1. Un contexte institutionnel plus favorable

La période étudiée est un condensé des évolutions institutionnelles que connaît l’enseignement supérieur français. Si le design des institutions ne détermine pas mécaniquement la stratégie adoptée par les acteurs, il leur fournit des ressources plus ou moins grande d’expression de leurs positions. L’organisation de l’enseignement supérieur français, en donnant plus ou moins de place à l’expression des voix potentiellement discordantes, affecte ainsi le degré de fragmentation des intérêts universitaires. Sur la période d’analyse retenue, le niveau d’agrégation des intérêts universitaires passe des facultés aux conseils d’unité d’enseignement et de recherche dans les années 1960. Il s’affirme au niveau de la présidence des universités dans la période contemporaine. Parce qu’elle met à bas les instances facultaires, la mise en place de la loi Faure complexifie grandement l’élaboration d’un compromis.

Le système des facultés, nous l’avons vu, parvient bien à assurer la définition d’une position commune à l’intérieur de chaque établissement. Si les universitaires avant 1968 ne coordonne pas leurs interventions, le fonctionnement hiérarchique des facultés permet la définition d’une position par établissement qui ne souffre pas de remises en cause. Cette définition est arrêtée entre professeurs d’universités, les autres catégories d’enseignant (maîtres de conférence, maître-assistants, assistants) et les étudiants n’ayant pas de place au sein des conseils de faculté. Les membres des sections des facultés, bien qu’ils ne soutiennent pas véritablement le projet de Lacroix-Laval, n’entravent alors pas sa conduite. La suppression des facultés par la loi Faure contribue à morceler la représentation des intérêts universitaires. Si, avant 1968, ce sont trois facultés qui doivent définir un programme pédagogique pour Lacroix Laval (sciences, lettres et droit), vingt-cinq conseils d’UER sont potentiellement engagés dans la formalisation d’un projet pour Lacroix Laval après 1968 679 . Les unités d’enseignement et de recherche ne sont de plus pas reliées entre elles par des dispositifs institutionnels qui permettent la concertation. L’éclatement des instances décisionnelles ne favorise donc pas l’élaboration d’un compromis. Mais surtout des siècles de gestion cloisonnée des facultés ont contribué à accentuer les différences entre les universitaires qui s’engagent dans les négociations. Les UER définies en décembre 1968 consacrent souvent l’institutionnalisation des disciplines en unités d’enseignement et de recherche 680 .

A de rares exceptions, les représentants qui s’engagent dans les négociations sur la définition des universités sont des enseignants dont les appartenances disciplinaires sont distinctes. S’ils sont tous universitaires, les enseignants ont des statuts variables selon les ordres de faculté et les disciplines auxquels ils appartiennent. Loin de composer un corps régi par les mêmes règles d’avancement et de sélection, ils ont des statuts différenciés. Facultés « professionnelles » (droit, médecine) et facultés « académiques » (lettres, sciences) ont des modes de gestion des carrières enseignantes très différents 681 . Les disciplines autrefois réunies dans les facultés de médecine et de droit disposent d’une agrégation du supérieur qui ouvre la voie au professorat. En sciences, seule une agrégation du secondaire existe. La faculté de lettres est marquée par la diversité : si les disciplines les plus anciennes (histoire, géographie, lettres…) disposent d’une agrégation du secondaire, celles qui sont plus récentes (sociologie, psychologie…) n’en ont pas. L’organisation des études contribue également à différencier les médecins des autres disciplines : la création des Centres Hospitalo-Universitaires (CHU) en reliant un centre hospitalier à une faculté de médecine 682 contribue à singulariser les études médicales par rapport aux autres facultés. Ce sont donc des représentants d’UER fortement différenciés par leur appartenance disciplinaire qui s’engagent dans les négociations qui doivent aboutir à la définition d’une université pour Lacroix Laval. La loi Faure, si elle supprime les facultés, ne touche pas à l’organisation des services centraux du ministère de l’Education nationale qui administrent les diplômes et du Comité Consultatif des Universités qui gère les carrières enseignantes. Elle ne s’attaque qu’à un seul pilier de la structuration disciplinaire du système d’enseignement supérieur français. Les réformateurs, en ne touchant pas à l’organisation du Comité Consultatif des Universités et du ministère de l’Education nationale se privent d’un levier de changement majeur 683 et contribuent à maintenir des différences importantes entre les universitaires dans les négociations. Après décembre 1969, les discussions au sein de la commission Lyon I/Lyon II chargée de définir un projet pour Lacroix Laval bute ainsi sur les relations entre les composantes du futur établissement. L’appartenance à des ordres de faculté aux traditions différentes est un obstacle à la réalisation des regroupements 684 :

‘« Le désaccord porte d’une part sur l’importance du nombre de juristes – 4 000 – à l’intérieur de cette université. Le transfert pur et simple de l’UER de droit a suscité des objections répétées chez les membres scientifiques de la commission. D’autre part, le désaccord a également porté sur le degré d’intégration de la future université (constitution d’un premier cycle inter-disciplinaire, caractère centralisé de la gestion). Sur ce point, il semble que les juristes aient émis à leur tour de très sérieuses réserves, souhaitant préserver leur autonomie, et limiter l’ingérence de l’université dans ce qu’ils considéraient comme relevant de leur compétence. » 685

Les juristes rechignent ainsi à se fondre dans un établissement qui aboutirait pour eux à une perte d’autonomie. La tradition de gestion centralisée des facultés leur fait craindre une perte de pouvoir au sein des nouveaux établissements. Le contexte de mise en place des institutions ne favorise donc pas les rapprochements dans les années 1960 :

‘« Il y avait une tendance des juristes et c’est quelque chose de très profond, dans la tradition universitaire, le doyen de la faculté de droit, était très puissant. Les composantes n’étaient pas autonomes. Le président de section en droit privé, en économie, en histoire, il distribuait ses cours. Point final. C’était un système très centralisé. Au contraire dans les facultés de lettres, qui étaient gigantesques, il n’y avait pas de communication entre les grandes disciplines. C’étaient les départements qui étaient puissants. Le doyen il administrait un peu l’ensemble. » 686

L’absence d’institutions rend ici les coûts de transaction 687 entre les universitaires particulièrement élevés. En rendant incertain le comportement du partenaire une fois les regroupements opérés, l’absence de certitude notamment sur la rédaction des statuts des futures universités rend plus complexe la formalisation d’un accord entre les universitaires impliqués dans les négociations :

‘« Quand la loi Faure a été adoptée c’était avec l’idée que les universités pluridisciplinaires allaient se gérer elles-mêmes et que l’Etat donnait des masses de postes et des masses de crédits et les université les répartissaient. Par conséquent, les universités pouvaient passer des postes d’une discipline à une autre en fonction d’un axe, d’une politique universitaire. Cela voulait dire qu’on pouvait passer un poste de juristes sur de la science économique ou du grec. Chose qui est complètement impossible maintenant. L’autonomie des universités n’a eu qu’un temps. Le ministère n’a cessé de reprendre le pouvoir. Dans la période post 68, les Conseils d’université avec les universitaires de rang B, de rang C, les étudiants avaient un pouvoir extrêmement important et donc la possibilité de privilégier une discipline au profit d’une autre aussi bien dans les locaux que dans le personnel. » 688

A ce titre, la décision prise par le ministère de l’Education nationale de ne pas encadrer les assemblées constitutives provisoires dans leurs travaux sur la rédaction des statuts des futurs établissements 689 contribue à accroître les incertitudes qui pèsent sur le fonctionnement futur des établissements. C’est dans ce contexte de morcellement des intérêts universitaires et d’incertitudes des modalités de gestion des futurs établissements que doit s’élaborer la définition après 1968 de l’université de LacroixLaval. Les membres des conseils d’unités impliqués dans la définition d’un projet pour Lacroix Laval sont privés d’espace de concertation, ont des statuts divers et des intérêts divergents. Parce qu’elle fragmente les institutions universitaires tout en maintenant des différences importantes entre les acteurs engagés dans les négociations, la période de mise en place des universités n’est nullement favorable à la régulation des intérêts divergents entre pairs. La situation vingt-deux ans plus tard est strictement inverse.

Dans les années 1990, les présidents d’université prennent soin de ne pas remettre en cause le découpage des établissements qu’ils dirigent. Si cette position est défendue par le rapport Gentot, si elle suscite l’intérêt des médecins de Lyon I, les présidents d’université la rejettent et optent pour le maintien de l’unité de l’université Lyon I :

‘« Lyon IV était beaucoup porté par des gens comme Morneix [professeur de médecine et directeur d’UFR], Zech [professeur de médecine, ancien président de Lyon I], il y avait beaucoup de gens en médecine qui tenaient à se rapprocher de Gerland. Ce qu’on a proposé, c’est finalement une stratégie commune à Lyon I et à l’ENS [sciences]. Avec une implantation de Lyon I à Gerland. C’est Lyon I qui a décidé qu’une partie des implantations se transportaient à Gerland dans une approche thématique. » 690

Les présidents d’université évitent ici l’entame de discussions byzantines. La décision de ne pas procéder à la constitution d’une quatrième université autour de la médecine est perçue rétrospectivement comme un tournant dans l’établissement du consensus lyonnais :

‘« Quand on arrive [au moment des négociations du schéma Université 2000 en mars 1991], il [le plan Université 2000] est déjà lancé. Et on est dans un problème qui est celui de la naissance d’une quatrième université. On est là devant une bifurcation qui a été quand même assez importante et qu’on n’a pas vue à cette époque-là mais qui l’était. U 2000, c’est le moment où on ne retombe pas dans le schéma bordelais qui a été de créer quatre universités, c’est-à-dire de pratiquement recréer les facultés. » 691

L’établissement d’un compromis entre présidents d’université profite également du changement dans les modes de pilotage adoptés par la tutelle. En contractualisant ses relations avec les établissements, le ministère de l’Education nationale s’appuie pour la première fois sur le niveau universitaire pour affecter des moyens et définir une politique d’établissement 692 . Le changement dans les modes de pilotage adoptés par la tutelle permet donc l’intégration d’une position commune par université. Lors des négociations d’U2000 et d’U3M, les présidents d’établissement peuvent s’appuyer sur un projet formalisé dans le contrat quadriennal. Dans la période contemporaine, ce sont donc trois présidents d’université qui discutent entre eux des compromis à élaborer. Ils entretiennent de plus des relations interpersonnelles beaucoup plus fréquentes. La mise en place du Pôle universitaire lyonnais participe ainsi du rapprochement entre les présidents des trois universités lyonnaises en augmentant la fréquence de leurs échanges. Bien qu’il ne soit pas une instance de discussion des politiques d’implantation universitaire, le pôle universitaire lyonnais fonctionne comme un lieu qui permet l’interconnaissance et le rapprochement entre les exécutifs des trois établissements :

‘« Mais je crois que c’est une conséquence [la coordination entre les présidents des trois universités] de ce que Froment et les autres ont mis en place avec la création du PUL. Cela s’est révélé être un élément de connaissance proche au moins au niveau des présidents. On a eu plein d’occasions de se croiser, de se rencontrer. (…) Henri Roland avait été président à la création de Lyon III. Il m’a dit que lors de son premier mandat, il n’avait rencontré qu’une seule fois le président de Lyon II. Cela facilite quand même. Politiquement, cela n’a posé aucun problème, on avait des problèmes tactiques. Même si on était d’accord sur l’essentiel » 693

L’affermissement du niveau universitaire couplé à la création d’instances de concertation entre les présidents d’université constitue donc un contexte institutionnel favorable à la construction d’un compromis entre les présidents des universités lyonnaises. Si ce contexte institutionnel favorise l’établissement d’un accord, il ne l’explique cependant pas. Le changement dans les modes de régulation des intérêts universitaires s’insère aussi dans un contexte local propice à la régulation des intérêts divergents entre pairs.

Notes
679.

En décembre 1968 sont en effet constituées les conseils d’UER de sciences psychologiques, sociologiques, ethnologiques et pédagogiques ; histoire de l’art ; philosophie ; études françaises ; langues littératures et civilisations étrangères ; études de l’Orient ; sciences de l’homme et de son environnement ; études italiennes et néo-latines ; sciences de l’antiquité ;économie politique ;gestion ; droit ; mathématiques ; physique ; chimie et biochimie ; sciences naturelles ; psychologie, pédagogie, techniques de réadaptation ; médecine A ; médecine B ; médecine C ; médecine D ; médecine F ; pharmacie ; unité dentaire ; unité para-médicale. Archives départementales du Rhône, série 2690W, carton n°3.

680.

Sur ces logiques d’institutionnalisation des disciplines en UER voir Jérôme Aust, « Les universitaires et la réforme institutionnelle : la difficile application de la loi Faure à Lyon », communication à la journée scientifique du RESUP « Enseignement supérieur et université : acteurs et institutions », Université de Bourgogne, 19 septembre 2003.

681.

Sur la diversité des carrières et des statuts dans l’enseignement supérieur de la fin du XIXème siècle aux années 1960 voir Françoise Mayeur, « L’évolution des corps universitaires (1877-1968) » dans Christophe Charle et Régine Ferré (dir.), Le personnel de l’enseignement supérieur en France aux XIXe et XXe siècles, Paris, Editions du CNRS, 1985, pp. 11-26.

682.

Voir sur ce point Jacques Minot, Histoire des universités françaises, Paris, PUF, 1991, p. 55.

683.

Erhard Friedberg et Christine Musselin remarquent ainsi que « le changement des universités ne passe pas tant par une transformation de leurs structures organisationnelles internes que par une action indirecte de structuration/restructuration des systèmes plus larges qui régulent l’organisation des champs disciplinaires et les rapports entre les universités et leurs administrations de tutelle. ». Erhard Friedberg et Christine Musselin, En quête d’universités…, op. cit.,p. 188.

684.

La prégnance de l’organisation facultaire n’est pas sensible qu’au moment de la mise en place de la loi Faure. Christine Musselin montre bien que le système des facultés hérité du XIXe siècle contribue à marquer l’organisation de l’enseignement supérieur français jusqu’au début des années 1990. Ce n’est que la mise en place des contrats quadriennaux qui permet au niveau universitaire de s’émanciper de la « dépendance au sentier institutionnel » emprunté. Christine Musselin, La longue marche des universités, op. cit.

685.

Archives nationales section contemporaine, série 1980 0500, carton n°1, note sur l’université Lyon II adressée au ministre de l’Education nationale, juin 1972.

686.

Entretien avec Gilles Guyot, membre de la commission mixte Lyon I / Lyon II, 12 février 2003.

687.

Le rôle des institutions dans la réduction des incertitudes qui entourent un échange entre des acteurs est bien mis en évidence par Douglass C. North. Si nous ne souscrivons pas dans cette étude au modèle de rationalité utilisée par cet auteur (sur ce point voir Kathleen Thelen et Sven Steinmo, « Historical Institutionalism in Comparative Politics » dans Sven Steinmo, Kathleen Thelen et Frank Longstreth (dir.), Structuring Politics. Historical Institutionalism in Comparative Analysis, Cambridge, Cambridge University Press, 1992, p.7 et suivantes), l’absence d’institutions place les discussions dans un contexte d’incertitudes radicales. Sur les coûts de transactions appliqué au marché politique voir Douglass C. North, « A transaction cost theory of politics », Journal of Theoretical Politics, vol. 2, n°4, 1990, pp. 355-367.

688.

Entretien avec Jean Garagnon, assesseur du doyen de la faculté de droit de 1965 à 1968, 4 février 2003.

689.

Entretien avec Michel Laferrère, assesseur du doyen de la faculté des lettres de 1962 à 1967, 21 janvier 2003.

690.

Entretien avec Daniel Bancel, recteur de l’académie de Lyon de 1991 à 2000, 4 mars 2003.

691.

Entretien avec Eric Froment, président de Lyon II de 1991 à 1996, 10 avril 2003.

692.

Sur les changements induits par la mise en place de la contractualisation et la création de la DPDU voir Erhard Friedberg et Christine Musselin, L’Etat face aux universités…, op. cit., pp. 75-80 ; Christine Musselin, « Etat, université : la fin du modèle centralisé ? », art. cit.

693.

Entretien avec Bruno Gelas, président de Lyon II de 1996 à 2001, 17 avril 2003.