2. Une situation de convergence stratégique

Dans la période contemporaine, l’obstacle que constitue l’absence d’intérêt local à la promotion des politiques d’implantation universitaire est levé. Les élus locaux adoptent en effet des stratégies qui sont convergentes avec celles des autres membres du réseau d’action publique.

Si l’inclusion des politiques universitaires dans des objectifs d’internationalisation des territoires et de développement économique n’a pas des effets majeurs sur les programmes financés, elle a des conséquences importantes sur les modalités de fonctionnement du réseau d’action publique étudié. La légitimité des objectifs mis en avant permet aux exécutifs des collectivités locales d’accepter de s’aligner sur les stratégies développées par les autres acteurs. Les exécutifs des collectivités territoriales acceptent de financer des politiques dont ils ne fixent pas les objectifs. Leur faible influence sur l’affectation des locaux qu’ils financent ne remet pas en cause leur intervention. Le consensus qui entoure la nécessité pour les collectivités territoriales de financer les implantations universitaires est une voie majeure de régulation des stratégies.

Si le discours des acteurs n’arrive pas au raffinement des cadres cognitifs et normatifs décrits dans les documents élaborés par les urbanistes lyonnais, l’ « image » 659 qui veut que l’université contribue au développement économique et à l’internationalisation des territoires est particulièrement répandue chez les membres du réseau d’action publique. En reliant les politiques financées à des objectifs légitimes pour les élus locaux 660 , les images mobilisées, à défaut de guider l’action publique, permettent au réseau d’acteurs d’être intégré. Nous retrouvons de manière particulièrement nette les grandes articulations de ce discours dans les propos du président de la commission « enseignement supérieur » du Conseil régional Rhône-Alpes :

‘« Nous sommes rentrés dans une société et par conséquent dans une économie de la connaissance. C’est absolument fondamental. Les régions qui ont la chance d’avoir un potentiel scientifique et universitaire peuvent s’appuyer sur cette richesse. Il y a cinquante ans, on extrayait du pétrole et du charbon de la terre. Aujourd’hui, je pense que les puits de pétrole et de charbon sont au milieu des universités et du milieu scientifique. L’extraction est à faire à partir de ça. » 661

L’adhésion à l’idée « qu’investir dans l’université, c’est investir dans l’avenir des territoires » permet donc aux exécutifs des collectivités locales d’accepter de s’aligner sur les objectifs définis par les autres partenaires. Cette activité de légitimation semble d’autant plus nécessaire que les collectivités territoriales ne disposent pas de compétence juridique pour intervenir dans l’enseignement supérieur. L’adhésion aux cadres cognitifs et normatifs mobilisés n’explique cependant pas tout. L’ensemble des acteurs ne souscrit pas aux constructions intellectuelles mises en avant. Certains mettent en doute l’impact des investissements consentis sur l’internationalisation des territoires :

‘« Je ne pense pas que ce soit une affaire de rayonnement international [l’investissement dans le développement universitaire]. Surtout pour la Manu [la Manufacture des Tabacs], ce sont des premiers cycles. Vous n’allez pas dire à Boston : « j’ai un premier cycle de droit installé dans une ancienne Manufacture réhabilitée ». Ils s’en foutent. C’est bon pour les troisièmes cycles, les choses qui sont extrêmement pointues. C’est mon opinion. Je ne sais pas si les élus partagent la même. L’image, c’est un prétexte commode. On peut toujours dire : « vous ne vous rendez pas compte ce que cela apporte à l’image ». Il faut voir. » 662

La réalité de la contribution des politiques d’implantation universitaire au développement économique des territoires infra-nationaux, bien que plus rarement, peut aussi être mise en doute. S’il y souscrit, l’interviewé insiste aussi sur le caractère empirique de la relation entre développement universitaire et développement économique :

‘« Pour les entreprises, c’est quand même important d’avoir une main d’œuvre qualifiée sur place. Vous avez des écoles implantées sur Lyon comme CPE [Chimie Physique Electrique], c’est bien parce qu’il y a un certain nombre de débouchés. Il y a un phénomène de feed-back. Ce n’est pas une relation univoque. Alors, c’est un peu empirique parce que l’on n’a jamais vraiment pu le prouver, mais on sait bien qu’il y a des conditions qui font que les entreprises viennent s’implanter sur Lyon. » 663

L’adhésion au schéma mis en avant est également variable selon que le discours est tenu en public ou dans le cadre beaucoup plus privé d’un entretien. Michel Noir mobilise ainsi des explications radicalement différentes selon le contexte d’énonciation du propos. Le jour de la signature de l’accord cadre du plan Université 2000, Michel Noir relie bien l’investissement du Grand Lyon à des objectifs de rayonnement international et d’inscription dans la concurrence entre les territoires :

‘« Nous devons poursuivre et amplifier notre effort [d’investissement dans les politiques d’implantation universitaire] dans les années à venir si nous voulons (et je pense que chacun ici partage cette ambition) hisser notre métropole au niveau de ses grandes concurrentes européennes. La qualité de l’enseignement et de la recherche fait sans aucun doute partie de ces fonctions urbaines supérieures qui qualifient une agglomération et lui permettent de rayonner à l’extérieur de ses frontières. » 664

Dans le cadre plus privé d’un entretien, ce sont d’autres objectifs beaucoup moins ambitieux, qui sont invoqués :

‘« … l’objectif c’est de faire des m². Le rayonnement [international], c’est les publications universitaires. Le rayonnement de l’université, ce n’est pas les m², c’est l’appartenance à des réseaux internationaux dans le domaine de la recherche. » 665

Le consensus est donc incertain. Pour répandue qu’elle soit, l’image souffre des nuances voire des remises en cause. Les pratiques ne nous semblent pas ici déterminées par les cadres cognitifs et normatifs mobilisés par les acteurs. Les cadres cognitifs et normatifs doivent ainsi être resitués dans le contexte de leur énonciation et analysés à l’aune du travail de justification qui entoure le métier d’élu local 666 . Dans le cas de Michel Noir, la mise en avant des objectifs de développement économique et de rayonnement international fonctionne comme une véritable matrice qui donne sens et intègre l’ensemble des politiques qui est mené par la Ville de Lyon et le Grand Lyon :

‘« Je voudrais simplement souligner que les acteurs sont nombreux en matière économique : des entreprises elles-mêmes aux organismes et associations les représentant, des universités et grandes écoles aux centres de recherche, des collectivités aux organismes qui leur sont rattachés. Ce sont les actions conjuguées, cohérentes et convergentes de tous qui conduiront au succès. Le succès c’est bien sûr de devenir une métropole internationale, pas seulement une Euro-cité, qui se situe dans des réseaux d’échanges internationaux et qui sait intéresser à l’extérieur, partenaires, entreprises voire villes concurrentes. Notre stratégie ne peut être simplement économique, elle est obligatoirement ouverte et globale. Ouverte, car elle s’attache à construire une métropole polyvalente où tout est possible, où on peut trouver tous les services attendus et qui sait aussi valoriser ses atouts et ses pôles d’excellence. Globale car elle doit viser à nous faire atteindre l’excellence dans toutes les composantes :
- population : motivée, formée, consciente des défis à relever
- cadre de vie : valorisant les potentiels du site et offrant les meilleures conditions de vie (logement, circulation, loisirs)
- équipements pour répondre justement aux besoins de chaque jour et aux défis de demain (hôtellerie, centre de congrès, université, opéra, musée etc.)
- animation stimulée grâce à des événements de qualité. » 667

Concepts plastiques, l’internationalisation des territoires et le développement économique participent ici de « la fiction d’un « projet politique d’ensemble » qui aurait pour lui cohérence, simplicité, transparence » 668 . Comme le remarquent Patrick Le Galès et Marco Oberti, la compétition entre les villes « permet de légitimer à peu près n’importe quelle opération et n’importe quelle politique au sein des villes » 669 . A ce titre, la concurrence entre les territoires infra-nationaux, si elle peut être décrite comme une conséquence des bouleversements économiques actuels 670 , constitue aussi un registre de légitimation nouveau pour les exécutifs des collectivités territoriales. La mobilisation de thématiques liées au développement économique n’est pas non plus exclusivement contemporaine. Le maire de Bayonne au début des années 1970 les mobilise déjà pour légitimer l’installation sur le sol de sa commune d’un Institut d’Etudes Juridiques et Economiques qui prépare à la capacité en droit 671 . Michel Noir, en mobilisant ce nouveau registre de légitimation, se pare également des atours d’un élu moderniste et entreprenant 672 .

La disjonction notée entre les discours tenus en public et ceux mobilisés en privé ne scelle pas l’absence d’effets des premiers. Même rhétorique, le discours du maire-entrepreneur contribue à façonner la réalité 673 . Il est ainsi générateur d’obligations pour les pairs. A moins de promouvoir une autre vision de la réalité et de parvenir à l’asseoir, ne pas s’investir dans le développement universitaire, c’est, pour un élu, prendre le risque, effectif ou perçu, de se faire électoralement sanctionner.

Les élus locaux ont en effet le sentiment d’agir sous le regard d’électeurs attentifs à leurs interventions. Ils tentent d’assurer la légitimation de leur mandat par l’action. Si le doute est permis quant à la connaissance par l’électeur de la réalité des interventions locales et de leur légitimation 674 , cette impression agit directement sur le spectre des stratégies possibles. La concurrence entre les exécutifs des collectivités territoriales contribue ici à favoriser l’implication de l’ensemble des collectivités locales dans le financement de ces politiques une fois l’initiative de Michel Noir lancée. Le retrait, perçu comme risqué, n’est que très rarement joué dans la métropole lyonnaise. Si cette stratégie a pu être adoptée dans certaines régions françaises, ce n’est cependant pas de façon durable. Les collectivités territoriales d’Ile-de-France qui jouent largement le retrait sur Université 2000 participent ainsi massivement à U3M.

Bien qu’elle n’ait que des effets modestes sur la définition des programmes conduits, bien qu’elle n’emporte pas forcément l’adhésion intellectuelle de l’ensemble des acteurs, l’inclusion des politiques d’implantation universitaire dans des objectifs de développement économique et d’internationalisation des territoires a bien des effets propres. Le cadre cognitif et normatif mobilisé, par sa légitimité, est une voie importante de convergence stratégique. Captives, les collectivités territoriales acceptent de financer des équipements dont elles ne définissent pas l’affectation. Tout concourt ici à l’alignement des élus sur les stratégies développées par les autres membres du réseau d’action publique. A l’inverse de la période précédente, leur forte volonté d’intervenir dans le financement des politiques d’implantation universitaire permet au réseau de passer de la divergence à une convergence stratégique plus favorable à la construction du compromis. La polyarchie croissante du réseau n’est pas un facteur de fragmentation des stratégies des acteurs. Si les partenaires agissent à plusieurs, ils marchent dans une direction commune.

C’est bien cette constitution de l’université en enjeu local qui permet l’alignement de la stratégie des élus locaux sur celles des autres membres du réseau. Les élus locaux ne sont pas à la recherche d’interventions indifférenciées : seuls certains domaines suscitent leur attention. Les ministères n’ont pas tous le même succès que l’Education nationale dans leurs appels à la mobilisation des finances locales. Les investissements dans l’environnement, par exemple, ne semblent pas susciter un intérêt majeur :

‘« Tous ces programmes [sur l’environnement] n’ont pas été directement discutés parce que ce ne sont pas des enjeux pour eux [les élus locaux]. Les enjeux, pour eux, ce sont les infrastructures, la ville, l’enseignement supérieur. » 675

La constitution du domaine en enjeu semble donc constituer un préalable à la mobilisation locale. Des éléments institutionnels contribuent, dans le cas lyonnais, à consolider la convergence stratégique qui prévaut dans la période contemporaine. L’organisation de la fiscalité locale et la multiplication des niveaux institutionnels rendent ainsi nécessaire l’action conjointe. L’importance du coût des opérations et l’ampleur des besoins interdisent donc, dans le cas lyonnais 676 , la prise en charge par une seule institution d’une opération d’envergure :

‘« Dans l’état actuel des choses, il n’y a aucune collectivité qui peut se substituer à l’Etat à elle seule. Parce que cela voudrait dire que vous avez des pointes de financement à un moment donné parce que les budgets sont annuels. Donc il faut essayer de lisser pour avoir une régularité de consommation des crédits. Quand vous étalez sur plusieurs vous arrivez à pondérer les opérations. » 677

Dans les années 1990, c’est donc une situation de convergence stratégique qui prévaut. La polyarchie institutionnelle qui marque le réseau dans la période contemporaine n’est, dans ce domaine, nullement facteur d’ingouvernabilité 678 . A l’inverse des années 1960, le réseau gagne ici en unité. La fragmentation des intérêts universitaires diminue également entre les années 1960 et la période contemporaine. Les intérêts universitaires passent eux aussi de la fragmentation à l’intégration.

Notes
659.

Pierre Muller définit l’image d’une politique comme «  des vecteurs implicites de valeurs, de normes ou même d’algorythmes ».Pierre Muller, « Les politiques publiques comme construction d’un rapport au monde » dans Alain Faure, Gilles Pollet et Philippe Warin (dir.), La construction du sens dans les politiques publiques…, op. cit., p. 159.

660.

Pierre Muller note que le développement économique fait office de référentiel commun à l’ensemble des élus locaux. Pierre Muller, « Entre le local et l’Europe. La crise du modèle français de politiques publiques », art. cit., p. 293.

661.

Entretien avec Roger Fougères, président de la commission « enseignement supérieur » du Conseil régional Rhône-Alpes de 1999 à 2004, 25 février 2002.

662.

Entretien avec Guy Barriolade, directeur de cabinet de Michel Noir de 1990 à 1995 au Grand Lyon et secrétaire général du Grand Lyon de 1995 à 2002, 17 avril 2002.

663.

Entretien avec Frédéric Viel, directeur du service « enseignement supérieur » du Conseil général du Rhône, 6 mars 2002.

664.

Archives du Grand Lyon, série 1519WP, carton n°2, intervention de Michel Noir lors de la signature de l’accord cadre relatif au programme Université 2000.

665.

Entretien avec Michel Noir, maire de Lyon et président de la communauté urbaine de Lyon de 1989 à 1995, 29 novembre 2002.

666.

Dans notre cas, les remarques de Pascale Laborier sur la prudence qui doit entourer l’interprétation des discours sont particulièrement pertinentes. L’auteur note en effet que « ce que les acteurs disent (ou ne disent pas) doit s’interpréter à la lumière du travail de justification à l’œuvre dans leur pratique, mais ne revient pas à imputer aux pratiques les résultats de ces affirmations ». Pascale Laborier, « Historicité et sociologie de l’action publique » dans Pascale Laborier et Danny Trom (dir.), Historicités de l’action publique, Paris, PUF, 2003, p. 429.  

667.

Archives du Grand Lyon, série 1297W, carton n°3, préparation de l’intervention de Michel Noir à l’inauguration de la pépinière Alpha, 11 juin 1990.

668.

Christian Le Bart, « Les politiques d’image. Entre marketing territorial et identité locale », dans Richard Balme, Alain Faure et Albert Mabileau (dir.), Les nouvelles politiques…, op. cit., p. 421.

669.

Patrick Le Galès et Marco Oberti, « La stratégie des villes » dans Jean-Claude Némery et Serge Wachter (dir.), Entre l’Europe et la décentralisation. Les institutions territoriales françaises, Paris, Editions de l’Aube, 1993, pp. 114-115.

670.

La place nouvelle des territoires infra-nationaux dans le développement économique est mise en avant par de nombreux analystes. Dans le cadre des mutations économiques contemporaines, les villes et les régions auraient un nouveau rôle à jouer pour assurer les conditions de leur développement économique. Sur ces thématiques voir notamment Pierre Veltz, « Les villes européennes dans l’économie mondiale » dans Arnaldo Bagnasco et Patrick Le Galès (dir.), Villes en Europe, op. cit., pp. 47-65 ; Pierre Veltz Des lieux et des liens. Le territoire français à l’heure de la mondialisation, Paris, Editions de l’Aube, 2002, 154 p. La DATAR a joué un rôle actif dans la diffusion de ces analyses : c’est en partie dans ses groupes de prospective qu’a été élaborée cette réflexion. (Pierre Veltz, Mondialisation, villes et territoires. L’économie d’archipel, Paris, PUF, 1996, p. 18). 

671.

Voir sur ce point Daniel Filâtre, Collectivités locales et politiques universitaires. Les enjeux des délocalisations universitaires, Toulouse, Université de Toulouse Le Mirail ERMOPRESS, 1993, p. 105.

672.

La stratégie noiriste d’appui sur des thématiques modernes déborde d’ailleurs largement l’agglomération lyonnaise. Au début des années 1990, Michel Noir, à partir des mêmes thématiques, tente d’étendre son fief au delà de la Ville de Lyon. Sur cette tentative et son échec voir Taoufik Ben Mabrouk, « L’ambition métropolitaine lyonnaise », Les annales de la recherche urbaine, n°80, décembre 1998, pp ; 129-135.

673.

Christian Le Bart, La rhétorique du maire entrepreneur, Paris, Pedone, 1992, p. 10 et suivantes.

674.

Sur ce point voir Jean-Louis Marie, « La réception des politiques publiques par les administrés. Une approche cognitive » dans Richard Balme, Alain Faure et Albert Mabileau (dir.), Les nouvelles politiques locales, op. cit., pp. 447-464.

675.

Entretien avec Alain Blanchard, chargé du suivi du volet « enseignement supérieur » du contrat de plan Etat-région au SGAR Rhône-Alpes, 22 juin 2003.

676.

D’autres collectivités territoriales, plus riches par rapport à leur besoin peuvent jouer des stratégies plus indépendantes. « [Le département du Rhône] n‘a pas les mêmes moyens que la Haute-Savoie pour dire : «  voilà, je veux un IUT à tel endroit ». » Entretien avec Martine Tacheau, attachée territoriale principale du service « enseignement supérieur » du Conseil régional Rhône-Alpes depuis 1993, 27 novembre 2001.

677.

Entretien avec Pierre Jamet, directeur de cabinet de Michel Mercier et directeur général des services du Conseil général du Rhône depuis 1990, 8 janvier 2003.

678.

Sur l’ingouvernabilité des territoires en raison de la multiplication des lieux de décision voir Bernard Jouve et Christian Lefèvre, Métropoles ingouvernables. Les villes européennes entre globalisation et décentralisation, Paris, Elsevier, 2002, 203 p.