1. L’urgence comme seule voie d’intégration des positions

La gestion du projet de Lacroix Laval n’est pas marquée par une fragmentation radicale des intérêts : le recteur d’académie, le préfet, le directeur départemental de la Construction et certains universitaires sont en effet des soutiens constants du projet de 1958 à 1968. Ils ne parviennent cependant pas à associer les élus locaux.

Ainsi, les tentatives d’implication du Conseil général du Rhône opérées par le préfet échouent en raison de l’absence d’intérêt local au soutien des politiques d’implantation universitaire. Michel Laferrère met en cause le retrait des notables départementaux de la gestion des dossiers universitaires et plus globalement urbains. C’est une division du travail qui semble s’être opérée au fil du temps entre élites politiques lyonnaises et départementales :

‘« Au Conseil général, c’était Carteron. On ne peut pas dire que j’ai eu des soutiens. Le Conseil général ne s’occupait pas trop de la ville et de l’agglomération. Le Conseil général, c’était plutôt les monts du Lyonnais, le Beaujolais. Cela a toujours été un peu comme cela. » 640

Le maire de Lyon développe, quant à lui, des stratégies propres qui ne sont pas convergentes avec celles conduites par le ministère de l’Education nationale. Ainsi, le projet local d’implanter des universités à la caserne Blandan dans le 7ème arrondissement lyonnais est formalisé alors que le ministère de l’Education nationale dispose déjà des terrains de Lacroix Laval. Le maire de Lyon, s’il cherche à favoriser l’installation de bâtiments universitaires dans sa ville, ne se rallie pas au projet d’implantation d’université dans l’ouest lyonnais :

‘« Pradel s’en est complètement désintéressé [du projet de Lacroix Laval]. L’université ne l’intéressait absolument pas. Il n’y connaissait rien. Cela ne l’intéressait vraiment pas. Je l’ai rencontré, j’ai eu un rendez-vous et un entretien assez approfondi avec lui sur ces problèmes et je lui ai demandé des solutions. (…) Il voulait nous loger vers Fort Lamothe [à proximité de la caserne sergent Blandan]. La ville possédait quelques terrains. Mais quand j’en ai parlé à la DDE, ils m’ont dit que c’était complètement impossible. C’était tout occupé avec des loyers très chers. C’était compliqué et il était impossible de faire quelque chose. » 641

Le ministère de l’Education nationale tourné jusqu’en 1968 vers la réalisation du projet de Lacroix Laval ne mobilise donc pas ses fonds pour acheter les terrains réservés par la mairie dans le 7ème arrondissement lyonnais. La municipalité lyonnaise cherche à développer une stratégie propre et refuse l’alignement sur les projets qui sont portés par le ministère de l’Education nationale et les fonctionnaires déconcentrés.

Le désintérêt des notables locaux prive les fonctionnaires déconcentrés de moyens de pression sur le centre ministériel. En l’absence de relais politiques, le projet de Lacroix Laval s’enlise dans les strates ministérielles. Nous l’avons montré dans la deuxième partie, dès lors que le ministre de l’Education nationale intervient personnellement, la gestion des dossiers s’accélère. Les interventions politiques locales ne tempèrent pas ici les inconvénients de la centralisation du système politico-administratif français des années 1960-1970. C’est bien par désintérêt et non par déficit de relais au centre que les élus lyonnais n’interviennent pas. Sur d’autres dossiers, plus stratégiques pour eux, ils sont tout à fait capables de trouver des arrangements avec le centre étatique :

‘« C’est comme le centre de Lyon Perrache. Les Bâtiments de France ont été consultés quand le chantier avait déjà commencé. Il faut le savoir. (…) Le centre d’échange de Perrache, c’est quelque chose d’absolument scandaleux. Parce que Monsieur Pradel avait une très grande aura à Paris, personne n’osait dire : « mais attendez vous ne pouvez pas commencer le chantier puisque les bâtiments de France n’ont pas encore donné leur avis ». » 642  ’

C’est uniquement quand l’urgence confine à la crise que les stratégies des fonctionnaires déconcentrés, des notables locaux et des membres des services centraux du ministère de l’Education nationale s’alignent pour promouvoir un projet commun. C’est le cas au début de l’année 1969 : la situation immobilière des facultés de droit et de lettres est extrêmement tendue. Ces établissements qui ont vu augmenter leurs effectifs dans des proportions considérables n’ont en effet pas bénéficié de programmes immobiliers d’envergure. Pour la faculté de lettres, la situation est jugée « catastrophique » 643 dans les documents ministériels et fait craindre de possibles manifestations étudiantes. Il faut donc, début 1969, réaliser un programme immobilier de toute urgence. La temporalité a ici un effet important dans l’alignement entre les stratégies des acteurs. C’est parce que la réalisation de nouveaux locaux est d’une urgence absolue que les stratégies des acteurs s’alignent. Ici, la convergence stratégique est plus l’exception que la règle 644 .

Le domaine Lacroix Laval n’est, dans ce contexte, plus une solution satisfaisante. Il n’est en effet pas immédiatement constructible et réclame de nombreux aménagements ce qui condamne sa réalisation immédiate :

‘« M. le recteur Louis se montre très inquiet au terme de 1972. Il rappelle la situation du mois précédent [février 1969] où, à la suite du désir de M. le ministre de l’Education nationale de créer à Lyon, pour la rentrée prochaine [octobre 1970], un établissement répondant aux besoins de la faculté des lettres, il avait été impossible de retenir le terrain de Lacroix Laval comme lieu d’implantation, faute d’y trouver les aménagements nécessaires (transports, eau, égouts). » 645

Le ministère de l’Education nationale ne souhaite également plus promouvoir les implantations regroupant de très nombreux étudiants. L’exemple de Nanterre, premier foyer de diffusion de l’agitation étudiante en mars 1968, est encore présent dans tous les esprits :

‘« 1968 est arrivé, Nanterre, et on a dit : « tout cela c’est la faute au campus ». L’une des localisations de départ de mai 1968, c’est quand même Nanterre, c’est l’entassement dans les campus. Ce sont des cités universitaires. Bref, après 1968, deux phénomènes se sont conjugués [pour faire échouer le projet] : la disparition des facultés, la volonté de tuer les facultés et de créer des universités pluridisciplinaires ce qui condamnait les constructions monodisciplinaires et le retour si possible en centre-ville. » 646

Si des unités doivent s’implanter à Lacroix Laval, elles ne sauraient regrouper plus de 12 à 14 000 étudiants :

‘« Répondant à une question de M. le recteur Louis, M. Moulins [le préfet] précise qu’il n’a jamais été question de renoncer à la réalisation de cette opération [Lacroix Laval] d’un intérêt certain mais dont l’orientation est aujourd’hui différente de celle prévue à l’origine. En effet, l’idée d’un campus universitaire de 25 000 étudiants ayant été abandonnée à la suite des événements de mai 1968, il convient d’examiner maintenant l’affaire sous l’angle d’un ensemble universitaire intéressant de 12 à 14000 étudiants de différentes disciplines et de voir comment peuvent se régler les problèmes qui vont se poser notamment en matière de circulation. » 647

Si d’autres implantations sont envisagées (le terrain SNCF de la gare des Charbonniers, l’aménagement des locaux du Palais des expositions) 648 , les terrains de Bron-Parilly ont l’avantage d’être immédiatement disponibles. Le préfet dans la note qu’il adresse au ministère de l’Education nationale met l’accent sur la possibilité immédiate de construire des locaux sur ces terrains :

‘« …je puis vous proposer un terrain d’une contenance de 10 ha situé à Bron-Parilly. Vous trouverez en annexe un plan de Lyon qui situe parfaitement bien ce terrain qui présente les caractéristiques suivantes :
- il est immédiatement disponible
- il ne comporte aucune construction
- il est relié au réseau d’eau et d’assainissement
- il se situe à 100 m environ du terminus de la ligne d’autobus n° 39 qui va directement quai Claude Bernard, siège des facultés de lettres et de droit » 649

Les élus locaux sont également favorables à une implantation dans l’est lyonnais. Louis Pradel abandonne donc son projet de la caserne Sergent Blandan et se prononce pour une implantation des universités à Bron-Parilly :

‘« En effet l’accès à la rive droite de la Saône demeurera assez difficile malgré l’ouverture prochaine du tunnel de Fourvière (qui sera très vite saturé) et d’autre part la construction d’une université dans le secteur de Bron ou de Meyzieu sera très utile pour l’achèvement de la ville nouvelle de la Verpillère qui sera dépourvue d’un tel établissement. » 650

Les conseillers généraux du Rhône militent également pour le report du projet de Lacroix Laval :

‘« Le problème que pose l’implantation d’une université à Lacroix Laval est essentiellement un problème de temps et d’aménagements, ce qui amène maître Chaine [conseiller général du Rhône] à croire qu’il serait peut-être préférable de remettre ce projet à plus tard. » 651

Proposé par le maire de Lyon, soutenu par le préfet du Rhône, le recteur, certains universitaires lyonnais et le ministre de l’Education nationale, c’est l’implantation à Bron-Parilly qui emporte finalement la décision. L’urgence parvient même à accélérer la procédure administrative. Alors que le projet de Lacroix Laval doit passer deux fois en Commission centrale des affaires immobilières pour que l’achat soit autorisé, le projet de Bron Parilly, lui, s’extrait des pesanteurs bureaucratiques :

‘« Moi, on m’a demandé un gros travail pour persuader la CCOI, il a fallu que le préfet Ricard s’empare du dossier pour le faire avancer. Et puis Bron Parilly, il me semble que l’idée était lancée au mois de septembre et en décembre c’était acheté ou à peu près cela. ( …) cela s’est fait extrêmement vite (…) En tous les cas, la CCOI aurait dû reprendre le dossier de Lacroix Laval et dire : « vous me faîtes acheter pour le même prix [que Lacroix Laval], 8 ha et demi ! ». Alors qu’est-ce que cela veut dire ? Mais personne n’a fait le rapprochement parce qu’encore une fois de plus il fallait calmer les étudiants, il ne fallait pas qu’ils fassent grève dans la rue. » 652

Le projet de Lacroix Laval n’est cependant pas abandonné. Vu la croissance des effectifs, le recteur rappelle même sa nécessité :

‘« M. le recteur Louis conclut de l’exposé de M. Froget [le directeur de l’Ecole nationale vétérinaire qui est implantée à proximité du domaine de Lacroix Laval] à la nécessité de pouvoir disposer de locaux à Lacroix Laval avant quatre ans. M. Louis tient à ce propos, à préciser qu’il n’a jamais été question – comme certaines informations avaient pu le laisser croire – d’abandonner le projet de Charbonnières [de Lacroix Laval, le domaine est en partie situé sur la commune de Charbonnières-les-bains] qui s’avère plus indispensable que jamais. Il a été simplement convenu ainsi que l’a indiqué M. le préfet de ramener l’effectif des étudiants à 10 000, chiffre pris pour base par le ministère de la Jeunesse et des sports pour ses prévisions en matière d’équipement sportif. Le domaine de Lacroix Laval sera donc réservé aux unités de sciences économiques, biologiques et humaines. » 653

L’urgence éloignée, les stratégies des acteurs se désalignent cependant à nouveau. Le domaine toujours propriété du ministère de l’Education nationale au milieu des années 1970 ne suscite plus l’intérêt. L’installation d’établissements d’enseignement supérieur dans l’ouest lyonnais revient sur le devant de la scène seulement en 1975. L’ancien propriétaire, comme la loi le lui permet, réclame son bien et opère une requête en rétro-cession devant le tribunal administratif de Lyon qui accède à sa demande 654 . Aucun arrêté d’utilité publique n’a en effet été pris depuis 1965. La préfecture se porte en appel tandis que le recteur et les élus du Conseil général du Rhône s’activent pour formaliser un projet et obtenir des soutiens ministériels. L’atelier d’urbanisme de la Communauté urbaine de Lyon mène même une étude d’ensemble sur l’aménagement de la zone. En mars 1976, un arrêté d’utilité publique est pris pour quatre projets : la délocalisation de l’ENS Saint-Cloud, l’implantation d’un centre de primatologie, d’un CREPS, de l’institut national du travail 655 . La cour d’appel infirme la décision du tribunal administratif de Lyon le 6 mai 1976. C’est finalement le Conseil général du Rhône qui rachète le domaine au ministère de l’Education nationale. Le domaine ne verra jamais d’étudiants et c’est aujourd’hui un musée de la poupée et un parc qui y sont installés.

En dehors de situations d’urgence, les acteurs ne parviennent donc pas à construire un compromis entre eux. L’inexistence d’une forte volonté locale d’intervention rend beaucoup plus difficile la mise en compatibilité des stratégies des élus locaux avec celles des autres acteurs. Ces modes de régulation par l’urgence ont cependant des conséquences négatives importantes. Ils sont d’abord coûteux pour les finances publiques. La gestion du dossier est épinglée dans le rapport de la Cour des comptes de 1978 656 . Le coût est également externalisé sur les étudiants qui trouvent des conditions d’enseignement très difficiles pendant les années 1960. Les locaux de Bron-Parilly, construits dans l’urgence, souffrent, de plus, de nombreuses malfaçons qui handicapent longtemps le fonctionnement de l’université Lumière Lyon II :

‘« Il a fallu qu’on se débrouille seul face aux déboires de fonctionnement de Bron. Maurice Bernardet, quand il a pris son mandat avait menacé le recteur de l’époque, le recteur Louis, de ne pas assurer la rentrée de 1974 tellement les problèmes de sécurité étaient évidents.(…)Bron nous a pompé énormément de notre budget parce qu’il a fallu refaire l’ensemble de la chaufferie, il a fallu reconcevoir  tout le système de chauffage de Bron puisque Bron, c’est du fer et du verre. Ce n’est pas la peine d’épiloguer là-dessus, vous voyez ce que cela peut donner à chauffer. Ensuite, c’est la couverture qui a pris l’eau, l’étanchéité a été très mal faite. » 657

L’échec du projet handicape les universités Lyon II et Lyon III. Au moment de la scission en 1973, la question du partage de locaux largement déficitaires au regard des effectifs étudiants est un sujet de tensions supplémentaires entre les deux établissements. Elles ne s’apaisent qu’en 1976 après la signature d’un accord entre Henri Roland et Maurice Bernardet 658 . Privées d’une opération d’envergure, les deux universités pâtissent d’un déficit de locaux certain qui n’est résolu que par le lancement du projet de la Manufacture des Tabacs et l’implication des collectivités territoriales.

A l’inverse, dans la période contemporaine, la forte volonté d’intervention des élus locaux permet une convergence des stratégies favorable à l’établissement d’un compromis durable.

Notes
640.

Entretien avec Michel Laferrère, assesseur du doyen de la faculté des lettres de 1962 à 1967, 21 janvier 2003.

641.

Ibid.

642.

Ibid.

643.

Archives nationales section contemporaine, série 1977 0533, carton n°2, note relative aux enseignements supérieurs dans l’académie de Lyon, 4 février 1969.

644.

Olivier Borraz insiste sur l’importance de la prise en compte de la temporalité dans l’analyse de l’action publique et dans l’intégration des stratégies entre les acteurs. Voir sur ce point Olivier Borraz, « Pour une sociologie des dynamiques de l’action publique locale », dans Richard Balme, Alain Faure et Albert Mabileau, Les nouvelles politiques locales, op. cit., 1999, p.77-110.

645.

Archives nationales section contemporaine, série 1977 0533, carton n°2, compte-rendu de la réunion du 11 mars 1969 à la préfecture du Rhône.

646.

Entretien avec Jean Garagnon, assesseur du doyen de la faculté de droit de 1965 à 1968, 4 février 2003.

647.

Archives nationales section contemporaine, série 1977 0533, carton n°2, compte-rendu de la réunion du 14 octobre 1969 sur l’ensemble universitaire de Lacroix Laval.

648.

Archives nationales section contemporaine, série 1977 0533, carton n°2, compte-rendu de la mission ministérielle de la direction de l’enseignement supérieur des 6 et 7 février 1969.

649.

Archives nationales section contemporaine, série 1977 0533, carton n°2, lettre du préfet à M. le ministre de l’Education nationale – cabinet du 13 février 1969.

650.

Archives nationales section contemporaine, série 1977 0533, carton n°2, compte-rendu de la réunion du 11 mars 1969 à la préfecture du Rhône.

651.

Ibid.

652.

Entretien avec Michel Laferrère, assesseur du doyen de la faculté des lettres de 1962 à 1967, 21 janvier 2003.

653.

Archives nationales section contemporaine, série 1977 0533, carton n°2, compte-rendu de la réunion du 11 mars 1969 à la préfecture du Rhône.

654.

« Lacroix Laval et l’université : un mariage blanc », Métropole, n°79, octobre 1977, p. 33.

655.

Ibid.

656.

« Lacroix Laval, l’opération aurait pu réussir pour 80 millions de centimes », Le Progrès, 27 juillet 1978. L’article est de Michel Laferrère.

657.

Entretien avec Charles Gallini, secrétaire général de l’université Lyon II de 1973 à 2003, 12 mai 2003.

658.

Archives départementales du Rhône, série 2690W, carton n°5, accord relatif à l’occupation du bâtiment C pour l’année 1976-1977 du 15 septembre 1976.