Conclusion de la 1ère partie

Sur la période d’analyse retenue, la forme du réseau d’action publique évolue donc considérablement. La décentralisation et l’implication croissante des collectivités territoriales dans les politiques d’implantation universitaire ne se traduisent pas forcément par un glissement du centre vers la périphérie des acteurs impliqués. Les acteurs centraux gardent leur place dans le réseau. Si certains acteurs déconcentrés ou centraux disparaissent ou perdent de leur influence, l’implication des collectivités territoriales tend à accroître le caractère polyarchique du système politico-administratif français. Le remplacement porte de plus en lui des tendances exponentielles : si le lien hiérarchique qui unit le préfet de département et le directeur départemental de l’Equipement contribue, sans la déterminer, à intégrer leur action, l’absence de tutelle entre chaque collectivité territoriale concourt à l’établissement d’institutions qui, si elles sont interdépendantes, ne sont pas reliées par des relations institutionnelles. Sur les trente dernières années, le réseau d’action publique qui gère les politiques d’implantation universitaire connaît donc des tendances au polyarchisme institutionnel.

Les effets induits de la décentralisation n’aboutissent pas, dans la gestion des politiques d’implantation universitaire, au développement de la subsidiarité. Bien que le principe ne soit pas conforme à la tradition juridique française 347 , certaines analyses ont vu dans le développement des interventions des collectivités territoriales l’introduction de logiques subsidiaires 348 . Si les collectivités dépassent bien la rigidité de la définition des blocs de compétence, ce qui est plutôt conforme au principe de subsidiarité qui exclut l’idée même de compétences strictement délimité 349 , il n’en reste pas moins que leur investissement dans ces politiques contribue à éloigner le système politico-administratif français de l’idéal subsidiaire. A l’inverse de la subsidiarité, ce sont en effet les niveaux institutionnels inférieurs qui viennent pallier les carences du niveau supérieur 350 . Mais surtout, l’intervention des collectivités locales ne comprend en elle-même aucun principe limitatif. La volonté commune de leurs élus d’investir ce nouveau champ de compétence et l’incapacité institutionnelle à financer seul ce domaine tendent à favoriser les financements croisés et l’intervention de chaque niveau institutionnel. En une décennie d’intervention conjointe, et bien que la majorité des acteurs rencontrés s’accorde à dire que l’échelon régional est le niveau pertinent de traitement du problème, aucun des cinq niveaux institutionnels intervenant dans le financement de ces politiques (Ville de Lyon, Communauté urbaine, Conseil général du Rhône, Conseil régional Rhône-Alpes et Etat via le ministère de l’Education nationale) ne paraît devoir s’affirmer comme celui qui prend en charge durablement et à lui seul le financement des programmes immobiliers. Loin d’être « rampante » 351 , la subsidiarité nous semble sur ces dossiers, ne pas émerger. Comme dans d’autres domaines 352 , ce n’est pas une logique subsidiaire qui semble guider l’intervention des collectivités territoriales.

Si la décentralisation favorise l’intervention de plusieurs centres de pouvoir, elle aboutit paradoxalement au développement de tendances oligarchiques à l’intérieur des institutions qui comptent une assemblée. Dans le cas des collectivités territoriales, la centralisation du pouvoir autour du maire et de son entourage le plus proche est validée par la réforme de 1982. Si la centralisation du pouvoir des notables des années 1970 résultait de l’exclusivité de leur relation à l’administration, il semble bien que celle qui prévaut dans les années 1990 est renforcée par le filtrage de l’accès aux exécutifs des autres partenaires. Ces modes traditionnels de fonctionnement des réseaux politico-administratifs locaux sont une ressource pour les présidents d’université. A la recherche d’interlocuteurs, les collectivités territoriales et le recteur d’académie leur confèrent une exclusivité d’accès au réseau en les instituant comme les représentants des intérêts universitaires locaux. L’implication des collectivités territoriales dans le financement des politiques d’implantation universitaire, si elle n’est pas la cause unique et suffisante du renforcement présidentiel, a des effets induits sur les modes de gouvernement des universités. Paradoxalement, la croissance du nombre d’institutions intervenant n’aboutit pas à une augmentation du nombre d’acteurs intervenant dans les réseaux qui gèrent ces politiques. Dans la gestion de l’immobilier universitaire, les tendances polyarchiques du système politico-administratif français ne débouchent pas sur une réelle ouverture des scènes décisionnelles. La décentralisation est donc bien ici une « réforme pour les élites » 353 .

Sur les terrains investigués, la décentralisation ne débouche pas sur une ouverture des scènes décisionnelles aux intérêts économiques. Sur les deux périodes, les interventions des acteurs économiques sont extrêmement rares. Nous n’en retrouvons que des traces parcellaires. Dans le projet de Lacroix Laval, le maire de la commune de Marcy l’Etoile, consulté par le directeur départemental du ministère de la Construction pour que sa commune soit inscrite au groupement d’urbanisme de la région lyonnaise, évoque des discussions avec le docteur Charles Mérieux qui atteste de sa connaissance du projet 354 . Nous retrouvons le docteur Charles Mérieux, invité en qualité de président des « Amis de l’Université » dans une réunion organisé par le préfet. En dehors de ces deux traces, nous n’avons pu identifier de liens directs et récurrents entre les acteurs du réseau d’action publique et des représentants du monde économique. La famille Merieux s’investit seulement quand les projets concernent les sciences du vivant. L’absence des intérêts économiques tient peut-être aux spécificités des terrains étudiés. Dans les deux cas, les projets d’implantation concernent des unités de sciences sociales, de lettres ou de droit. Dans les années 1950, les milieux économiques locaux se mobilisent très activement à travers la société des amis de l’université pour qu’un Institut National des Sciences Appliquées (INSA) soit créé à Lyon. Le réseau étudié dans la période contemporaine n’inclut pas lui non plus directement des intérêts économiques. La présence des Mérieux est cependant assurée au cœur du réseau décisionnel par la détention d’un poste électif. Alain Mérieux, en détenant une vice-présidence au conseil régional, est directement en lien avec les universitaires et est un membre central et influent du réseau d’action publique. En dehors de cette présence, l’implication des milieux économiques aux politiques d’implantation universitaire peut être impulsée par des procédures lancées par les élus locaux : le plan technopôle pour le Grand Lyon s’intègre par exemple dans ce mouvement. Les assises régionales de l’enseignement supérieur initiées par le ministère de l’Education nationale prévoit également une association des partenaires socio-économiques au recensement des besoins de l’enseignement supérieur. Ces tentatives ne débouchent cependant pas sur une inclusion de ces acteurs au sein du réseau. Les politiques d’implantation universitaire n’illustrent pas ici le brouillage des frontières entre le public et le privé décrit par les travaux qui utilisent la notion de gouvernance 355 . Sur les deux périodes étudiées, les réseaux analysés ne comprennent que des administratifs, des élus et des universitaires. La présence des Mérieux dans les deux périodes analysées nous semble illustrer le poids de l’histoire des relations entre certaines élites économiques, le monde universitaire et les élus locaux. A ce titre, nous ne pouvons qu’adhérer aux remarques de Bernard Jouve et de Christian Lefèvre quand, à partir d’études comparatives, ils notent que :

‘« [Le partenariat entre institutions publiques et acteurs économiques] ne se décrète pas en fonction d’un double impératif tenant à la mondialisation et à la compétition des territoires. Il est bien au contraire fonction d’une histoire longue qui a bien peu à voir avec l’internationalisation contemporaine des activités économiques » 356

L’inclusion des programmes immobiliers dans les contrats de plan à partir de 1994 renforce certainement le caractère politico-administratif des acteurs du réseau. Marc Leroy a en effet bien démontré que ces procédures ne favorisent pas l’inclusion des acteurs privés dans les négociations 357 . Ni en recul 358 , ni en augmentation, la participation des intérêts privés ne semble pas ici affectée par la décentralisation.

La prise en compte des intérêts privés dans la négociation peut cependant passer par la médiation des élus locaux. Cette piste de recherche suppose d’investiguer l’effet de la présence des élus locaux dans les réseaux d’action publique sur le contenu de la politique. La seconde partie tente donc de travailler la relation qui existe entre les évolutions de la forme du réseau et les changements dans le contenu de l’action publique.

Notes
347.

Gérard Marcou, « Principe de subsidiarité, constitution française et décentralisation » dans Jean-Claude Némery et Serge Wachter (dir.), Entre l’Europe et la décentralisation. Les institutions territoriales françaises, Paris, Editions de l’Aube, 1993, pp. 85-92.

348.

Pour une présentation des débats sur ce thème voir Alain Faure, Emmanuel Négrier et Andy Smith, « Introduction : les controverses émergentes sur un principe pourtant ancien… » dans Alain Faure (dir.), Territoires et subsidiarité. L’action publique locale à la lumière d’un principe controversé, Paris, L’Harmattan, 1997, pp. 9-17.

349.

Pour Chantal Millon-Delsol, la subsidiarité « récuse la dévolution figée des compétences, et traduit une recherche d’équilibre presque au cas par cas entre les nécessités paradoxales de l’ingérence et de la non-ingérence. » Chantal Millon-Delsol, L’Etat subsidiaire, Paris, PUF, 1992, p. 45.

350.

Chantal Millon-Delsol, dans une approche philosophique, montre bien que « l’idée de subsidiarité concerne le rôle de l’autorité en général, et pas seulement de l’autorité de l’Etat. Elle réclame que, dans la société, aucune autorité ne déborde de sa sphère de compétence. On dira que le plus difficile consiste justement à définir cette sphère de compétence. Celle-ci est limitée par les compétences de l’autorité dite inférieure - non pas en valeur, mais en étendue et en puissance. Une autorité quelconque ne doit s’exercer que pour pallier l’insuffisance d’une autorité plus petite. » Ibid., p. 6. Olivier Borraz montre bien l’actualisation de cette approche dans le cas suisse. Olivier Borraz, « Des pratiques subsidiaires vers un régime de subsidiarité. Les obstacles institutionnels à l’introduction de la subsidiarité en France à la lumière de l’exemple suisse » dans Alain Faure (dir.), Territoires et subsidiarité…, op. cit., pp.21-65.

351.

Alain Faure, « La subsidiarité rampante des territoires en politique » dans Alain Faure (dir.), Territoires et subsidiarité…, op. cit., pp. 227-251.

352.

Olivier Borraz, « Des pratiques subsidiaires vers un régime de subsidiarité. Les obstacles institutionnels à l’introduction de la subsidiarité en France à la lumière de l’exemple suisse » dans Alain Faure (dir.), Territoires et subsidiarité…, op. cit., pp.21-65 ; Françoise Gerbaux, « Paradoxes et limites des pratiques subsidiaires » dans Alain Faure (dir.), Territoires et subsidiarité…, op. cit., pp. 135-164.

353.

Yves Mény, « La politique de décentralisation : réforme de société ou réforme pour les élites ? », Revue française d’administration publique, n°26, avril-juin 1983, pp. 297-306.

354.

Archives départementales du Rhône, série 2690W, carton n°34, note manuscrite (compte-rendu de conversation téléphonique) du directeur départemental du ministère de la Construction au service de l’urbanisme du 17 septembre 1958.

355.

Bien qu’il existe de nombreuses définitions de la notion, le brouillage des frontières public/privé est généralement relevé comme l’une des éléments définissant le passage à une gouvernance de l’action publique. Voir notamment Gerry Stoker, « Cinq propositions pour une théorie de la gouvernance », Revue internationale des sciences sociales, n°155, mars 1998, pp. 19-30 ; Gerry Stoker, « Urban Governance in Britain », Sociologie du travail, vol. 37, n°2, juin 1995, p. 310 ; Jan Kooiman, « Findings, Speculations and Recommendations », in Jan Kooiman (eds.), Modern Governance, Londres, Sage, 1993, p. 251 ; Patrick Le Galès, « Du gouvernement des villes à la gouvernance urbaine », Revue française de science politique, vol. 45, n°1, 1995, pp. 57-91 ; Patrick Le Galès, « Régulation, gouvernance et territoire » dans Jacques Commaille et Bruno Jobert (dir.), Les métamorphoses…, op. cit., pp. 203-240.

356.

Bernard Jouve et Christian Lefèvre, « Pouvoirs urbains : entreprises politiques, territoires et institutions en Europe » dans Bernard Jouve et Christian Lefèvre (dir.), Villes, métropoles, les nouveaux territoires du politique, Paris, Economica, 1999, p. 39.

357.

Marc Leroy, « Le contrat de plan Etat-région » dans Bernard Jouve, Vincent Spenlehauer et Philippe Warin (dir.), La région, laboratoire politique…, op. cit., pp. 205-226.

358.

En prenant le cas de la chambre de commerce et d’industrie de Lyon, Bernard Jouve montre que la place et les marges de manœuvre des intérêts économiques dans la définition de la politique de développement économique étaient plus importantes avant la décentralisation. Certaines des initiatives lancées par la CCIL ont aujourd’hui été reprises par les élus locaux. Bernard Jouve, « Chambre de commerce et d’industrie et développement local. Le cas de Lyon », Sociologie du travail, vol. 44, n°4, octobre-décembre 2002, pp. 521-540.