jusqu’alors à la prise de décision. Si le désintérêt pour le projet domine la gestion précédente du dossier, la période post-68 est à l’inverse marquée par l’investissement important des universitaires lyonnais sur les questions immobilières. La localisation des établissements est en effet directement reliée à la question de la définition des universités. L’ouverture décisionnelle permise par la loi Faure couplée à l’intérêt suscité pour les projets contribuent donc à augmenter drastiquement le nombre des universitaires impliqués dans le suivi des dossiers.

La loi Faure tente de mettre fin au système des facultés hérité du XIXe siècle et cherche à promouvoir la mise en place d’établissements pluridisciplinaires et autonomes, les universités. Le dispositif d’application cherche à respecter les principes promus dans le texte : l’autonomie dicte au législateur de ne pas définir le découpage des nouveaux établissements. Il est donc très décentralisé et laisse la responsabilité de la définition des nouveaux établissements aux universitaires locaux.

La mise à bas de l’ordre facultaire place le recteur d’académie, en charge de l’application de la loi, devant un vide institutionnel. Il doit certes conduire des négociations 307 mais il ne dispose pas de structures représentatives. Le vide institutionnel est cependant rapidement comblé. La liste des assemblées constitutives provisoires des unités d’enseignement et de recherche (UER), préfigurations des futures unités d’enseignement et de recherche, est ainsi arrêtée en décembre 1968. Parallèlement à la mise en place de ces nouvelles structures, des conseils transitoires de gestion (CTG) des facultés sont institués pour assurer la gestion quotidienne des anciens établissements 308 . Leurs présidents, (systématiquement professeurs d’université), et vice-présidents (soit des enseignants soit des étudiants 309 ) sont élus par les assemblées constitutives provisoires des UER qui composaient les anciennes facultés.

Dans la définition des nouvelles universités, ce sont essentiellement les exécutifs des conseils transitoires de gestion et les présidents des assemblées constitutives des UER qui sont associés aux discussions. Ainsi, une commission chargée de mettre au point un programme pédagogique pour l’université de Lacroix Laval est mise en place. Elle regroupe les présidents des conseils transitoires de gestion des quatre facultés lyonnaises, les présidents des assemblées constitutives des UER et des instituts pressentis pour la constitution de l’université de Lacroix Laval 310 . Tendanciellement, ce sont les présidents des conseils transitoires de gestion des anciennes facultés qui disposent de l’accès le plus régulier aux autres acteurs du réseau d’action publique (recteur d’académie, services centraux du ministère de l’Education nationale, préfet). Lors des réunions avec le ministre de l’Education nationale 311 ou le préfet 312 , ce sont eux qui représentent les universitaires lyonnais. Pourtant, ils ne parviennent pas à clore les frontières du réseau et à fermer l’accès des universitaires aux autres partenaires.

Les présidents des conseils transitoires de gestion ne disposent pas d’une exclusivité d’accès aux autres partenaires du réseau. Certaines réunions portant sur la définition des universités lyonnaises et sur leur localisation ne comptent pas moins de cinquante-cinq participants dont vingt-quatre représentants étudiants 313 . Chaque UER est ici représentée par un élu enseignant et un élu étudiant. De plus, les conseils d’unités remettent périodiquement en cause la légitimité des conseils transitoires de gestion à mener les négociations sur la définition des universités et sur la question de leur localisation

‘« [L’UER des sciences pharmaceutiques] considère que les projets de constitution des futures universités sont du ressort des assemblées constitutives d’unités et non des conseils transitoires de gestion et demande à être consultée en tant qu’unité pour toute discussion concernant ces projets. » 314 . ’

Ils sont de plus particulièrement vigilants quant à la gestion du dossier des implantations universitaires. Dès lors qu’un projet va à l’encontre de la volonté d’un conseil, c’est l’ensemble de l’assemblée qui manifeste son désaccord auprès du recteur et s’immisce dans la gestion du dossier 315 .

Les membres des conseils d’unités, s’ils ne participent pas directement aux négociations avec les autres acteurs du réseau d’action publique, entretiennent cependant des contacts avec le recteur d’académie voire avec les acteurs centraux du ministère de l’Education nationale en leur envoyant des vœux. S’ils ne sont pas des membres à part entière du réseau d’action publique, ils disposent cependant, par leurs prises de position, par leur participation à certaines réunions, d’une influence, parfois décisive, sur la conduite des négociations. Les frontières du réseau sont ici poreuses : l’absence de porte-parole des intérêts universitaires contribue à affaiblir le bornage de ses limites. La mise en place progressive des universités contribue à réduire la fluidité de l’accès aux scènes décisionnelles.

En décembre 1969 sont créées par décision du ministère de l’Education nationale les universités Lyon I (regroupant les UER issues des facultés de sciences et médecine) et Lyon II (fusionnant les anciens établissements de droit et lettres). Les universités définies ne sont cependant que provisoires 316 . Une commission mixte Lyon I–Lyon II est mise en place pour définir quels enseignements doivent s’implanter à Lacroix Laval 317 . Ses membres 318 sont chargés d’élaborer un projet de redécoupage des universités lyonnaises qui est cependant soumis à l’acceptation des deux assemblées constitutives provisoires. Ce sont les membres de la commission mixte Lyon I – Lyon II qui disposent de l’accès le plus continu et d’un réel pouvoir de proposition 319 . Les membres des assemblées constitutives provisoires des deux universités puis les conseils d’université une fois qu’ils sont mis en place ne semblent pas intervenir dans les travaux de la commission. Contrairement à la situation précédemment décrite, on ne peut ainsi repérer aucune intervention de représentants de conseils d’UER ou d’universitaires dans les archives dépouillées.

La participation des universitaires lyonnais au réseau d’action publique qui gère les politiques d’implantation universitaire dans les années 1960 varie donc considérablement selon les périodes retenues. Si le projet de Lacroix Laval ne mobilise que peu d’universitaires à son commencement, la liaison qui est ensuite opérée entre la localisation géographique des futures universités et la question de leur découpage contribue à rendre l’accès aux scènes de négociation des plus fluides. Une fois les universités de Lyon I et Lyon II définies, l’accès se fait un peu plus sélectif. La conduite du projet de la Manufacture des Tabacs, à l’inverse, est marquée par l’affirmation des présidents d’université comme seul représentant légitime de leur établissement. L’inclusion des collectivités territoriales dans le financement des politiques d’implantation universitaire, si elle n’est pas la cause du renforcement présidentiel, y participe.

Notes
300.

Christine Musselin, La longue marche des universités…, op. cit., pp. 49 et suivantes ; Antoine Prost, Education, société et politiques une histoire de l’enseignement supérieur en France de 1945 à nos jours, Paris, Seuil, 1992, pp. 136-137.

301.

Il s’agit de Michel Laferrère pour la faculté de lettres et de Jean Garagnon pour la faculté de droit.

302.

Entretien avec Michel Laferrère, assesseur du doyen de la faculté de lettres de 1962 à 1967, 21 janvier 2003.

303.

Entretien avec Jean Garagnon, assesseur du doyen de la faculté de droit de 1965 à 1968, 4 février 2003.

304.

Entretien avec Michel Laferrère, assesseur du doyen de la faculté de lettres de 1962 à 1967, 21 janvier 2003.

305.

Entretien avec Jean Garagnon, assesseur du doyen de la faculté de droit de 1965 à 1968, 4 février 2003.

306.

Entretien avec Michel Laferrère, assesseur du doyen de la faculté des lettres de 1962 à 1967, 21 janvier 2003.

307.

Le recteur dans cette phase de mise en œuvre est chargé par le ministre de l’Education nationale d'organiser « les consultations les plus larges possibles de toutes les catégories intéressées (...) y compris les groupes minoritaires et les catégories non représentées » Archives départementales du Rhône, carton n°2, instructions ministérielles envoyées aux recteurs d'académie, note d'information n°1, octobre 1968.

308.

Décret n°68-1104 du 7 décembre 1968.

309.

La place des étudiants est variable dans ces structures : les vice-présidences des CTG de la faculté des lettres et de droit sont réparties paritairment entre enseignants et étudiants (Archives départementales du Rhône, , série 2690W, carton n°2, note du président du CTG de la faculté de droit au recteur d’académie du 17 avril 1969 ; note du président du CTG de la faculté des lettres au recteur d’académie du 28 mars 1969 ; note du 17 avril 1969 du président du CTG de sciences au recteur) alors que le CTG de la faculté de médecine ne compte aucun étudiant (Archives départementales du Rhône, série 2690W, carton n°2, note du 18 avril 1969 du président du CTG de la faculté de médecine au recteur d’académie).

310.

Il s’agit des présidents des assemblées constitutives des UER de droit, économie politique, gestion, sciences de la nature, sciences de l’homme et de son environnement, sciences psychologiques, sociologiques, ethnologiques et pédagogiques, langues vivantes, sciences du langage et les directeurs des instituts de biologie animale, science financière et assurances, études politiques. Archives nationales section contemporaine, série 1977 0533, carton n°2, procès-verbal de la réunion tenue en salle du conseil de l’université de Lyon transmis par le recteur d’académie à l’inspecteur général Praderie par lettre du 8 mai 1969.

311.

Archives départementales du Rhône, série 2690W, carton n°3, séance de travail présidée par Olivier Guichard, 2 septembre 1969.

312.

Archives nationales section contemporaine, série 1977 0533, carton n°2, compte-rendu de la réunion du 11 mars 1969 à la préfecture du Rhône.

313.

Archives départementales du Rhône, série 2690W, carton n°3, procès-verbal de la réunion du 3 octobre 1969 relative à la constitution des nouvelles universités lyonnaises.

314.

Archives départementales du Rhône, série 2690W, carton n°2, procès-verbal de la réunion du conseil d’UER des sciences pharmaceutiques du 11 juin 1969. Le conseil de l’UER d’économie politique proteste également contre la seule consultation des CTG. (Archives départementales du Rhône, série 2690W, carton n°2, procès-verbal de la réunion du conseil de l’UER d’économie politique du 10 juin 1969).

315.

Archives départementales du Rhône, série 2690W, carton n°2, courrier du directeur de l’UER d’histoire de l’art au recteur d’académie du 21 juin 1969 ; courrier du directeur de l’UER des sciences de l’homme et de son environnement au recteur du 18 juin 1969.

316.

Arrêté ministériel du 5 décembre 1969 publié au JORF du 17 décembre 1969.

317.

Ibid.

318.

La commission mixte Lyon I–Lyon II est composée de Messieurs Laferrère (géographie), Simonnet (droit), Girard (allemand), Bernardet (économie), Guyot (gestion), le directeur de l’UER de pharmacie, Uzan (physique) et un biologiste. Entretien avec Gilles Guyot, membre de la commission mixte Lyon I-Lyon II, 12 février 2003, Lyon.

319.

Leurs travaux sont ainsi connus et examinés par le ministre de l’Education nationale lui-même. Archives nationales section contemporaine, série 1980 0500, carton n°1, note sur l’université Lyon II non signée et adressée au ministre de l’Education nationale, juin 1972.