2. Une situation de dépendance à l’égard des acteurs étatiques ?

S’ils ne pratiquent guère l’interventionnisme dans leurs relations avec les universités, les exécutifs des collectivités territoriales mettent en cause très souvent le désengagement de « l’Etat ». Le ton est souvent beaucoup plus offensif. Les collectivités, si elles disposent de marges de manœuvre plus importantes face aux ministères et aux préfets de région, restent tout de même en situation de dépendance.

Dans la contractualisation, les exécutifs territoriaux et les administrations centrales des ministères n’ont pas une position d’égalité. Les exécutifs des collectivités territoriales ont le sentiment d’une situation de dépendance dans la négociation des enveloppes financières. Ils redoutent un chantage de la part de « l’Etat » :

‘« D’abord, l’Etat est en position de force. Mettons pour les lycées, il négocie avec vingt-deux régions. Donc, il peut dire : « si vous n’en voulez pas, cela va ailleurs », ça, ça marche. C’est du chantage qui marche. Le contrat de plan c’est tout à fait cela. Les négociations du CPER, au début, les élus me disaient : « l’Etat se fout de nous, on ne signera jamais ». Je n’ai jamais vu une région qui ne finit pas par signer un contrat de plan (…) En général, c’est marrant, les élus font de grandes déclarations en disant : « c’est un scandale, l’Etat se défausse sur nous ». Mais au bout du compte ils payent parce qu’ils ont envie de faire. » 578 ’ ‘« L’Etat est en position de dire : « vous payez selon les clés de financement que je fixe sans cela vous n’aurez pas votre opération. » Après, on est purement dans le domaine politique. L’élu peut dire : « c’est honteux, je vais vous dénoncer devant les masses ». Une fois qu’il a dit cela, il lui reste sa décision à prendre. Soit il veut son université, soit il ne la veut pas. S’il la veut, il paye. » 579 ’ ‘« Au moment d’Université 2000, vous aviez cela. L’Etat disait : « si les régions ne veulent pas [s’associer au financement], on ne fera rien dans votre université. Et on fera ailleurs, là où les régions donneront ». C’était cela. Pervers mais efficace. » 580

La possibilité de l’exercice d’un chantage de la part de l’Etat est contestée par les acteurs étatiques. S’ils reconnaissent bien qu’il est possible pour un projet, il ne semble pouvoir s’opérer au niveau de la définition des enveloppes régionales. Le principe de croissance budgétaire adopté d’un contrat de plan à l’autre contraint en effet les marges de manœuvre des services centraux :

‘« L’Etat n’est pas nécessairement en position de force. Bon, c’est une vision qui peut être juste à l’échelle d’un projet qui peut avoir été retardé, refusé. L’Etat ne le veut pas, donc il mettra l’argent sur un autre projet. Mettre les crédits sur une autre région, pas forcément. Les enveloppes régionales constituaient aussi des affichages politiques de la part de l’Etat. » 581

Au niveau infra-régional, la possibilité d’un retrait des crédits étatiques est également contestée par les membres du SGAR Rhône-Alpes. Les fonds locaux servent simplement à permettre un avancement plus rapide des projets :

‘« On demande aux collectivités combien elles veulent accompagner. Ce qui a fait dire à un président [de Conseil général] qui n’avait pas été associé à la négociation du contrat de plan qu’on venait le chercher quand il manquait de l’argent. Le préfet [de région] n’a jamais eu cette idée là. Pour lui, s’ils venaient, on en faisait pour un milliard et puis s’ils ne venaient pas, on en faisait pour moins. » 582

Si nous n’avons pas trouvé trace de pressions explicites de la part d’un acteur préfectoral, ministériel ou rectoral, les sources dépouillées attestent de la prégnance de l’impression de dépendance chez les élus locaux

‘« Regardez la manière qui est proprement scandaleuse dont l’Etat met aux enchères la décentralisation des organismes. C’est complètement scandaleux. Chaque collectivité rentre dans ce jeu parce que les acteurs locaux disent : « telle opération nous permettrait d’atteindre telle stratégie et tel niveau de pôle d’excellence. » On est bien obligé d’être sensible à cet argument là. » 583 ’ ‘« On nous a dit que tout ce que nous pouvions faire, c’était d’accepter de payer pour ceci ou cela et que sinon nous n’aurions pas ceci ou cela. » 584

Diffus le sentiment n’est pas propre aux élus rhône-alpins. Sa fréquence est notée par la commission sénatoriale d’évaluation des contrats de plan 1994-1999

‘« En premier lieu, l’Etat est un, tandis que les régions métropolitaines sont vingt-deux. Les Régions sont donc en situation de faiblesse pour négocier, d’autant que le circuit de décision de l’Etat est plus opaque que le leur : nombre de régions ont ainsi eu le sentiment que l’Etat « mettait ses crédits aux enchères », c’est à dire mettait les Régions en concurrence pour l’octroi de ces crédits. Fondée ou non, cette impression ne pouvait être accrue que par l’absence de critères précis pour la détermination des enveloppes allouées par l’Etat à chaque région. » 585

L’engagement dans une concurrence avec les autres collectivités territoriales pousse les exécutifs territoriaux à accepter un échange inégal avec les acteurs étatiques. Ne pas mobiliser les fonds régionaux, départementaux ou communaux pour obtenir des investissements de la part de l’Etat, c’est pour eux prendre le risque de retarder la concrétisation des opérations. La stratégie de retrait ou le refus de signature du contrat de plan n’est pas poursuivie de façon durable par les exécutifs territoriaux. En Rhône-Alpes, si le refus d’intervention est parfois évoqué dans les débats par des élus régionaux 586 , ni l’exécutif ni l’assemblée ne poursuivent jamais durablement cette stratégie du retrait. Ainsi, lors de la négociation du contrat de plan 1994-1999, le Conseil régional refuse par deux fois d’accepter le contrat de plan Etat-région, il finit cependant par le signer en troisième lecture après une très courte rallonge des crédits d’Etat 587 . La seule incertitude maîtrisée par les élus locaux est la hauteur de leur engagement financier.

Les exécutifs locaux retrouvent des marges de manœuvre pour influer sur les sommes consacrées par l’Etat à leur région. L’annonce des premières enveloppes en Comité interministériel d’aménagement et de développement du territoire est, en Rhône-Alpes, systématiquement l’objet de protestation locale. Dans certains contextes, les exécutifs locaux peuvent infléchir la position de l’Etat dans la détermination des enveloppes financières. La situation au Conseil régional lors de la négociation du contrat de plan 2000-2006 constitue un contexte particulièrement favorable à l’augmentation de l’enveloppe. La présidente UDF, Anne-Marie Comparini, sans majorité à droite, dispose en effet du soutien des élus de gauche qui font pression sur le gouvernement de Lionel Jospin pour que les sommes consacrées à la région soient réévaluées. Elle parvient à faire passer les crédits étatiques consacrés à la région Rhône-Alpes de 6,3 milliards à 8,6 milliards de francs 588 .

Sur les terrains investigués, la participation des collectivités territoriales au réseau qui gouverne les politiques d’implantation universitaire ne nous apparaît pas porter en elle des changements majeurs dans la définition du contenu des politiques conduites. A Lyon, l’investissement des collectivités territoriales répond avant tout aux besoins des universités. Les collectivités territoriales dépendent largement, pour que leurs objectifs soient pris en compte, de leur acceptation par les présidents d’université. Leurs exécutifs ne disposent que de peu de moyens de pression directe. L’absence de compétence dans le domaine, leur forte volonté d’intervention et l’illégitimité de pressions qu’ils pourraient exercer sur les universités les privent d’un pouvoir d’influence conséquent. Nos observations menées sur le terrain lyonnais sont convergentes avec ce que Erhard Friedberg et Christine Musselin écrivent dès le début des années 1990. Dans leur étude sur le fonctionnement de la « centrale » parisienne, les deux sociologues du CSO notent que « soin a été pris de cantonner les collectivités territoriales dans un rôle de pur financeur de locaux et d’infrastructures, sans réelle influence sur les contenus des politiques d’enseignement supérieur » 589 . Si leurs marges de manœuvre sont plus grandes dans la négociation de l’enveloppe financière, les exécutifs des collectivités territoriales restent dans une situation de dépendance à l’égard des autres partenaires étatiques. La relative certitude de leur engagement réduit considérablement leurs marges de manœuvre et leur pouvoir d’influer sur les politiques d’implantation universitaire. Les relations entre les collectivités territoriales et les acteurs étatiques ne nous semblent pas illustratives du développement d’un « échange politique territorialisé» au sens où l’entend Leonardo Parri 590 . Si François Baraize utilise cette notion pour étudier les négociations du schéma Université 2000 591 , elle nous semble mettre par trop l’accent sur l’échange entre les acteurs et ainsi minimiser les différences d’influence qui traversent le réseau d’action publique étudié. L’inclusion de la procédure dans des dispositifs contractuels qui mettent en scène les négociations entre les acteurs ne doivent pas éluder le fait que les exécutifs des collectivités territoriales s’engagent dans un échange inégal, dans des relations contractuelles hiérarchisées. C’est donc une coopération sous leadership sectoriel qui se met ici en place. Si elles n’ont qu’un pouvoir marginal sur la négociation, l’implication des collectivités territoriales n’est cependant pas sans effets sur les programmes conduits. Elle permet le retour des universités en centre-ville et aboutit à une amélioration qualitative et quantitative inconnue depuis la fin du XIXe siècle du parc immobilier universitaire. Elle a de plus des effets majeurs sur le pouvoir dont disposent les universitaires lyonnais.

Notes
578.

Entretien avec Guy Barriolade, directeur de cabinet de Michel Noir de 1990 à 1995 et secrétaire général du Grand Lyon de 1995 à 2002, 17 avril 2002.

579.

Entretien avec Henry Alexandre, directeur de la division « logistique et bâtiment » du Grand Lyon de 1990 à 1991, 4 juin 2002.

580.

Entretien avec Nicole Peycelon, présidente de la commission « enseignement supérieur » au Conseil régional Rhône-Alpes de 1992 à 1998, 11 mars 2002.

581.

Entretien avec Riwana Jaffres, membre de la mission « carte universitaire » de 1991 à 1992 et chef du bureau B2 de la DPD de 1998 à 2002, 28 mai 2003.

582.

Entretien avec Alain Blanchard, chargé du suivi du volet « enseignement supérieur » du contrat de plan Etat-région au SGAR Rhône-Alpes, 22 juin 2003.

583.

Entretien avec Michel Noir, maire de Lyon et président du Grand Lyon de 1989 à 1995, 29 novembre 2002.

584.

Conseil régional Rhône-Alpes, In extenso, assemblée plénière des 24 et 25 octobre 1991, intervention de Mr Petit, p. 29.

585.

Pierre André, Les troisièmes contrats de plan Etat-Régions (1994-99)…, op. cit., p. 51

586.

Au moment de la négociation du contrat de plan 1989-1993, Mr Ravanel note ainsi « la région devrait préciser ses choix et, si l’Etat n’est pas d’accord, la région devrait refuser de contracter ». Archives du Conseil régional Rhône-Alpes, série 92W, compte-rendu de la commission du plan du 19 janvier 1989, p. 8.

587.

« L’adoption des deux derniers contrat de plan entre l’Etat et la région », Le Monde, 4 juillet 1994.

588.

« Anne-Marie Comparini implique Rhône Alpes dans les dossiers sensibles », Le Monde, 29 janvier 2000.

589.

Erhard Friedberg et Christine Musselin, L’Etat face aux universités…, op. cit., p. 22.

590.

Emmanuel Négrier définit la notion chez Parri comme « une relation entre deux acteurs généralement publics (le gouvernement central et l’autorité publique régionale) qui prend place lors de la formulation et la mise en œuvre d’une politique, et au sein de laquelle une négociation fondée sur des ressources de pouvoir mutuellement partagées, émerge dans le but de définir et d’éprouver les objectifs d’action publique. » Emmanuel Négrier, « Que gouvernent les régions d’Europe ? Echange politique territorialisé et mobilisations régionales » dans Emmanuel Négrier et Bernard Jouve (dir.), Que gouvernent les régions d’Europe…, op. cit., p. 20.

591.

« Les politiques universitaires sont aujourd’hui des politiques territorialisées, tributaires d’"échanges politiques territorialisés", au sens où l’entend Léonardo Parri, c’est-à-dire de négociations entre un gouvernement central et une ou plusieurs collectivités locales, dans lesquelles le niveau dominant (le gouvernement central généralement), autorise le niveau territorial à infléchir le contenu et les modes d’achèvement de la décision publique de façon à ce qu’il puisse bénéficier des effets de la politique publique en échange de la réalisation d’un consensus sur les buts généraux. » François Baraize, « L’entrée de l’enseignement supérieur dans les contrats de plan Etat-Régions. La mise en réseau de la décision universitaire » dans CEPEL, La négociation des politiques…, op. cit., p. 163.