2. Le maintien du pouvoir du sommet

Dans la conduite du projet de Lacroix Laval, les interventions ministérielles semblent les seules capables de redonner de la souplesse à l’action administrative. Le soutien personnel du ministre est l’unique voie d’accélération de la prise en charge d’un dossier. Il l’émancipe de certaines procédures administratives. L’achat du domaine de Lacroix Laval illustre bien ce pouvoir ministériel. Alors que le montage du dossier d’expropriation est retardé par des lenteurs administratives, l’intervention personnelle du ministre de l’Education nationale, Mr Fouché, débloque en effet la situation. Elle s’opère sur intervention politique : le propriétaire du domaine, Mr Franchini, fait jouer ses relations. Sa demande relayée par un député de la Seine parvient directement au ministre de l’Education nationale :

‘« Un député de la Seine est intervenu auprès de Mr Fouché pour que la procédure d’acquisition soit effectuée dans les meilleurs délais. Craint que ce ne soit une affaire embêtante pour tout le monde ». 447 . ’ ‘« On a dépassé le stade des directions [ministérielles]. Il semble que l’affaire concerne le ministre lui-même » 448 . ’

Alors que le montage du dossier traîne depuis plus d’un an, l’intervention ministérielle facilite son instruction : un mois après les fonctionnaires déconcentrés disposent d’un « avis valant autorisation  d’acquérir » 449 . Nous n’avons trouvé aucun exemple de telles interventions dans la période contemporaine. Si la lenteur bureaucratique est toujours une caractéristique du fonctionnement des services centraux, nous n’avons pu repérer aucune intervention ministérielle qui accélère la conduite administrative du projet de la Manufacture des Tabacs. L’hétérogénéité des sources utilisées pour la comparaison nous amène à être cependant prudent sur les conclusions à inférer de cette différence. L’appréhension du rôle du ministère de l’Education nationale se faisant à partir d’entretiens, nous ne disposons pas de sources aussi précises que dans le cas de Lacroix Laval. Cependant, il nous semble, sans exclure toute intervention ponctuelle des services centraux que la multiplication des financeurs permet aux acteurs locaux, et notamment aux universitaires, d’être moins dépendants des ressources financières centrales.

Dans les deux dossiers analysés, le pouvoir du ministre et de son cabinet apparaît plus comme un pouvoir de contrôle des projets locaux que comme un véritable pouvoir d’initiative. L’autonomie des universités semble en effet priver le cabinet du ministre de la capacité à imposer depuis le centre ses projets.  Enoncée dès la loi Faure, elle réduit considérablement les capacités d’initiative du centre ministériel dans la conduite des politiques d’implantation universitaire. Le cabinet du ministre ne dispose ainsi pas de la possibilité de peser sur l’élaboration du programme pédagogique nécessaire à l’entame des travaux. Seule la communauté universitaire locale peut opérer cette définition.

Dans la conduite du projet de Lacroix Laval, la définition du programme pédagogique échappe en effet aux initiatives du centre ministériel. Si avant 1968, c’est essentiellement une logique des besoins qui guide le choix des enseignements qui doivent s’implanter à Lacroix Laval, après l’adoption de la loi Faure, l’élaboration du programme pédagogique est reliée à la question de la définition des universités lyonnaises. Aux termes de la loi, c’est à partir des discussions entre universitaires lyonnais que le découpage des établissements doit être défini. Les difficultés de l’élaboration du programme de Lacroix Laval illustre les limites du pouvoir d’initiative ministériel. En juin 1969, alors que les discussions entre universitaires viennent de s’amorcer, le ministre de l’Education nationale, Edgar Faure, cherche à précipiter la définition de l’université de Lacroix Laval. Il souhaite en effet, avant son départ de la rue de Grenelle, appliquer sa réforme. Il donne donc des instructions au recteur d’académie pour que des propositions lui soient faites avant la mi-juin. Les universitaires lyonnais, consultés dans des réunions, ne parviennent toutefois pas véritablement à élaborer un projet consensuel 450 . Le cabinet du ministre adopte donc la proposition de Marcel Pacaut, le directeur de l’Institut d’études politiques, de constitution d’une université des sciences sociales à Lacroix Laval 451 . Les protestations des unités d’enseignement et de recherche sont immédiates 452 . Olivier Guichard, le nouveau ministre, revient sur les arrêtés pris par son prédécesseur et annonce leur nullité 453 . Les atermoiements lyonnais dans l’élaboration d’un programme pédagogique pour l’université de Lacroix Laval poussent cependant le ministre de l’Education nationale à trancher. Il demande ainsi en octobre 1969 aux universitaires lyonnais de lui faire des propositions sur les découpages des établissements. Si les membres des anciennes facultés de lettres et de droit parviennent à se mettre d’accord sur la fusion de leurs deux établissements, ceux des facultés de médecine et de sciences ne font aucun projet. Le ministre tranche la question en instituant les universités de Lyon I (qui groupe les sciences et la médecine) et de Lyon II (qui groupe le droit et les lettres). L’intervention ministérielle n’atteste pas d’un pouvoir d’initiative extrêmement important. Elle pallie largement la déficience locale de propositions et est facteur de crise avec une partie de la communauté universitaire locale 454 . Surtout, l’intervention ministérielle ne parvient pas à définir de projet pour la réalisation du domaine de Lacroix Laval.

De son côté, le lancement du projet de la Manufacture des Tabacs pourrait illustrer les limites du pouvoir d’initiative du cabinet ministériel dans la conduite des politiques d’implantation universitaire lyonnaises. La décision d’implantation de locaux universitaires en centre-ville est en effet prise par Michel Noir. Le cas lyonnais est cependant très spécifique : c’est bien le lancement du projet Université 2000 qui marque un accroissement très net de l’implication des collectivités territoriales dans le financement de l’immobilier universitaire. Les lancements d’U2000 et d’U3M sont des initiatives directes de Claude Allègre. Les deux plans ne prescrivent par contre pas un ensemble d’opérations à réaliser à la périphérie :

‘« La démarche, elle aussi était nouvelle. On s’attendait à nous voir arriver avec des cartes, des implantations, des projets de décision. Nous arrivions avec des principes et des méthodes. Au lieu de décider de Paris ce qui devrait se faire dans telle ou telle province, nous proposions la méthode inverse. » 455

La fixation des projets à réaliser est en effet renvoyée à la périphérie. Lors des négociations d’U2000 et de U3M à Lyon, l’initiative est périphérique : c’est essentiellement par des discussions entre l’ensemble des acteurs locaux qu’est élaborée la liste des projets proposés au ministère 456 . L’autonomie des établissements et la contractualisation des relations avec les universités engagées au début des années 1990 poussent la centrale parisienne à s’appuyer sur les négociations locales. Dès lors qu’il existe une communauté universitaire sur place, les possibilités d’initiative parisienne dans les négociations sont réduites. La possibilité de constituer une quatrième université à Lyon est ainsi soutenue par Claude Allègre au début des années 1990 457  ; elle n’est cependant pas retenue par les acteurs locaux qui sont en charge des négociations d’U2000. Alors même que le découpage des universités apparaît parfois insatisfaisant aux acteurs des services centraux, ils ne peuvent provoquer une redéfinition des établissements. Le pouvoir central réside plus dans une capacité à orienter les négociations locales à travers des dispositifs incitatifs. La redéfinition des universités s’avérant complexe à provoquer, le centre cherche par exemple à promouvoir la coopération entre les établissements 458 . La stratégie ministérielle de promotion de la coopération entre les établissements universitaires aboutit bien à la constitution du pôle universitaire lyonnais. Le pouvoir du ministre et de son cabinet résident dans la définition de priorités pour les deux plans qui orientent les négociations locales. Les priorités données dans U3M aux bibliothèques universitaires, à la vie étudiante et à la région parisienne viennent infléchir les projets proposés par les acteurs locaux :

‘« Dans la rédaction des lettres de mandat [envoyées aux préfets de régions et aux recteurs], il y avait une adaptation à chaque région en fonction des priorités que le ministre avait défini. On avait corrigé, enrichi à partir des premiers canevas que les préfets avaient fait remonter des régions. » 459

Les négociations locales sont donc encadrées par des priorités ministérielles qui sont respectées. Pendant U3M, les priorités accordées aux bibliothèques universitaires, à la recherche et à la vie étudiante par exemple se retrouvent effectivement dans les engagements contractualisés 460 . Si la fixation de la liste des projets à réaliser s’élabore bien à la périphérie, le ministre en définissant des priorités pèse sur les négociations qui sont localement construites. Les plans U2000 et U3M ne s’apparentent, pour nous, pas aux « politiques constitutives » au sens que donnent Patrice Duran et Jean-Claude Thoenig à cette notion 461  : si la fixation des opérations à réaliser est bien renvoyée à la périphérie, le centre ministériel garde la capacité d’encadrer ces négociations en pesant sur les directions retenues. Les politiques d’implantation universitaires ne nous semblent pas non plus affecter par des « incertitudes non structurées » 462 . Le ministre est en effet capable de définir centralement les orientations qui doivent guider les négociations qui sont renvoyées à la périphérie. Le domaine d’action publique étudié, qui relève encore d’une logique d’équipement du territoire national, est donc un hybride entre le système qui prévaut dans les années 1960 où le centre fixe les objectifs et où les jeux périphériques entre notables et bureaucrates permettent des ajustements et les tendances contemporaines de l’action publique qui voient le centre perdre ses capacités à définir des orientations sur des problèmes diffus (chômage, environnement…) qui appellent une appréhension transversale. Pour définir les opérations à effectuer, le cabinet du ministre bute ici plus sur l’autonomie des universités que sur le changement dans la nature des problèmes à résoudre. Dès lors qu’il n’existe pas de communauté universitaire locale, le cabinet du ministre augmente ses capacités d’intervention propre. Pendant Université 2000, Claude Allègre contacte ainsi directement des élus locaux pour leur proposer des IUT :

‘« On avait des réunions région par région et on regardait ce qu’on pouvait faire là ou là. Moi, je l’ai vu [Claude Allègre] prendre son téléphone et appeler l’élu. J’ai entendu des choses comme : « François Poncet, est-ce que tu veux un IUT ? ». En dehors de toute procédure. Sur les choix, cela a été négocié au niveau politique. C’est Claude Allègre qui a vu tous les présidents de région. » 463

Dans les deux périodes analysées, le cabinet du ministre et le ministre ne semblent donc disposer que d’un pouvoir limité d’initiative. Leur capacité à infléchir la conduite des politiques d’implantation universitaire dans l’agglomération lyonnaise réside beaucoup plus dans un pouvoir d’opposition aux projets présentés par la périphérie. Le cabinet dispose ici, dans les deux périodes, de la maîtrise d’une zone d’incertitudes et de marges de manœuvre importante quant à l’appréciation des projets locaux.

Dans les années 1960, l’application de la loi Faure est la voie qui permet au cabinet ministériel d’exercer son influence sur la conduite des programmes immobiliers lyonnais. En effet, une implantation pour être décidée doit être assortie d’un programme pédagogique qui comprend un descriptif précis des enseignements réalisés dans le nouveau bâtiment. Or, ceux qui ont servi à l’achat du domaine de Lacroix Laval sont basés sur l’organisation facultaire. La loi Faure supprimant les facultés, ils deviennent caducs. Les universitaires lyonnais doivent donc proposer à nouveau un programme pédagogique pour l’université de Lacroix Laval. C’est dans l’examen de ces projets que le cabinet dispose d’une marge de manœuvre. En effet, les universités doivent, aux termes de la loi, être constituées par un décret ministériel. C’est le ministère de l’Education nationale qui dispose de la capacité institutionnelle de créer les universités. Il ne s’agit pas ici d’une compétence liée : les déclarations des fonctionnaires centraux attestent de la volonté ministérielle d’exercer un contrôle effectif de la pluridisciplinarité des projets :

‘« Le ministre s’est réservé le remodelage des universités, il les veut pluridisciplinaires. Certes, si sur le plan local, les unités récemment créées proposent de composer une université qui soit de dimension raisonnable et pluridisciplinaire, le ministre en tiendra compte. » 464

L’imprécision de la rédaction législative donne une marge de manœuvre considérable au cabinet dans l’appréciation des projets. Aux termes de la loi, les universités doivent associer « autant que possible les arts et les lettres aux sciences et aux techniques » 465 . Or, s’il est clair très tôt que le ministre refuse l’érection des anciennes facultés en universités, le « seuil » minimum de pluridisciplinarité n’est à aucun moment précisé. Concept plastique, elle permet au ministère d’accepter ou de refuser les projets proposés par les universitaires selon la stratégie ministérielle qui varie avec le contexte. C’est bien ici le cabinet du ministre et le ministre lui-même qui disposent de la maîtrise de cette zone d’incertitudes. Nous n’avons en effet pu relever aucune consultation dans les archives d’une mission scientifique composée d’universitaires et chargée d’évaluer les projets présentés 466 . Si une commission des statuts composée notamment d’universitaires est bien mise en place 467 , elle n’intervient qu’une fois le projet de création d’université accepté par le ministre. C’est donc le ministre de l’Education nationale et son cabinet qui disposent ici d’un véritable pouvoir résultant largement de l’imprécision et de l’incomplétude de la définition de la pluridisciplinarité 468 .

Le sort variable réservé à des demandes identiques illustre cette marge de manœuvre ministérielle dans l’interprétation de la loi. En 1972, le projet de constitution d’une université Lyon III à Lacroix-Laval émerge autour de la biologie, de la pharmacie, de la physique, de l’économie et de l’aménagement du territoire 469 . Lui est adjoint le projet de constituer en centre-ville une université Lyon IV autour du droit, des sciences de l’antiquité et de l’italien 470 . Ce dernier projet n’a pas l’assentiment ministériel. Le cabinet du ministre le refuse donc au motif d’un manque de pluridisciplinarité. Une note datée de juin 1972 exprime « les plus sérieuses réserves » sur la constitution d’une université centrée autour du droit en centre-ville qui apparaît « comme un projet de création d‘une université à dominante juridique qui se camoufle sous une université pluridisciplinaire » 471 . Face au même projet présenté un an plus tard, le cabinet du ministre accepte la proposition lyonnaise. Le contexte et la stratégie ministérielle ont en effet changé. Dans le premier cas, Olivier Guichard cherche à ne pas revenir sur les découpages opérés et à ne pas favoriser la remise en chantier de l’application de la loi. Même quand les conseils d’universités traversent des périodes de crise très graves et demandent la scission, la position ministérielle reste ferme et refuse le redécoupage des universités :

‘« Je me suis récemment entretenu à ce sujet [au sujet de la possibilité d’une scission] non seulement avec le recteur mais avec deux membres du cabinet du ministre. Leur réponse est formelle. Aucun remodelage ne peut être envisagé à l’heure actuelle : si une université obtenait satisfaction sur ce point, d’autres trop nombreuses revendiqueraient à leur tour. » 472

Dans le second cas, Joseph Fontanet, le successeur d’Olivier Guichard rue de Grenelle, cherche à favoriser le projet d’un de ses amis politiques 473  :

‘« ….  la création de Lyon III, c’est Simmonet de A à Z. Il était le représentant de l’opposition au sein de Lyon II. Il était le doyen de la faculté de droit, donc une composante importante de l’université. Et l’ami personnel du ministre Fontanet. Vieux camarade de combat de la résistance, puis son adjoint au MRP. Fontanet était secrétaire général, lui était secrétaire général adjoint au MRP. Ministres ensemble dans le gouvernement des années 1960-1962. Donc tout cela a fait qu’il a réussi à dire : « l’université Lyon II est d’accord pour ce découpage ». » 474

L’appréciation de la pluridisciplinarité d’un projet s’évalue donc au prisme des intérêts du ministre. Le pouvoir ministériel n’est cependant pas sans limite : si le ministre dispose de marges de manœuvre pour accepter ou refuser une proposition des universitaires lyonnais, il en a moins pour définir et imposer lui même un projet.

Dans les années 1990, le cabinet ministériel conserve sa possibilité d’empêcher la réalisation des projets locaux. S’ils ne sont pas explicités dans un cadre cognitif et normatif qui a la cohérence de celui proposé par le Commissariat général au plan dans les années 1950-1960, il n’en demeure pas moins que les objectifs ministériels fonctionnent bien comme un guide pour l’action. Ils reposent notamment sur l’affirmation d’une spécificité de l’enseignement supérieur, domaine qui ne doit pas être, pour Claude Allègre le promoteur des deux plans, subordonné aux objectifs d’aménagement du territoire 475 . Ces principes reposent essentiellement sur la volonté de ne pas émietter par trop l’enseignement supérieur et de défendre des objectifs propres au secteur :

‘« [Claude Allègre] disait qu’il fallait une spécificité réelle de l’Education nationale. Pour les lycées et les collèges ok. Mais l’aménagement de l’enseignement supérieur doit être spécifique. » 476

Le ministère de l’Education nationale dispose en effet de la capacité institutionnelle à approuver ou à refuser les projets localement proposés. En conservant la compétence exclusive de l’enseignement supérieur, le cabinet du ministre dispose de la capacité à inventorier les projets localement constitués. La répartition des compétences entre l’Etat et les collectivités territoriales donne des ressources au cabinet pour exercer un pouvoir de contrôle sur les projets présentés. Dans U3M, chaque projet élaboré localement est visé par le ministre lui-même :

‘« Mais c’est vrai que le ministre pilotait cela directement. (…) tout a été validé programme par programme par le ministre. Pour le lancement d’U3M, il a fait une table ronde avec tous les présidents [d’université], il a reçu lui directement pendant deux ou trois heures, région par région, avec les directeurs concernés, mais lui personnellement les recteurs accompagnés des présidents, les représentants des préfets qui sont venus faire leur proposition pour U3M. Les propositions étaient faites localement recteur et présidents et ensuite vous avez des réunions tournantes qui étaient pilotées par Allègre et où il a validé les programmes académie par académie. » 477

L’entrée en négociation oblige cependant le cabinet du ministre à composer avec les intérêts et les volontés des collectivités territoriales. La contractualisation peut orienter la construction de certains critères d’interventions. Ainsi, la décision de multiplier les implantations d’IUT est aussi un signe adressé aux élus des villes moyennes et des Conseils généraux 478 . La « centrale » parisienne compose donc bien en partie avec les volontés locales. Cette prise en compte des intérêts locaux ne s’opère cependant qu’à son initiative. Les demandes des notables locaux ne semblent trouver que des relais limités au sein du cabinet ministériel. Claude Allègre, dont la stratégie est tournée vers l’affirmation d’une spécificité de l’enseignement supérieur semble particulièrement réticent à la prise en compte des projets qui vont à l’encontre des objectifs arrêtés par le ministère de l’Education nationale. La mobilisation de ce pouvoir de veto est cependant liée à la stratégie adoptée par le ministre de l’Education nationale. C’est bien parce que Claude Allègre cherche à marquer la spécificité de l’enseignement supérieur que les autorités centrales affirment leur indépendance vis-à-vis de la périphérie et des organismes interministériels comme la DATAR. Dans d’autres contextes, la sensibilité ministérielle aux demandes des élus locaux peut être plus grande. Ainsi, lors de la discussion de la loi Pasqua sur l’insistante demande du Sénat et des élus des villes moyennes 479 , François Bayrou n’exerce pas son droit de veto sur la constitution d’université thématique dans les villes moyennes alors même que cette décision rencontre l’opposition du CNESER et de la CPU.

Dans le cas lyonnais et bien qu’ils disposent de relais au sein même du gouvernement pendant U3M 480 , les élus ne font pas d’interventionnisme dans la gestion du dossier universitaire :

‘« Ce n’est pas une classe politique très interventionniste, la classe politique lyonnaise. C’est une classe locale très compétente. Mais peu d’interventions. Ce n’est pas le midi si vous voulez. Là où les gens sont très interventionnistes, c’est quand même le midi. Ils envoient des lettres, ils passent des coups de fil. Alors qu’à Lyon, ils font leur dossier. » 481

Les projets proposés par le recteur aux instances centrales sont acceptés par le ministère de l’Education nationale 482 .

Sur la période d’analyse retenue, le pouvoir du ministère de l’Education nationale reste remarquablement stable. Sa localisation consacre toujours la prééminence du ministre et de son entourage sur les directions d’administration centrale. Cette localisation du pouvoir au cabinet du ministre résulte moins de sa situation au sommet de la pyramide hiérarchique que de la faible capacité d’intervention de services dénués d’information. Les modifications qui affectent la forme du réseau ne semblent pas avoir de conséquences majeures sur le pouvoir des services centraux du ministère de l’Education nationale : la décentralisation ne se traduit pas par un recul du pouvoir de la rue de Grenelle 483 . Le fait que l’enseignement supérieur échappe au transfert de compétences issus des lois de décentralisation permet le maintien du pouvoir du ministre et de son entourage le plus proche.

Au total, sur la période étudiée, le pouvoir des acteurs centraux évolue très diversement selon les institutions auxquelles ils appartiennent. Parler d’un recul « du » centre, dans un contexte de décentralisation, n’a pas grand sens pour les cas d’étude choisis. Ce sont en effet surtout les acteurs interministériels qui voient leur influence reculer. La substitution de la DATAR au Commissariat général au plan ne se fait pas à pouvoir constant. Sur la période d’analyse retenue, la répartition du pouvoir au niveau central voit l’affirmation des services centraux du ministère de l’Education nationale qui gagnent en influence par rapport à la période précédente. Si jusqu’en 1968, les décisions qui sont prises au sein de la « centrale » suivent les orientations définies par le Commissariat général au plan, les services centraux du ministère de l’Education nationale sont, dans la période contemporaine, plus autonomes dans la définition de leurs objectifs. Au niveau central, le département ministériel fait prévaloir ses objectifs sur l’interministériel. Ce n’est donc plus au centre que sont mis en compatibilité les objectifs sectoriels de l’action publique. Les évolutions dans la forme des réseaux étudiés ne se traduisent donc pas mécaniquement par un recul de l’ensemble des acteurs centraux. Pour cerner le renforcement de l’autonomisation de la centrale dans la définition de ses objectifs, il reste cependant à appréhender le pouvoir de la périphérie.

Notes
447.

Archives départementales du Rhône, série 2690W, carton n°34, note manuscrite interne à la direction départementale du ministère de la Construction du 28 août 1963.

448.

Archives départementales du Rhône, série 2690W, carton n°34, note manuscrite interne à la direction départementale du ministère de la Construction du 4 septembre 1963.

449.

Archives départementales du Rhône, série 2690W, carton n°34, note interne de la direction départementale du ministère de la Construction du 5 août 1963.

450.

Voir infra

451.

Il s’agit des universités de Lyon est, Lyon ouest et Lyon nord.

452.

Archives départementales du Rhône, série 2690W, carton n°3, courrier du directeur de l’UER de sciences de l’homme et de son environnement au recteur d’académie du 18 juin 1969.

453.

Il les considère comme des « créations fictives ». Archives départementales du Rhône, série 2690W, carton n°3, courrier du professeur Vignon au recteur d’académie. Les propos rapportés par le professeur Vignon sont d’Olivier Guichard.

454.

Les représentants scientifiques menacent ainsi de démissionner des fonctions électives qu’ils occupent. Archives départementales du Rhône, série 2690W, carton n°2, déclaration des représentants des UER scientifiques, 12 février 1970.

455.

Claude Allègre, L’âge des savoirs, op. cit., p. 132.

456.

Les équilibres qui règlent ces négociations périphériques sont analysés dans les chapitres 4 et 6.

457.

« L’université Lumière dégaine son projet Lyon IV », Libération, 6-7 octobre 1990.

458.

Armand Frémont déclare ainsi que « [les universités des grandes villes de l’est et du sud-est] sont mal organisées car les découpages d’après 68 ont fait des ravages, et leur principal handicap est le manque de lisibilité. Plutôt que de nous aventurer dans de grandes batailles de reconstruction institutionnelle – même si cela n’aurait pas fait de mal à Marseille, Lyon voire Toulouse – nous avons mis en avant la notion de pôle européen ». « L’université de l’an 2000. Armand Frémont : « La nouvelle carte universitaire a permis un rééquilibrage entre les régions », Le Monde,12 mai 1992.

459.

Entretien avec Jean-Richard Cytermann, membre de la mission « carte universitaire » et directeur de la DPD de 2000 à 2002, 10 juin 2003.

460.

Ainsi sur 2 milliards de francs, 249,6 millions de francs sont consacrés aux bibliothèques universitaires et 367,7 millions à la vie étudiante dans le contrat de plan 200-2006 de la région Rhône-Alpes. Contrat de plan Etat / région 2000-2006, Conseil régional Rhône-Alpes, programme 1 « Enseignement supérieur ».

461.

« Une politique constitutive édicte des règles sur les règles ou des procédures organisationnelles. Elle ne dit pas quelle est la définition du problème et quelles sont les modalités de son traitement opérationnel. » Patrice Duran et Jean-Claude Thoenig, « L’Etat et la gestion publique territoriale », art. cit., p. 601.

462.

Une incertitude non structurée caractérise « des situations où la connaissance nécessaire à la formulation des problèmes, c’est-à-dire la théorie d’un programme général est absente ». Ibid., p. 597.

463.

Entretien avec Jean-Richard Cytermann, membre de la mission « carte universitaire » et directeur de la DPD de 2000 à 2002, 10 juin 2003.

464.

Archives départementales du Rhône, série 2690W, carton n°6, compte-rendu de la réception de Mr Praderie le 15 octobre 1968.

465.

Article 6 de la loi d’orientation de l’enseignement supérieur du 12 novembre 1968.

466.

Il n’y a par exemple pas de mission scientifique comme dans le cas des procédures d’habilitation des diplômes. Voir sur ce point Erhard Friedberg et Christine Musselin, L’Etat face aux universités en France et en Allemagne, Paris, Economica, 1993, pp. 49-60.

467.

Archives nationales section contemporaine, série 1980 0500, carton n°1, arrêté du 23 février 1970 portant création d’une commission des statuts.

468.

Patrice Duran remarque justement que « l’utilisation de la règle est aussi fonction des propriétés de la règle elle même. (…) la plupart des règles formelles édictées pour réguler les comportements humains se caractérisent par un certain degré d’incertitude et d’incomplétude, ce qui les rend d’autant plus perméables aux répertoires de significations que les acteurs sociaux sont susceptibles d’introduire dans leur usage. » Patrice Duran, « Piloter l’action publique, avec ou sans le droit », Politiques et management public, vol. 11, n°4, décembre 1993, p. 18.

469.

Le projet présenté par les universitaires lyonnais comprend des UER de biologie appliquée, de mécanique, de physique des matériaux, de langues vivantes, de sciences économiques, d’économie politique, d’aménagement du territoire et un centre d’éducation ouvrière. « Maurice Carraz, directeur de l’UER de pharmacie : « Sans l’université de Lacroix Laval, Lyon dans dix ans risque de perdre son industrie pharmaceutique » », Echo Liberté, 25 novembre 1972.

470.

Archives nationales section contemporaine, série 1980 0500, carton n°1, note sur l’université Lyon II adressée au ministre, juin 1972. Le document n’est pas signé.

471.

Archives nationales section contemporaine, série 1980 0500, carton n°1, note sur l’université Lyon II adressée au ministre, juin 1972, p. 5. Le projet est définitivement refusé par le ministre lui-même qui déclare que « sur le plan pédagogique, les projets présentés par les universitaires lyonnais ne semblent actuellement ni cohérents, ni conformes à l’esprit de la loi d’orientation de 1968 dans la mesure où ils n’assurent qu’une pluridisciplinarité apparente. » « Le ministre de l’Education nationale : « le projet d’université à Lacroix Laval présente un triple inconvénient. Il est préférable de s’orienter à l’ouest. » », Echo Liberté, 15 novembre 1972.

472.

Archives départementales du Rhône, série 2690W, carton n°6, rapport de Mr Pelloux du 19 février 1971. Les propos sont prononcés devant le Conseil de l’université Lyon II.

473.

Sur les liens unissant Jean-René Simmonet et le ministre Joseph Fontanet voir commission sur le racisme et le négationnisme à l’université Jean Moulin Lyon III, Rapport à M. le Ministre de l’Education nationale, septembre 2004, pp. 26-27.

474.

Entretien avec Gilles Guyot, président de l’université Lyon III de 1997 à 2002, 12 février 2003.

475.

C’est le sens de l’affirmation de Michel Garnier, le DPD du plan U3M pour qui : « L’université ne doit plus être un outil d’aménagement du territoire. Il convient plutôt de se préoccuper d’aménagement du territoire universitaire. » « Le gouvernement cherche à relancer le développement universitaire », Le Monde,4 décembre 1998.

476.

Entretien avec Francine Demichel, directrice de l’enseignement supérieur de 1998 à 2002, 9 juin 2003.

477.

Ibid.

478.

« Le schéma Université 2000 en conseil des ministres. Le gouvernement veut multiplier les IUT », Le Monde, 8 mai 1991.

479.

« La mission sénatoriale de Monsieur François Poncet préconise une stratégie de rupture. Douze commandements pour relancer l’aménagement du territoire. » Le Monde, 12 janvier 1994.

480.

Jean-Jack Queyranne est, au moment d’U3M, membre du gouvernement de Lionel Jospin. Il est secrétaire d’Etat à l’outre-mer puis pendant une brève période ministre de l’Intérieur.

481.

Entretien avec Francine Demichel, directrice de l’enseignement supérieur de 1998 à 2002, 9 juin 2003.

482.

Entretien avec Daniel Bancel, recteur de l’académie de Lyon de 1991 à 2000, 4 mars 2003.

483.

Ces remarques sont convergentes avec celles opérées par François Dupuy et Jean-Claude Thoenig peu de temps après la décentralisation. Les deux auteurs notent que les administrations centrales sont peu affectés par les changements issus de la décentralisation. François Dupuy et Jean-Claude Thoenig, L’administration en miettes, Paris, Fayard, 1985, p. 153.