1. Des règles du jeu qui encadrent les ajustements entre tiers

Les blocs de compétences définis dans les lois de décentralisation, loin d’être sans effets, contribuent à encadrer les échanges entre les partenaires en délimitant les espaces de contractualisation possible. La délimitation des blocs de compétences donne des ressources à « l’Etat » pour ne contractualiser avec les collectivités locales que sur son domaine de compétence propre. Tout ce qui relève des collectivités territoriales dans le domaine éducatif est ainsi exclu des négociations :

‘« Dans le contrat de plan, l’Etat a petit à petit perfectionné le truc : maintenant il n’y a que les compétences de l’Etat qui sont financées par les collectivités et jamais le contraire. Si par hasard, l’Etat intervenait sur des compétences des collectivités locales, il dirait : « on n’a pas le droit constitutionnellement de le faire ». » 711

A l’intérieur de cet espace de contractualisation, les marges de jeu sont également encadrées par les usages que les acteurs font du droit. Les principes qui fondent la spécificité du système français d’enseignement supérieur ne sont jamais remis en cause dans la négociation. A ce titre, l’entrée des élus locaux dans le réseau d’action publique qui gère les politiques d’implantation universitaire n’impulse pas un débat sur la légitimité des principes qui organisent l’enseignement supérieur français. L’absence de sélection à l’entrée de l’université, le caractère national des diplômes n’entrent pas dans les discussions entre négociateurs. Ils sont seulement abordés dans les groupes de réflexion qui tentent de préparer l’intervention des collectivités territoriales :

‘« Mme Laurent souhaite une modification de la loi de décentralisation afin d’affirmer le poids de la région dans la définition des filières. Du point de vue de l’évaluation, elle souligne que ce secteur relève de la région car les universités et les IUT n’ont pas la possibilité de faire des études sérieuses. » 712 ’ ‘« Mr Petit estime que les choix qui sont faits à l’université notamment dans le cadre des filières non sélectives sont illogiques. Si ces choix sont maintenus, l’Etat ne pourra bientôt plus faire face aux dépenses de l’enseignement supérieur. » 713

Pourtant rapidement, la remise en cause de ces principes est exclue des négociations :

‘« Mr Roger Dalbert (…) précise qu’il faut donc retenir de cette réunion qu’il n’existe pas de quotas mais des objectifs, qu’il ne faut pas parler de sélection .» 714

La répartition des compétences entre l’Etat et les collectivités territoriales contribue à qualifier juridiquement l’espace de négociations possible. Si c’est le principe de compétence générale des collectivités territoriales qui est mobilisé pour justifier l’intervention des collectivités territoriales dans des domaines où elles n’ont pas de compétence, les blocs de compétences contribuent à encadrer les échanges entre les contractants. Les négociateurs, même les plus ambitieux, semblent reconnaître le caractère limitatif du droit dans la portée des discussions qui peuvent se tenir entre le ministère de l’Education nationale, les universités et les exécutifs des collectivités territoriales :

‘« On ne va pas passer d’un système ultra-centralisé à un système américain ultra-libéralisé. Entre les deux, il y a quelque chose qui existe en France et qui n’existe pas là-bas, c’est le bac. C’est la collation des grades, des diplômes, pardon, et c’est la détermination des programmes qui sont de la compétence des Etats membres des pays de l’Union. » 715

Le leadership étatique sur ces politiques est reconnu par certains acteurs interviewés qui mettent l’accent sur l’importance des blocs de compétence dans la désignation d’un « leader » sur ces dossiers :

‘« L’enseignement supérieur n’est pas une compétence des collectivités territoriales. L’initiateur, ce sera donc toujours l’Etat à moins que les choses ne changent mais, pour l’instant, l’initiateur c’est l’Etat. » 716

Dans le cadre d’une compétence d’Etat, les négociations portent sur des infléchissements des politiques conduites. Dès lors que la compétence étatique dans le domaine de l’enseignement supérieur est remise en cause, des tensions traversent le réseau. Si nous n’avons pas rencontré de telles remises en cause dans le cas lyonnais, l’exemple de Grenoble est cité par un interviewé. L’interventionnisme du maire dans l’organisation de l’enseignement provoque aussitôt la réaction du ministre de l’Education nationale qui s’oppose fermement au projet municipal :

‘« Mais par exemple Allègre, cela a moins collé avec Carignon qu’avec Noir. Carignon voulait créer des chaires municipales ou des choses comme cela. Le ministre ne voulait pas entendre parler de cela. » 717

Signe de l’importance du droit dans la tenue des négociations, les exécutifs des collectivités territoriales cherchent à obtenir la reconnaissance juridique de leur compétence en matière de constructions universitaires. C’est même une des raisons qui pousse Charles Millon à engager la région Rhône-Alpes dans le schéma Université 2000 :

‘« … on a accepté de bon cœur [d’entrer dans la négociation d’U2000] parce que nous, on souhaite, on souhaitait que la compétence « enseignement supérieur » soit transférée aux régions. Donc on voulait montrer notre bonne volonté, enclencher les négociations ensuite pour qu’on trouve les modes et les moyens, comme pour les lycées, pour qu’il y ait un transfert de compétence et un transfert financier. » 718

La remise en cause des règles du jeu peut cependant être facteur de tensions avec les partenaires. Lors du récent débat sur la décentralisation, les prises de position d’Anne-Marie Comparini en faveur d’une reconnaissance juridique du rôle de la région dans le domaine de l’enseignement supérieur provoque l’inquiétude des présidents des université rhône-alpines et des recteurs d’académie :

‘« Il n’y a pas de réelle opposition [entre les universités, l’Etat et les collectivités territoriales], enfin, c’est le débat sur la décentralisation qui a reformalisé certaines choses. Les établissements ont beaucoup craint. C’est surtout chez certains présidents d’université qu’on l’a ressenti. Ou chez certains recteurs qui, à tort ou à raison, ont pensé que les collectivités au sens large, risquaient d’intervenir sur leurs platte-bandes. (…) à chaque fois qu’on allait en réunion, on entendait : « alors, votre présidente, elle veut quoi au juste ? ». » 719 ’ ‘« Mais il y a effectivement une crainte chez certains mais que nous n’avons jamais éprouvée. Il y a une crainte d’une emprise sur les choix de politique universitaire. Mais l’Etat pourrait le faire aussi. La garantie qui rassure l’imaginaire d’autonomie des universitaires, c’est que l’Etat, il n’est pas franchement capable d’intervenir dans un établissement parce qu’il est débordé. C’est vrai qu’il y a un problème de fond avec la région c’est qu’un jour ils nous disent : « bon ben voilà, vous en lettres, vous faites ceci ou cela. » 720

La reconnaissance juridique de l’autonomie des universités contribue également à encadrer les échanges entre les exécutifs des collectivités territoriales et les présidents d’université. Elle marque l’illégitimité de l’intervention des collectivités locales dans le fonctionnement des établissements. Sauf dans des situations de crise, les exécutifs territoriaux ne cherchent pas à faire pression sur les établissements. Le droit opère donc comme un réducteur d’incertitudes : il permet aux acteurs de cerner les espaces d’ajustements possibles et contribue à réguler les rapports entre tiers. Il encadre également les relations entre les élus locaux. L’institutionnalisation croissante des politiques d’implantation universitaire permet ici aux élus locaux de davantage réguler leurs échanges.

Notes
711.

Entretien avec Guy Barriolade, directeur de cabinet de Michel Noir de 1990 à 1995 et secrétaire général du Grand Lyon de 1995 à 2002, 17 avril 2002.

712.

Archives du Conseil régional Rhône-Alpes, série 106W27, compte-rendu de la réunion de la commission « enseignement supérieur » du Conseil régional Rhône-Alpes du 5 janvier 1989.

713.

Archives du Conseil régional Rhône-Alpes, série 145W12, compte-rendu de la réunion de la commission « enseignement supérieur » du Conseil régional Rhône-Alpes du 10 décembre 1991.

714.

Archives du Conseil régional Rhône-Alpes, série 106W27, compte-rendu de la réunion de la commission « enseignement supérieur » du Conseil régional Rhône-Alpes du 21 mars 1989.

715.

Entretien avec Michel Noir, maire de Lyon et président du Grand Lyon de 1989 à 1995, 29 novembre 2002.

716.

Entretien avec Martine Tacheau, attachée territoriale principale au service « enseignement supérieur » du Conseil régional Rhône-Alpes, 27 novembre 2001.

717.

Entretien avec Jean-Richard Cytermann, membre de la mission « carte universitaire » et directeur de la DPD de 2000 à 2002, 10 juin 2003.

718.

Entretien avec Charles Millon, président de la région Rhône-Alpes de 1988 à 1999, 22 février 2002.

719.

Entretien avec Martine Tacheau, attachée territoriale principale au service « enseignement supérieur » du Conseil régional Rhône-Alpes, 27 novembre 2001.

720.

Entretien avec Bruno Gelas, président de Lyon II de 1996 à 2001, 17 avril 2003.