2. L’apaisement des querelles idéologiques

La définition de l’université de Lacroix-Laval s’opère dans une ambiance très troublée. La fin des années 1960 est marquée par un contexte de tensions idéologiques qui vont croissantes de l’immédiat après mai 1968 à 1973. Ces clivages qui sont de plus en plus marqués contribuent à délimiter l’espace des coopérations possibles pour la définition de l’université de Lacroix Laval. L’ouverture des instances décisionnelles à la représentation étudiante contribue à l’idéologisation des discours et des assemblées délibérantes. L’ambiance des conseils d’UER semble loin du consensus feutré des conseils de facultés :

‘« … j’ai des souvenirs personnels. J’avais donc travaillé toutes ces questions mais je n’étais pas élu dans je ne sais plus quelle assemblée qui devait discuter de cela. Le responsable m’a dit : « il faut que vous veniez parce que vous connaissez bien le sujet ». Je suis venu et il y a eu deux ou trois étudiants qui ont dit : « Mais M. Laferrère, il ne fait pas partie de cette assemblée. » Et j’ai dû sortir. Voyez. Non c’est triste tout cela. J’en veux beaucoup au gouvernement de n’avoir pas donné un coup d’arrêt à cela, parce que cette atmosphère fantaisiste, idéologique, donnant la parole à n’importe a cultivé l’irresponsabilité. » 694

Le regard rétrospectif que porte les acteurs sur les deux projets les identifie à des opérations idéologiquement marquées :

‘« Lacroix Laval c’était un projet bourgeois, de faculté bourgeoise, dans une banlieue bourgeoise. Bron, ce sont des universitaires de gauche, dans des communes de gauche. Assez manifestement. » 695 ’ ‘« A ce moment-là [après 1968], il a été question du domaine de Lacroix Laval et les étudiants ne rêvaient que d’une chose c’était de fraterniser avec les ouvriers de chez Berliet [l’usine Berliet se trouve à proximité des terrains de Bron-Parilly]. Donc voilà. Quand l’idéologie s’y met, vous savez, il est extrêmement difficile de faire quoique ce soit » 696

Les clivages idéologiques entre les universitaires lyonnais contribuent à délimiter l’espace des coopérations possibles pour la définition de l’université de Lacroix Laval. La commission mixte Lyon I/Lyon II, mise en place pour définir un projet pour Lacroix Laval, est traversée de clivages politiques. Ainsi, l’élection à la présidence du Conseil de l’université Lyon II voit s’opposer au début de l’année 1971 deux membres de cette commission chargée de définir un programme pour l’université de Lacroix Laval : Maurice Bernardet un économiste, futur président de l’université Lyon II après la scission, et Michel Laferrère un géographe, premier soutien du projet de Lacroix Laval 697 . Le premier est soutenu par les universitaires qui fondent Lyon II deux ans plus tard, le second est soutenu par ceux qui créent Lyon III 698 .

La fin des années 1990 est, à l’inverse, une période de normalisation des relations entre les universités lyonnaises. Le renouvellement des présidents au milieu des années 1980 favorise l’apaisement des tensions entre Lyon II et Lyon III. Alors que depuis leur création en 1973, les relations entre les deux établissements sont extrêmement tendues, les élections de Pierre Vialle à la tête de Lyon III et de Michel Cusin à Lyon II contribuent à rapprocher les deux établissements. L’élection de Pierre Vialle en 1990 permet la normalisation des relations entre les exécutifs des deux établissements. Son prédécesseur Jacques Goudet 699 s’était en effet engagé dans une politique d’opposition systématique à l’université Lyon II :

‘« Je pourrais vous faire un roman [sur les relations avec Jacques Goudet], enfin une liste de tensions extrêmes. La question de la bibliothèque universitaire. La question du partage des collections a été terrible. On allait séparer les collections pour en donner à Lyon II et à Lyon III. Cela a été extrêmement difficile. Le changement tient au fait qu’on est revenu à Lyon III à un fonctionnement normal. Démocratique, institutionnel. (…) On ne pouvait pas intervenir parce que Goudet n’organisait plus d’élection. Le ministère a trouvé la solution : il y a un texte de loi qui dit que pour être président d’université, il faut être président en exercice et on ne peut plus être président d’université au delà de 65 ans. Quand ils ont trouvé cela, ils ont attendu patiemment. C’est tellement incroyable. Vous ne vous rendez pas compte, vous les jeunes. » 700

Seul le remplacement de Jacques Goudet par Pierre Vialle permet une collaboration entre les exécutifs de Lyon II et de Lyon III. L’entente entre les présidents d’université n’est pas que ponctuelle. Le renouvellement présidentiel ne débouche pas sur une réactivation des tensions entre universitaires sur les dossiers d’immobilier universitaire. De l’attribution des locaux de la Manufacture des Tabacs à la négociation du plan U3M, les exécutifs changent largement 701 sans que les capacités à construire un accord commun ne soient modifiées. L’association des grandes écoles sous U2000, puis du président de l’université Jean Monnet et du directeur de l’Institut Universitaire de Formation des Maîtres de Lyon, n’altère pas non plus la capacité à construire un consensus sur les opérations à réaliser. Les divergences politiques entre Lyon II et Lyon III, si elles existent toujours, ne perturbent plus les relations entre les présidents des deux universités sur les dossiers immobiliers :

‘« Moi, j’avais une relation très bonne avec Guyot. Ce n’était pas ma tasse de thé, Guyot, mais je n’étais pas la sienne non plu. Donc on était différent et on en plaisantait aussi. » 702

Même dans des situations de tension politique, les présidents d’université n’amorcent pas de débats sur la position à adopter. La défense commune de l’autonomie des établissements évite l’entame de débats douloureux sur la définition de la position à adopter. Ainsi, au moment de l’affaire Notin, l’intervention de Michel Noir provoque une réaction unanime de rejet de la part des trois universités lyonnaises. Loin de s’insurger contre la volonté de Pierre Vialle de ne pas sanctionner un enseignant pour des propos négationnistes, ils mettent en cause l’interventionnisme municipal dans le fonctionnement de l’établissement 703 . Au moment de la crise qui oppose Lyon II et le Conseil régional Rhône-Alpes en 1999, les présidents d’université soutiennent leur pair sans poser la question de la légitimité de l’intervention dans les affaires régionales. Les présidents d’université font ici montre d’une indépendance par rapport aux positions qui sont adoptées au sein de leur établissement. Le président de Lyon III, Gilles Guyot, dont l’établissement compte pourtant parmi ses enseignants des élus régionaux FN dont certains prennent vigoureusement position contre l’attitude de Lyon II 704 , ne déroge pas au front commun universitaire. Si des membres de l’Université Lyon II font un lien direct entre la situation qui prévaut au Conseil régional et la situation de Lyon III 705 , l’exécutif de Lyon II ne s’engage pas sur ce terrain. Les crises soudent plutôt les exécutifs qu’elles ne les éloignent :

‘« L’affaire Millon a beaucoup soudé les universités. Lyon III a par exemple été très solidaire. La Fac catho [la faculté catholique] a été remarquable sur ce sujet. » 706

Les querelles idéologiques entre Lyon II et Lyon III tendent donc à s’apaiser. Les stratégies adoptées par les autres acteurs concourent elle aussi à favoriser l’établissement d’un compromis entre les universitaires lyonnais dans les années 1990.

Notes
694.

Entretien avec Michel Laferrère, assesseur du doyen de la faculté des lettres de 1962 à 1967, 21 janvier 2003.

695.

Entretien avec Jean Garagnon, assesseur du doyen de la faculté de droit de 1965 à 1968, 4 février 2003..

696.

Entretien avec Michel Laferrère, assesseur du doyen de la faculté des lettres de 1962 à 1967, 21 janvier 2003.

697.

Michel Laferrère est en fait le seul à se présenter. Maurice Bernardet n’ayant que le rang de maître de conférence il ne peut statutairement prétendre à la présidence du Conseil de Lyon II. Un scrutin blanc après les échecs successifs de Michel Laferrère matérialise la scission du Conseil de l’université Lyon II : Maurice Bernardet obtient comme son concurrent 35 voix. C’est finalement M. Lassale qui est élu après treize tours de scrutins. « Lyon II s’est enfin donné un président, le professeur Lassale», Le Progrès, 28 février 1971.

698.

Entretien avec Michel Cusin, président de Lyon II de 1986 à 1991,10 avril 2003.

699.

Sur le rôle de Jacques Goudet dans la scission de Lyon II en 1973 voir Commission nationale sur le racisme et le négationnisme à Lyon III, Rapport à Monsieur le ministre de l’Education nationale, septembre 2004, pp. 24 et suivantes. Jacques Goudet est membre du Service d’action civique et de l’Union nationale interuniversitaire.

700.

Ibid.

701.

Dans les négociations sur l’attribution de la Manufacture des Tabacs ce sont Pierre Vialle, Michel Cusin et Paul Zech qui négocient. Pendant Université 2000, Eric Froment, Pierre Vialle et Gérard Fontaine parviennent à un accord. Pendant U3M, Gilles Guyot, Bruno Gelas et Marc Dechavanne formalisent eux aussi un compromis.

702.

Entretien avec Bruno Gelas, président de Lyon II de 1996 à 2001, 17 avril 2003, 17 avril 2003.

703.

« Alors Vialle à juste titre a refusé [d’accéder à la demande de Michel Noir de traduire Bernard Notin en conseil de discipline]. On ne peut pas accepter de traduire un universitaire parce qu’un politique vous le demande. » Entretien avec Michel Cusin, président de Lyon II de 1986 à 1991, 10 avril 2003.

704.

Lyon III compte deux élus Front national parmi ses enseignants : Pierre Vial, maître de conférence en histoire qui est de 1998 à 1999 vice-président de la commission culture au Conseil régional et Bruno Gollnisch, professeur à la faculté des langues et leader du Front national à la région Rhône-Alpes. Ce dernier prend explicitement position contre l’attitude adoptée par Lyon II en déclarant : « Je ne pense pas que les signataires de ce texte extravagant osent se présenter devant l’institution régionale le poing gauche levé et la main droite tendant la sébile. » « Les universités de Rhône-Alpes refusent les subventions du conseil régional », Le Monde, 12 septembre 1998.

705.

Claude Burgelin, professeur de littérature française à l’université Lyon II publie un article dans Le Monde qui voit l’université Lyon III comme un laboratoire « pour mettre au point cette alliance politique du néo-fascisme et d’une démocratie chrétienne déboussolée. » « Charles Millon et le FN : une histoire lyonnaise », Le Monde,17 juin 1998.

706.

Entretien avec Bruno Gelas, président de Lyon II de 1996 à 2001, 17 avril 2003.