1. Préfet, recteur et directeur départemental de la Construction : des initiateurs sans moyens

Dans les années 1960, le dossier des implantations universitaires est géré de façon déconcentrée par une coopération entre le préfet de département, le recteur d’académie et le directeur départemental du ministère de la Construction. Les trois fonctionnaires tirent leur pouvoir dans la gestion du dossier de l’information dont ils disposent et de leur insertion dans les réseaux décisionnels locaux.

Le suivi constant des projets leur permet ainsi d’être des interlocuteurs obligés des administrations centrales sur le sujet. Proches du terrain, ils sont seuls capables de renseigner des services centraux lointains. Ainsi, le directeur départemental du ministère de la Construction est en relation avec le préfet de département, le recteur, les universitaires, les services centraux du ministère de la Construction et d’autres départements ministériels. Cette position nodale lui donne un accès continu à l’information qui fait défaut aux services centraux. Dès lors qu’il faut prendre une position sur le dossier de Lacroix Laval, notamment en cas d’intervention politique, les services centraux du ministère de la Construction demande son avis à l’autorité déconcentrée. C’est ainsi directement le chef de cabinet du ministre de la Construction qui saisit le directeur départemental pour un « avis sur l’affaire » 484 .

Le recteur profite de sa position à la limite du monde des administratifs et du monde des universitaires. En lien constant avec le directeur départemental du ministère de la Construction, il est la source d’information du ministère de l’Education nationale sur l’état d’avancement du dossier. Avant la mise en chantier de l’application de la loi Faure, le recteur d’académie centralise les données fournies par les facultés sur les évolutions des effectifs étudiants 485 . Il n’a cependant pas de marges de manœuvre quant au choix des cycles qu’il convient d’implanter. Ce choix s’effectue en fonction des besoins projetés des facultés : ce sont en effet les établissements dont le déficit en locaux est le plus criant au regard de l’évolution projetée des effectifs étudiants 486 qui sont inclus dans les premiers projets d’implantation à Lacroix Laval. Les locaux à réaliser sont en effet prioritairement affectés aux premiers cycles 487 et concernent les facultés de lettres, de droit et de sciences qui doivent connaître la plus forte croissance de leurs effectifs 488 . Si cette logique de l’affectation en fonction des besoins projetés ne donne pas un grand pouvoir d’orientation au recteur d’académie, celui-ci coordonne l’activité des universitaires dans la réalisation des programmes pédagogiques et centralise l’information au sein de ses services. Avant 1968, cet accès privilégié aux universitaires lyonnais sur les dossiers des implantations ne lui est guère disputé. Le faible investissement ministériel et universitaire lui permet de conserver un certain monopole de l’information. Après 1968 cependant, la situation d’urgence dans laquelle se trouve les établissements lyonnais et le contexte de recomposition des universités qui favorise l’implication de nombreux enseignants altèrent très largement le caractère monopolistique de l’accès aux universitaires. Le recteur d’académie n’est plus dans cette période un passage obligé de communication entre le monde universitaire et le monde administratif. Son accès lui est disputé par les missions envoyées sur place par les services centraux du ministère et par les universitaires eux-mêmes qui jouent, pour faire avancer leur projet, l’implication ministérielle.

Des trois fonctionnaires déconcentrés, le préfet de département est celui qui dispose de l’information la moins continue sur l’état d’avancement du dossier. Il profite cependant de son insertion dans les milieux décisionnels locaux. C’est le préfet qui connaît le premier le vœu de l’Ecole supérieure de commerce de Lyon de s’implanter à Lacroix Laval 489 . Après mai 1968 alors que l’urgence confine à la crise, il retrouve une information beaucoup plus constante sur l’état d’avancement des projets en présidant plusieurs réunions consacrées aux implantations universitaires.

Le recteur d’académie, le préfet et le directeur départemental du ministère de la Construction, par l’information dont ils disposent, sont donc des interlocuteurs obligés des services centraux. L’information circule de manière remarquable entre les trois fonctionnaires. Le directeur départemental de la Construction est celui qui centralise le plus d’information dans la période où il est impliqué. En effet jusqu’en 1968, recteur et préfet communiquent relativement peu. L’échange d’information s’opère donc essentiellement par des échanges entre le directeur départemental de la Construction et le préfet et entre le directeur départemental de la Construction et le recteur d’académie. L’usage de l’information est ici très différent de celui généralement observé dans les services administratifs 490  : ces pratiques d’échanges d’informations tiennent largement au déficit de moyens dont disposent les trois fonctionnaires. Devant associer le centre à leurs initiatives pour réussir, ils tentent de se constituer des soutiens au niveau départemental. La circulation de l’information n’est pas une règle invariable du fonctionnement des services déconcentrés. Les services déconcentrés du ministère des Finances font ici exception. Le service de l’enregistrement des domaines alors qu’il procède à une réévaluation du montant nécessaire à l’expropriation du propriétaire du domaine n’avertit ni le préfet, ni le directeur départemental de la Construction. Le préfet l’apprend par le propriétaire ce qui provoque le courroux du représentant de l’Etat dans le département :

‘« Laissez moi vous dire combien il est regrettable que ni les services de la construction ni la préfecture n’aient été tenues informés de la nouvelle estimation effectuée depuis plusieurs mois déjà et que j’ai apprise par l’intéressé [Mr Franchini]. L’on dénonce volontiers les méfaits de l’administration verticale, les cloisons étanches qui séparent les différents services et la regrettable ignorance du rôle de coordination joué par le préfet. Je déplore que votre direction ait donné un exemple de ces errements. » 491

Les trois fonctionnaires profitent de leur connaissance des dossiers pour s’affirmer comme des acteurs influents dans la gestion des programmes étudiés. Dans un monde administratif où les atermoiements sont nombreux, ils disposent d’une capacité d’initiative remarquable. Ce sont eux qui sont à l’origine de l’achat des terrains de Lacroix Laval et de Bron-Parilly. Dans le premier cas, c’est le directeur départemental du ministère de la Construction qui fait montre de capacité d’initiative. Le propriétaire du domaine, Mathieu Franchini, souhaite réaliser une vaste opération immobilière. Il saisit le directeur départemental du ministère de la Construction pour une demande de renseignements d’urbanisme 492 . Le fonctionnaire retarde sa réponse 493 et, connaissant le besoin de locaux universitaires sur l’agglomération lyonnaise, avertit le recteur d’académie et le préfet de l’intérêt de ces terrains. La position arrêtée en accord avec les deux autres fonctionnaires déconcentrés consiste à signifier au propriétaire l’impossibilité de la réalisation de toutes opérations immobilières privées en raison de la réservation de son domaine pour les besoins du service public 494 . Cette réservation n’est cependant nullement effective et n’intervient qu’à posteriori 495 : les trois fonctionnaires choisissent donc d’intervenir au moyen d’une procédure illégale. Au delà de son caractère anecdotique, cette situation dénote de la capacité des fonctionnaires locaux à échanger des informations, à coordonner leur action et à lancer des projets.

Alors que la question de l’immobilier universitaire devient des plus urgente, c’est le préfet qui, sur proposition du maire de Lyon Louis Pradel, porte à la connaissance du cabinet du ministre de l’Education nationale la disponibilité des terrains de Bron-Parilly 496 .

Le recteur d’académie semble être celui qui dispose dans cette période du moins de marges de manœuvre pour prendre des initiatives. Elles ne sont, de plus, pas toujours suivies d’effets. Ainsi, lors de la crise qui traverse le Conseil de l’université Lyon II en 1973, c’est le recteur qui est chargé de proposer les voies de règlement du conflit. Son rapport demande bien que la scission entre Lyon II soit acceptée par le ministère. Il est ici suivi par les services centraux. L’acceptation ministérielle de la scission ne peut cependant lui être attribuée. La situation de crise qui affecte le Conseil d’université et les liens qui unissent le ministre à certains promoteurs du projet de Lyon III jouent certainement tout autant. Le rapport rectoral qui aboutit à la scission prévoit par contre la constitution d’une université Lyon IV centrée autour des sciences appliquées :

‘« … à plus long terme, l’université Lyon IV de Lacroix Laval, à dominante « sciences appliquées », devrait être constituée à partir d’UER composant Lyon I, Lyon II et Lyon III, la création de cette université supposant une nouvelle redéfinition et une scission de certaines UER. » 497

Le projet ne voit cependant jamais le jour. La création de cette université supposerait en effet une volonté ministérielle et universitaire de le faire aboutir. Le pouvoir d’initiative du recteur s’arrête donc là où commencent les zones d’incertitudes maîtrisées par les autres acteurs du ministère de l’Education nationale.

Le pouvoir des trois fonctionnaires est celui d’initiateurs sans moyen. L’information dont ils disposent, leur insertion dans le milieu local et leur capacité à se coordonner les dotent d’une faculté importante d’initiative. Dans la conduite du dossier de Lacroix Laval, ils sont, avec les deux assesseurs des facultés de lettres et de droit, des soutiens essentiels au projet. Ils souffrent cependant d’un déficit de moyens évidents. Sans capacité budgétaire, ils sont dépendants des services centraux de leur ministère ou des notables locaux pour mobiliser des fonds. Incapables d’orienter le comportement des autres acteurs, ils ne sont que des centres d’impulsion de l’action publique et doivent associer autour d’eux et des projets qu’ils promeuvent. Trente ans plus tard, la situation des représentants de services déconcentrés de l’Etat a considérablement évolué.

Notes
484.

Archives départementales du Rhône, série 2690W, carton n°34, note confidentielle adressée par le chef de cabinet du ministère de la Construction au directeur départemental du ministère de la Construction, 6 juin 1959.

485.

Archives départementales du Rhône, série 2690W, carton n°34, rapport rectoral relatif aux évolutions des effectifs étudiants à Lyon adressé au directeur départemental du ministère de la Construction, 12 décembre 1960.

486.

Selon l’évaluation rectorale, les effectifs de la faculté de droit passent de 2050 étudiants en 1960 à 5000 en 1970, ceux de la faculté de médecine de 3 350 à 4 000, ceux de la faculté des sciences de 4 400 à 11 000 et ceux de la faculté de lettres de 3 100 à 7 000. Ibid.

487.

Archives départementales du Rhône, série 2690W, carton n°34, proposition rectorale faite à la direction de l’équipement scolaire, universitaire et sportif citée dans une note interne à la direction départementale du ministère de la Construction du 19 juin 1961.

488.

Archives départementales du Rhône, série 2690W, carton n°34, état des effectifs à installer dans les locaux à construire, besoins en surface et estimation des dépenses de construction, note interne de la direction départementale du ministère de la Construction du 12 février 1965. Le projet prévoit la construction de 16 800 m² de locaux et de 8 430 m² de bibliothèque universitaire pour la faculté des lettres, 55 200 m² de locaux et de 7 000m² de bibliothèque pour la faculté des sciences et de 12 000 m² de locaux et de 4 530 m² de bibliothèque pour la faculté de droit.

489.

Archives départementales du Rhône, série 2690W, carton n°34, lettre du directeur de l’Ecole supérieure de commerce au préfet du Rhône du 21 juin 1962.

490.

François Dupuy et Jean-Claude Thoenig, L’administration en miettes, Paris, Fayard, 1985, p. 55 et suivantes ; François Dupuy et Jean-Claude Thoenig, Sociologie de l’administration française, Paris, Armand Colin, 1983, pp. 57-60.

491.

Archives départementales du Rhône, série 2690W, carton n°34, courrier du préfet du Rhône au directeur de l’enregistrement des domaines du 14 décembre 1962.

492.

Archives départementales du Rhône, série 2690W, carton n°34, courrier de Mathieu Franchini au directeur départemental du ministère de la Construction du 15 mars 1958.

493.

Archives départementales du Rhône, série 2690W, carton n°34, courrier du directeur départemental du ministère de la Construction à l’Ingénieur en chef des Ponts et Chaussées du 26 mars 1958.

494.

Archives départementales du Rhône, série 2690W, carton n°34, courrier du directeur départemental du ministère de la Construction à Mr Franchini du 4 août 1958.

495.

Archives départementales du Rhône, série 2690W, carton n°34, courrier du directeur départemental du ministère de la Construction au préfet du Rhône du 18 juillet 1958. L’inscription du projet au groupement d’urbanisme de la région lyonnaise et sa réservation pour les besoins du service public n’est effective que le 2 février 1962. (ADR, série 2690W, carton n°34, lettre du directeur départemental de la Construction au ministère de la Construction du 28 janvier 1965).

496.

Archives nationales section contemporaine, série 1977 0533, carton n°2, lettre du préfet du Rhône au cabinet du ministre de l’Education nationale.

497.

Archives nationales section contemporaine, série 1980 0500, carton n°1, lettre du recteur à la direction générale de l’enseignement supérieur du 6 juillet 1973.