1. Du cloisonnement à la coordination

Dans la gestion du dossier de Lacroix Laval, les universitaires lyonnais ne cherchent pas prioritairement la coordination des projets qu’ils portent et tentent d’impliquer le centre dans leur projet. A l’inverse, dans la période contemporaine, ils recherchent un accord entre pairs et tiennent soigneusement le ministère de l’Education nationale en dehors de leurs tractations.

Avant 1968, les assesseurs des doyens qui portent le projet de Lacroix Laval sont des plus isolés dans leur établissement. Ne bénéficiant que d’un très relatif soutien à l’intérieur de leur faculté, ils ne parviennent pas à associer leurs pairs autour de leur projet. Ils ne cherchent pas à pallier ce déficit de soutiens en constituant des liens avec les autres facultés. Ainsi, si l’assesseur de la faculté des lettres obtient le soutien du doyen de la faculté des sciences, Jean Braconnier, c’est avant tout pour élaborer des projections statistiques de l’évolution des effectifs étudiants 592 . Les assesseurs des facultés de lettres et de droit ne sont pas non plus en contact pour présenter un projet commun au recteur d’académie ou au ministère de l’Education nationale 593 . Il est ainsi remarquable que chaque faculté, sans aucune coordination, envoie au ministère de l’Education nationale le récapitulatif de ses locaux et de ses effectifs 594 . Dans cette période, c’est la relation verticale au ministère qui est jouée :

‘« Mais vous comprenez on n’avait pas trop de choses à faire ensemble, vous comprenez. C’était des facultés. Chaque faculté essayait de faire valoir son point de vue auprès du ministère. (…) Chacun allait traire la vache ministérielle autant que possible. » 595

L’université de Lyon qui réunit les doyens des facultés sous la présidence du recteur ne fonctionne pas comme une instance de coordination entre les établissements :

‘« Dans la situation antérieure à 1968, l’université n’existait pratiquement pas. Les facultés menaient chacune leur vie, il y avait bien une université qui était présidée par le recteur mais qui n’avait que des compétences extrêmement limitées sans intérêt du point de vue de la politique des différentes composantes. » 596

Les politiques d’implantation universitaire ne favorisent nullement l’affirmation de cette instance. Elles consacrent bien au contraire le cloisonnement entre les différents ordres de facultés qui reste une caractéristique structurante du fonctionnement de l’enseignement supérieur français de cette époque 597 . Les assesseurs des doyens en charge des projets ne semblent donc que regarder vers Paris et les services centraux du ministère de l’Education nationale.

La disparition des facultés en 1968 ne signe pas la fin du cloisonnement des universitaires. La réforme Faure implique une redéfinition des enseignements à implanter à Lacroix Laval. Le dispositif d’application de la loi pousse à la coordination entre universitaires. Aux termes de la loi, c’est par un accord localement construit que les universitaires lyonnais doivent définir les regroupements constitutifs des universités. Ce n’est cependant pas la recherche d’un accord qui est jouée par les membres des anciennes facultés. Avant même que les discussions sur le découpage des universités ne soient véritablement engagées, le doyen de la faculté des lettres tente d’obtenir le soutien du cabinet ministériel pour la réalisation des projets immobiliers de sa faculté. Il intervient directement auprès d’Edgar Faure pour lui signifier les besoins de son établissement 598 . La demande est prise en compte par le ministre de l’Education nationale qui donne immédiatement des instructions au recteur d’académie pour que la réalisation des projets de la faculté de lettres soit accélérée. Le doyen n’est pas le seul à jouer la relation verticale au ministère plutôt que la coordination avec les pairs. Alors qu’en février 1969, une mission ministérielle est déléguée à Lyon pour trouver des solutions au problème des locaux, des membres de la faculté des lettres cherchent à obtenir l’attribution des locaux avant même le départ de la délégation parisienne :

‘« [Les membres des commissions de réorganisation et exécutive de la faculté des lettres choisissent] de marquer leur préférence pour la construction pour la rentrée de 1969, d’un ensemble universitaire nouveau de 20 000 m² de plancher ; d’affirmer que cette construction nouvelle devrait répondre aux impératifs pédagogiques d’unités appartenant à l’actuelle faculté des lettres et à la vocation socioculturelle d’une unité à dominante littéraire. » 599

Une fois les terrains de Bron-Parilly repérés 600 , c’est encore la relation verticale au ministère qui est jouée par les membres de la faculté des lettres. Le conseil transitoire de gestion de la faculté des lettres poursuit son lobbying auprès du ministère de l’Education nationale pour que les nouveaux terrains soient affectés aux unités de lettres et de sciences humaines 601 . La stratégie est couronnée de succès : en avril 1969, il est acquis que le programme d’urgence est réservé à certaines unités de l’ancienne faculté de lettres et de sciences humaines (études françaises, sciences de l’homme et de son environnement, sciences psychologiques, sociologiques, ethnologiques et pédagogiques) 602 . C’est donc en associant le cabinet du ministre de l’Education nationale que certaines unités de l’ancienne faculté des lettres parviennent à obtenir prioritairement des locaux.

Dans la gestion du projet de la Manufacture des Tabacs, la stratégie des présidents d’université est radicalement différente. L’implication des services centraux du ministère de l’Education nationale n’est que très rarement jouée. Les présidents des universités lyonnaises préfèrent définir entre eux une position commune sous la présidence du recteur d’académie. Du lancement de l’opération de la Manufacture des Tabacs aux négociations d’U3M, l’attribution des locaux et la répartition des financements sont toujours discutés entre les présidents d’université.

La décision d’attribuer les locaux à l’université Lyon III est ainsi prise dans une réunion entre le recteur d’académie et les présidents des trois universités lyonnaises 603 .

Pour Université 2000, le cercle des négociateurs est élargi aux directeurs des grandes écoles (Ecole normale supérieure sciences, INSA de Lyon, Ecole centrale). Les discussions entamées dès l’arrivée du recteur Bancel en mars 1991 aboutissent à la définition en juin 1991 des principes qui vont guider la répartition des financements entre les grandes écoles et les universités sur la décennie 1990. Sur propositions rectorales, les présidents d’université et les directeurs d’établissements décident de privilégier dans un premier temps la Manufacture des Tabacs et la rénovation du campus de La Doua. Les mêmes discussions sont conduites sur Université du 3ème millénaire. Le directeur de l’Institut Universitaire de Formation des Maîtres de Lyon et le président de l’Université Jean Monnet de Saint-Etienne sont associés aux négociations. Elles aboutissent également à la détermination des projets et des enveloppes financières. Pour les universités Lyon II et Lyon III, l’implantation en centre-ville est confirmée par l’obtention d’espaces libérés par la reconstruction de l’hôpital Saint-Joseph à proximité du site historique d’implantation 604 . Dans les trois négociations, les présidents d’université et les directeurs des grandes écoles lyonnaises jouent d’abord la coordination de leur position avant de se présenter devant les financeurs. Une fois les principes d’action et les opérations définis, ils ne cherchent pas à intervenir dans les négociations financières qui associent préfet, recteur et exécutifs des collectivités territoriales 605 .

Dans les années 1990, les présidents d’université jouent donc la coordination entre pairs et ne cherchent pas à impliquer le centre dans la tenue des négociations. L’implication des collectivités territoriales les pousse à élaborer une stratégie commune. L’absence d’une position clairement définie entre les établissements face aux collectivités territoriales est perçue par les présidents d’université comme les exposant à l’interventionnisme des exécutifs territoriaux. La définition d’une position commune est vue comme la garantie du maintien de l’autonomie des établissements.

La coordination n’est cependant pas toujours jouée par les présidents d’université. En dehors de la préparation d’U2000 et d’U3M, ils tentent d’obtenir des fonds complémentaires aux investissements contractualisés en sollicitant individuellement les financeurs. Ainsi l’université Jean Moulin parvient à obtenir des fonds du Conseil général pour le financement de la construction d’un espace de restauration dans les locaux de la Manufacture des Tabacs en dehors du contrat de plan ou encore pour l’équipement des locaux de la tranche 2 de travaux 606 . Les présidents de l’université Lyon II jouent quant à eux l’implication du centre. Michel Cusin 607 au début des années 1990 et Bruno Gelas 608 au milieu des années 1990 parviennent ainsi à obtenir des crédits ministériels pour rénover le campus de Bron-Parilly. Ces appels aux financeurs en dehors des négociations conduites avec les pairs n’altèrent pas l’entente entre les présidents d’université. La multiplication des financeurs permet en effet à chaque établissement de trouver des fonds pour financer leurs opérations prioritaires 609 . La période contemporaine est donc marquée par un changement radical de stratégie : les présidents d’université jouent avant toute chose la coordination entre eux. Le pouvoir des exécutifs universitaires s’en trouve considérablement renforcé. Il change également de nature.

Notes
592.

Entretien avec Michel Laferrère, assesseur du doyen de la faculté des lettres de 1962 à 1967, 21 janvier 2003.

593.

Entretien avec Jean Garagnon, assesseur du doyen de la faculté des droit de 1965 à 1968, 4 février 2003; entretien avec Michel Laferrère, assesseur du doyen de la faculté des lettres de 1962 à 1967, 21 janvier 2003.

594.

Archives nationales section contemporaine, série 1977 0533, carton n°2, récapitulatif des locaux et des effectifs étudiants de la facultés des lettres et des sciences humaines, janvier 1968 ; récapitulatif des locaux et des effectifs étudiants de la faculté de droit et de sciences économiques ; récapitulatif des locaux et des effectifs étudiants de la faculté de sciences ; (Ces trois documents non datés sont antérieurs à mai 1968. Il y ait en effet fait mention de la construction des facultés de lettres, de sciences et de droit à Lacroix Laval, abandonnée après mai 1968). Récapitulatif des locaux et des effectifs étudiants de la faculté mixte de médecine et de pharmacie, 12 mars 1968.

595.

Entretien avec Jean Garagnon, assesseur du doyen de la faculté de droit de 1965 à 1968, 4 février 2003.

596.

Ibid.

597.

Sur l’échec de la loi du 10 juillet 1896 qui met en place les universités voir Christine Musselin, La longue marche des universités, op. cit., « De l’université impériale à la République des facultés » ; Antoine Prost, L’enseignement en France 1800-1967, Paris, Armand Colin, 1968, 524 p.

598.

Archives nationales section contemporaine, série 19770533, carton n°2, dépêche télégraphique du ministre de l’Education nationale au doyen de la faculté des lettres de Lyon du 15 novembre 1968.

599.

Archives nationales section contemporaine, série 19770533, carton n°2, lettre des commissions de réorganisation et exécutive de la faculté des lettres au ministère de l’Education nationale du 4 février 1969.

600.

Archives nationales section contemporaine, série 19770533, carton n°2, lettre du préfet du Rhône au cabinet du ministre de l’Education nationale du 13 février 1969.

601.

Archives nationales section contemporaine, série 19770533, carton n°2, proposition approuvée par le conseil transitoire de gestion de la faculté des lettres et sciences humaines du 28 avril 1969 – « Organisation de l’établissement de Bron/Saint-Priest ; vœu du conseil transitoire de gestion de la faculté des lettres et des sciences humaines envoyé au ministère de l’Education nationale le 28 avril 1969 ; vœu du conseil transitoire de gestion de la faculté des lettres et des sciences humaines envoyé au ministère de l’Education nationale du 25 avril 1969.

602.

Archives nationales section contemporaine, série 19770533, carton n°2, compte-rendu de la réunion du 30 avril 1969.

603.

Entretien avec Maurice Niveau, recteur de l’académie de Lyon de 1980 à 1991, 25 mars 2003 ; Entretien avec Pierre Vialle, président de Lyon III de 1987 à 1992, 27 juin 2003 ; Entretien avec Michel Cusin, président de Lyon II de 1986 à 1991, 10 avril 2003. 

604.

Entretien avec Bruno Gelas, président de Lyon II de 1996 à 2001, 17 avril 2003.

605.

Entretien avec Eric Froment, président de Lyon II de 1991 à 1996, 10 avril 2003.

606.

Entretien avec Gilles Guyot, président de Lyon III de 1997 à 2002, 6 janvier 2003.

607.

Entretien avec Michel Cusin, président de Lyon II de 1986 à 1991, 10 avril 2003.

608.

Entretien avec Bruno Gelas, président de Lyon II de 1996 à 2001, 17 avril 2003.

609.

Entretien avec Gilles Guyot, président de Lyon III de 1997 à 2002, 6 janvier 2003.