1. Des directions privées d’influence

Dans les deux périodes, les directions d’administration centrale quelles qu’elles soient pâtissent de leur déficit d’information. Dans la période antérieure à l’achat du domaine de Lacroix Laval (1959-1965), c’est essentiellement la direction de l’équipement scolaire, universitaire et sportif qui est impliquée dans le suivi du dossier de Lacroix Laval. Loin du terrain, ses membres sont dépendants du recteur d’académie pour obtenir de l’information sur l’avancement des projets. La conduite interministérielle 423 du dossier dans cette période renforce ce déficit. Si les fonctionnaires déconcentrés intéressés par le projet (recteur d’académie, directeur départemental du ministère de la Construction et préfet du Rhône) communiquent entre eux et échangent des informations, les services de la direction de l’équipement scolaire, universitaire et sportif ne sont que rarement en contact avec les autres services parisiens des ministères également impliqués dans le projet 424 . La communication interministérielle au niveau central s’opère souvent par le bas : les services parisiens des autres ministères ne sont pas contactés directement. Les membres de la DESUS passent par le recteur pour effectuer des demandes auprès des services centraux des autres ministères comme en atteste cet extrait :

‘« Pour me permettre de répondre aux questions que ne me manquera pas de me poser la CCOI [la Commission Centrale des Opération Immobilières dont l’avis est obligatoire à l’achat du domaine], je vous prie de bien vouloir inviter les autres départements ministériels à préciser leurs programmes d’utilisation du terrain. » 425 . ’

Les membres de la DESUS sont donc largement dépendants du recteur d’académie pour recueillir de l’information sur l’état d’avancement des dossiers. Les autres directions centrales (service du plan scolaire et universitaire, direction de l’enseignement supérieur), si elles sont tenues au courant de l’état d’avancement du dossier par le recteur 426 et par la DESUS 427 , ne sont que très peu impliquées dans cette phase qui court du repérage des terrains à l’achat du domaine. Privés d’information, les services centraux apparaissent dans cette période largement dénués d’initiative : ils ne font que répondre aux sollicitations de la périphérie.

Le domaine acheté en février 1966, le service du plan scolaire et universitaire et la direction de l’enseignement supérieur s’approprient la gestion du dossier. Si deux missions ministérielles sont envoyées à Lyon 428 , le projet de Lacroix Laval n’avance qu’extrêmement lentement. Deux ans après l’achat du domaine, les travaux n’ont toujours pas débuté et les services centraux en sont encore à prévoir les effectifs devant s’y installer 429 et les logements étudiants à y construire 430 . C’est seulement en situation d’urgence que les services centraux vont retrouver des capacités d’action.

Les événements de mai 1968 contribuent en effet à susciter une mobilisation accrue des services. La question de l’immobilier universitaire devient, avec l’application de la loi Faure, une priorité ministérielle. La situation lyonnaise est jugée catastrophique : l’occupation de certaines facultés pendant le printemps a contribué à dégrader des locaux déjà largement insuffisants 431 . Dans ce contexte de crise, la « centrale » semble rentrer en ébullition. Elle pallie le déficit d’information précédemment constaté en dépêchant beaucoup plus fréquemment des missions ministérielles sur place 432 . Ces voyages du centre vers la périphérie sont l’occasion de rencontrer de très nombreux acteurs locaux, du préfet aux universitaires en passant par le recteur. Ils donnent lieu systématiquement à des compte-rendus détaillés qui contribuent à la diffusion de l’information au sein des services centraux. Pendant la brève période qui court de février à avril 1969 et qui aboutit à la décision de construire une université à Bron-Parilly, les services centraux s’emploient donc à bénéficier d’une information continue sur la situation des implantations universitaires lyonnaises. Malgré leur activisme, ils restent toutefois dépendants des initiatives locales et ne sont pas décisionnaires. C’est ainsi le préfet du Rhône et le maire de Lyon qui proposent les terrains de Bron-Parilly 433 . L’achat des terrains de Bron décidé, l’investissement ministériel dans le suivi des politiques d’implantation universitaire lyonnaise s’étiole doucement. La perspective de la réalisation de nouveaux bâtiments contribue à faire retomber la situation d’urgence et aboutit à une moindre mobilisation des instances ministérielles.

Dans les années 1990, c’est toujours le déficit d’information qui marque l’activité des services chargés de la gestion des opérations immobilières au sein de la centrale. Trois fonctionnaires seulement composent le bureau B2 de la DPD en charge de l’évaluation et du suivi financier des vingt-deux contrats de plan Etat-région. Au quotidien, l’essentiel de leurs tâches est tourné vers le contrôle. Ils doivent vérifier la compatibilité de l’enveloppe financière et du programme de construction présenté par les services de l’ingénieur régional conseiller technique du rectorat d’académie. Cette activité ne permet pas aux membres du bureau B2 de peser sur la conduite déconcentrée des opérations. Chargés également de l’aménagement du territoire, ils ne retrouvent cependant pas ici de marges de manœuvre, cette dernière compétence étant, pour reprendre les mots du chef de bureau, « un bien grand mot » 434 . Comme dans les années 1960, le bureau chargé du suivi des opérations immobilières apparaît donc largement en déficit d’information sur le déroulement des opérations, surtout quand les maîtrises d’ouvrage sont assurées par les collectivités territoriales et/ou quand la rédaction des contrats de plan est évasive 435 . Par leur déficit d’information et leur absence d’insertion dans les réseaux décisionnels, ils n’ont donc pas de pouvoir sur la conduite des politiques d’implantation universitaire. Les directeurs d’administration centrale disposent, eux, de plus de marges de manœuvre dans le suivi des politiques.

Le directeur de la programmation et du développement, pour le plan U3M, arrête les sommes investies annuellement dans chaque académie. Cette définition s’opère cependant sur demandes locales. Le nécessaire respect des équilibres budgétaires et académiques ne lui laisse pas une marge de manœuvre considérable 436 . Les éventuelles renégociations des opérations inscrites au plan U3M lui redonnent de l’influence. A Lyon, c’est le directeur de la programmation et du développement qui est responsable des négociations avec les collectivités territoriales sur les opérations hors contrat de plan pour la réhabilitation du campus de Bron-Parilly 437 . Ce rôle accru s’arrête cependant aux frontières des intérêts du ministre : si Jean-Richard Cytermann est très libre dans le suivi de la mise en œuvre d’U3M, la région parisienne reste un secteur réservé du ministre Claude Allègre 438 .

Le déficit d’information nuit donc à l’influence des services centraux du ministère de l’Education nationale. Seuls les directeurs d’administration centrale dans la période contemporaine disposent de capacité d’initiative sur la conduite des politiques déconcentrées. Sur les deux périodes, les services centraux ne parviennent pas non plus à imposer un cadre cognitif et normatif.

Après 1968, la mise en place à l’initiative de la direction de l’enseignement supérieur des groupes de planification internes au ministère ne permet pas aux services centraux de retrouver des capacités de détermination des objectifs des politiques. Nous l’avons vu des années 1950 à 1968, le Commissariat général au plan est le lieu de construction cognitive des politiques d’implantation universitaire. Si la commission en charge des réflexions prospectives compte bien des représentants du ministère de l’Education nationale, ils ne sont pas seuls à proposer et à asseoir leur vision du problème et de ses solutions. Après la crise de mai, les services centraux de l’Education nationale, et notamment la direction de l’enseignement supérieur, cherchent à construire de façon plus autonome les enjeux et les objectifs des politiques d’implantation universitaire. La préparation du VIème plan est ainsi précédée d’une réflexion interne au ministère 439 . Ces réflexions prospectives se déclinent dans des principes qui doivent guider les implantations universitaires. Le modèle du campus américain qui prévaut jusqu’alors est abandonné. Bien avant le plan Université 2000 et les réflexions urbanistiques qui le précédent, l’insertion de l’université dans la ville est posée comme un principe directeur des futures implantations :

‘« Ces principes proposés de distinction et de banalisation des locaux conduisent à définir les grandes options du parti architectural qui doivent également prendre en compte certains impératifs. La politique de localisation des nouveaux ensembles universitaires en s’orientant vers l’insertion des établissements dans le tissu urbain conduit à une fragmentation de l’implantation. La politique de localisation des ensembles paraît devoir se situer entre 5 000 et 10 000 étudiants pour une université constituée de bâtiments ou groupes de bâtiments accueillant entre 1 500 et 2 500 étudiants par sous-ensemble. » 440

Le poids de la définition de ces objectifs dans l’orientation de l’action ne doit cependant pas être surestimé. Les capacités ministérielles à peser sur l’insertion effective de l’université dans la ville sont quasiment nulles en l’absence de soutien des exécutifs des collectivités territoriales. A Lyon, la situation d’urgence et l’indisponibilité d’espaces en centre-ville obligent à choisir des terrains situés en périphérie mais qui doivent bénéficier dans le futur d’une urbanisation. La réalisation de ce pari ne dépend pas du ministère de l’Education nationale : elle implique d’autres réseaux d’acteurs constitués autour d’autres enjeux. Le destin de l’implantation de Bron-Parilly illustre de façon emblématique les limites du pouvoir ministériel. Alors qu’au moment de l’implantation en 1969, la zone semble devoir bénéficier d’une urbanisation rapide, l’abandon du projet de zone d’aménagement concerté (ZAC) par la Communauté urbaine de Lyon rend caduc les espoirs de développement urbain autour des terrains 441 . Souvent promis, le développement urbain autour de Bron-Parilly n’est jamais réalisé ni par la commune de Bron ni par la Communauté urbaine de Lyon 442 . Alors qu’elle devait marquer son abandon, l’implantation de Bron-Parilly apparaît aujourd’hui aux visiteurs non avertis des conditions de sa genèse comme l’idéal-type du campus à la française 443 . La centrale ne dispose pas ici des moyens d’institutionnaliser les principes qu’elle promeut.

Dans la période contemporaine, la capacité des services à orienter les négociations locales est également relativement faible. Au moment du schéma Université 2000, la direction de la programmation et du développement universitaire dispose d’une « mission carte universitaire ». La détermination des objectifs est cependant largement renvoyée à des négociations périphériques et les décisions importantes sur le plan de l’aménagement sont prises par des conseillers du ministre de l’Education nationale. Ainsi, c’est Claude Allègre qui décide d’accepter le principe de la délocalisation des IUT dans les villes moyennes 444 . La procédure des schémas de services collectifs lancée le 15 décembre 1997 donne une opportunité pour les services du ministère de retrouver une influence d’orientation des politiques 445 . Prévu par la loi Voynet 446 , le schéma de services collectifs de l’enseignement supérieur et de la recherche doit présenter les orientations qui guident les investissements dans ces domaines à moyen terme. Il doit également orienter les négociations du plan U3M. Préparée en concertation avec les acteurs régionaux, la rédaction finale est maîtrisée par les services centraux. La défiance du ministre à l’égard de la procédure couplée au faible investissement des services dans la rédaction des schémas privent finalement les directions d’une capacité à orienter l’action publique. C’est le directeur de la DPD qui, seul et après les négociations d’U3M, rédige le schéma de services collectifs de l’enseignement supérieur et de la recherche. Faiblement prospectif, il reprend plus qu’il ne contraint les négociations engagées dans le plan U3M.

Dans les deux périodes analysées, les directions des services centraux du ministère de l’Education nationale n’ont qu’un faible pouvoir sur la conduite des politiques d’implantation universitaire. Dépendantes de la périphérie dans l’obtention d’information, ne disposant pas des moyens d’orienter l’action publique en imposant leur vision du problème et de ses solutions, elles n’apparaissent pas comme des centres d’impulsion. Le cabinet du ministre dispose, dans les deux périodes analysées, quant à lui, d’un pouvoir beaucoup plus important.

Notes
423.

Le projet de Lacroix Laval prévoit initialement l’implantation de l’Ecole nationale vétérinaire qui relève du ministère de l’Agriculture et du Centre d’Etudes de la Sécurité Sociale (CESS) relevant du ministère du Travail.

424.

Un seul contact entre la DESUS et un service central d’un autre ministère a pu être identifié. Il ne s’opère pas à l’initiative d’un membre de la DESUS. Archives départementales du Rhône, série 2690W, carton n°34, lettre du 27 février 1962 de la direction générale de l’enseignement et des affaires professionnelles et sociales du ministère de l’Agriculture à la direction de l’équipement scolaire, universitaire et sportif du 27 février 1962.

425.

Archives départementales du Rhône, série 2690W, carton n°34, lettre de la direction de l’équipement scolaire universitaire et sportif au recteur d’académie du 23 février 1962. 

426.

Archives nationales section contemporaine, série 1977 0533, carton n°2, lettre du recteur à Mr Bruyère – conseiller technique du ministre de l’Education nationale du 21 octobre 1966.

427.

Archives nationales section contemporaine, série 1977 0533, carton n°2, lettre du directeur de la DESUS au directeur de l’enseignement supérieur du 10 novembre 1965.

428.

L’une est envoyée le 19 octobre 1966 (Archives nationales section contemporaine, série 1977 0533, carton n°2, lettre du recteur à Mr Bruyère – conseiller technique du ministre du 21 octobre 1966), l’autre les 8 et 9 février 1967 (Archives nationales section contemporaine, série 1977 0533, carton n°2, compte-rendu de la mission effectuée à Lyon par Messieurs Bernard, Peiras et Salomon de la direction de l’enseignement supérieur les 8 et 9 février 1967).

429.

8 000 étudiants en droit, 8 000 étudiants en lettres et 5 000 en sciences sont prévus à Lacroix Laval (Archives nationales section contemporaine, série 1977 0533, carton n°2, lettre du directeur de la DES au directeur de la DESUS du 5 février 1968).

430.

Il est prévu de construire 4000 places de restaurants universitaires et 2 700 chambres universitaires sur le domaine. (Archives nationales section contemporaine, série 1977 0533, carton n°2, note à l’attention du secrétaire général du service du plan scolaire et universitaire du 13 février 1968).

431.

Archives nationales section contemporaine, série 1977 0533, carton n°2, lettre du 18 novembre 1968 de l’assesseur du doyen de la faculté des lettres de Lyon au directeur de cabinet du ministre de l’Education nationale.

432.

Trois missions ministérielles se rendent sur place en trois mois. Archives nationales section contemporaine, série 1977 0533, carton n°2, DESUP – compte-rendu de la mission ministérielle des 6 et 7 février 1969 ; lettre du 19 février 1969 du recteur d’académie à l’inspecteur général Renard ; procès-verbal de la réunion du 30 avril 1969 en salle du conseil de l’université Lyon II.

433.

Archives nationales section contemporaine, série 1977 0533, carton n°2, lettre du préfet du Rhône au cabinet du ministre de l’Education nationale du 13 février 1969.

434.

Entretien avec Olivier Duplessis et Eric Affolter, membre et chef du bureau B2 de la DPD depuis 2003, 3 mars 2003.

435.

La précision de la rédaction des contrats de plan est ainsi très variable d’une région à une autre. Le chef du bureau B2 oppose ainsi la région du Nord-Pas de Calais à la rédaction très elliptique à celle de la région Alsace-Lorraine très précise. La région Rhône-Alpes se situe pour lui à mi-chemin. Ibid.

436.

Entretien avec Jean-Richard Cytermann, membre de la mission « carte universitaire » et directeur de la DPD de 2000 à 2002, 10 juin 2003.

437.

Ibid.

438.

Ibid.

439.

Archives nationales section contemporaine, série 1977 0535, carton n°1, note d’information « la préparation du VIème plan », 4 juin 1969, p. 2.

440.

Ibid., p. 4.

441.

Le projet de ZAC privée est abandonné le 23 octobre 1972 par la Communauté urbaine. (« Achetés depuis six ans pour l’université Lyon III, les terrains de Lacroix Laval vont-ils être vendus par le ministère de l’Education nationale à des promoteurs immobiliers ? », Le Progrès, 9 novembre 1972).

442.

Entretien avec Jean-Charles Gallini, secrétaire général adjoint de l’université Lyon II de 1973 à 2003, 12 mai 2003.

443.

Claude Allègre lui-même donne l’exemple de Bron comme le type même d’un campus à la française « isolés des centre-villes sans moyen de communication ». Claude Allègre, L’âge des savoirs. Pour une renaissance de l’université, Paris, Gallimard, 1993, p. 122.

444.

Entretien avec Jean-Richard Cytermann, membre de la mission « carte universitaire » et directeur de la DPD de 2000 à 2002, 10 juin 2003.

445.

Pour un vue synthétique de l’élaboration des schémas de services collectifs voir Yves Jégouzo, « L’élaboration des schémas de services collectifs – Problèmes procéduraux. » dans Jean-Philippe Brouant, Henri Jacquot et Yves Jégouzo (dir.), Les schémas de services collectifs de la loi du 25 juin 1999. Renouveau de la planification de l’aménagement du territoire ?, Paris, La Documentation française, 2002, pp. 22-36.

446.

Article 2 de la loi n°99-553 du 25 juin 1999 d’orientation pour l’aménagement et le développement durable du territoire publié au JORF du 29 juin 1999, pp. 9515-9526.