3ème partie : De la régulation par l’urgence à la régulation par l’addition

Les enseignements tirés des deux premières parties nous livrent un tableau contrasté des relations qui unissent les membres des deux réseaux d’action publique étudiés. Dans les années 1960, les élus locaux adoptent pendant longtemps des stratégies indépendantes de celles développées par les autres membres du réseau d’action publique. Alors que le projet de Lacroix Laval suscite l’intérêt et la mobilisation des acteurs déconcentrés, c’est finalement une implantation à Bron-Parilly dans l’est lyonnais qui est arrêtée. Les universitaires lyonnais ne recherchent que modéremment la coordination de leurs interventions et tentent avant toute chose d’associer le centre ministériel aux projets qu’ils portent. A l’inverse, alors même que les élus locaux ne pèsent pas sur la fixation des objectifs de la politique, leur investissement dans le financement des politiques d’implantation universitaire n’est jamais démenti au cours de la période étudiée. La Manufacture des Tabacs, contrairement à Lacroix Laval, accueille bien aujourd’hui les étudiants de l’université Jean Moulin Lyon III. Les présidents d’université parviennent à définir un projet commun et à le présenter aux financeurs locaux et centraux. Le contraste entre les deux périodes est donc marqué. Il invite l’apprenti chercheur à questionner la capacité des membres du réseau à élaborer des compromis et à poursuivre une stratégie intégrée. Ce faisant, l’analyste s’interroge sur l’évolution et le changement dans les mécanismes de régulation des stratégies divergentes.

La notion de régulation appelle tout d’abord quelques précisions. Elle recouvre en effet une pluralité d’usages. Elle est mobilisée à différents niveaux dans des champs disciplinaires distincts. Souvent identifiée en France aux travaux conduits en économie sous l’égide de Robert Boyer 632 , la notion est cependant également présente dans de nombreuses disciplines et problématiques de recherche 633 . Il nous semble que, si elle renvoie toujours au maintien des équilibres, elle est utilisée à différents niveaux d’analyse 634 . Dans une perspective macroscopique, c’est la permanence et la reproduction des équilibres sociétaux qui sont étudiées 635  ; au niveau microscopique, c’est le maintien de la structure des relations entre des personnes qui est l’objet de l’analyse 636 . C’est ce second usage que nous visons ici. La régulation renvoie pour nous à la « capacité d’arrangement capable d’assurer la compatibilité des enjeux des acteurs en présence et la mise en cohérence de leurs stratégies » 637 .Afin de ne pas postuler une convergence naturelle des intérêts des acteurs qui renverrait à une vision harmoniciste de la société, nous concevons ici la régulation comme un processus, comme le maintien d’un ordre mais qui serait en négociation perpétuelle 638 . Cette partie vise donc à appréhender les processus qui permettent aux acteurs de construire un compromis, à identifier les normes implicites sur lesquelles repose ce compromis et les conséquences des modes de fonctionnement qui sont adoptés 639 .

Nous l’avons dit, les relations entre les membres des deux réseaux d’action publique étudiés semblent largement évoluer. Dans les années 1960, ils ne semblent capables d’élaborer un compromis qu’en de brefs instants qui constituent une fenêtre d’opportunité pour la réalisation des projets. La formalisation d’un accord entre acteurs locaux et déconcentrés bute sur l’indépendance du jeu des élus locaux et sur les stratégies d’association du centre ministériel développées par les universitaires. Dans la période contemporaine, à l’inverse, l’intégration du réseau semble plus grande et plus durable. Nous faisons donc ici l’hypothèse que la période analysée est marquée par un renouvellement des mécanismes de régulation de l’action entre acteurs locaux et déconcentrés. Le chapitre 5 analyse le degré de fragmentation des intérêts des acteurs. Il met en lumière les conditions qui, à l’inverse des années 1960, permettent aux acteurs contemporains de passer des accords durables. Le chapitre 6 tente d’analyser les modalités de construction du compromis qui président à l’intégration des stratégies des acteurs impliqués dans la gestion du projet de la Manufacture des Tabacs.

Notes
632.

Robert Boyer et Yves Saillard, Théorie de la régulation. L’état des savoirs, Paris, La Découverte, 2002, 588 p.

633.

Pour une revue voir Jacques Commaille et Bruno Jobert (dir.), Les métamorphoses de la régulation politique, Paris, LGDJ, 1999, 381 p.

634.

Jacques Commaille, « De quelques usages du concept de régulation» dans Michel Miaille (dir.), La régulation entre droit et politique, Paris, L’Harmattan, 1995, p. 80.

635.

La perspective proposée par Pierre Muller et Bruno Jobert dans L’Etat en action illustre cet usage. (Bruno Jobert et Pierre Muller, L’Etat en action…, op. cit.). Voir aussi dans cette perspective Bruno Jobert, « La régulation politique : le point de vue d’un politiste » dans Jacques Commaille et Bruno Jobert, Les métamorphoses de la régulation…, op. cit., pp. 119-144.

636.

La problématique proposée par Michel Crozier et Erhard Friedberg dans L’acteur et le système nous semble être un exemple de cet usage. (Michel Crozier et Erhard Friedberg, L’acteur et le système, op. cit.).

637.

Patrice Duran, Penser l’action publique, op. cit., p. 151.

638.

Comme le recommandent Jacques Commaille et Bruno Jobert, « La régulation politique : l’émergence d’un nouveau régime de connaissance » dans Jacques Commaille et Bruno Jobert (dir.), Les métamorphoses de la régulation, op. cit., p. 24.

639.

Nous reprenons ici l’essentiel du programme de recherche tracé par Jean-Claude Thoenig. Jean-Claude Thoenig, « L’usage analytique du concept de régulation » dans Jacques Commaille et Bruno Jobert (dir.), Les métamorphoses de la régulation juridique, op. cit., p. 39.