2. Des mécanismes d’ajustements entre pairs

Les régulations qui président à la mise en compatibilité des stratégies des élus locaux et des présidents d’université ne s’opèrent pas de façon croisée par des tiers. La construction du compromis s’opère au contraire dans des relations de face-à-face. Les ajustements mutuels entre exécutifs des collectivités territoriales ont essentiellement pour objet la répartition de la prise en charge financière des projets.

La définition du niveau d’intervention de chaque collectivité territoriale obéit à des règles tacites. Les clefs de financement permettent en effet de réduire très largement l’incertitude quant à la hauteur des investissements consentis par chaque niveau institutionnel. Sur l’enveloppe globale, la région intervient à hauteur de la moitié de l’engagement des collectivités territoriales, le département et la Ville de Lyon ou la Communauté urbaine se partageant à parité le solde des dépenses 738 . La répartition des maîtrises d’ouvrage s’opère entre exécutifs des collectivités territoriales :

‘« Avec Georges Consolo qui était mon collègue à la région, on faisait des réunions en disant : « on va bénéficier au maximum de la loi qui permet de récupérer la TVA ». Une fois que les grands arbitrages étaient fixés, on se redistribuait les maîtrises d’ouvrage entre l’Etat, la région et nous [le Conseil général] de telle façon qu’on puisse rester dans le cadre de l’application de la loi sur le FCTVA. Et sans aucune difficulté. On l’a fait pour le dernier contrat de plan Etat-région. » 739

Dans ces discussions, les services du SGAR ne cherchent pas à intervenir et s’en remettent à l’établissement d’un consensus entre collectivités territoriales :

‘« A partir du moment où deux collectivités locales disent : « moi, je fais telle opération, toi, tu fais telle opération. » Qu’est-ce que vous voulez que l’Etat aille leur dire là-dedans ? Nous, ce qui importait, c’est que les opérations soient faites. » 740 ’ ‘« Cela s’est discuté entre les deux présidents précédents [Raymond Barre et Michel Mercier] qui voulaient apparaître comme ayant la même participation, le même montant. On est arrivé à bricoler, enfin à bricoler non, ils nous ont dit un jour : « on met tant chacun ». On a réparti pour qu’ils mettent tant chacun. A l’intérieur de cela, ils ont dû discuter : « moi, je connais bien tel domaine, je connais bien telle université, je prends cette maîtrise d’ouvrage et le Grand Lyon prend celle-là. » Cela ne m’a jamais paru devoir faire l’objet de demande d’arbitrage de l’Etat. Cela s’est toujours passé entre les deux structures et bien passé. » 741

Les exécutifs des collectivités territoriales, par des négociations qui se déroulent entre pairs, parviennent donc à répartir entre eux les maîtrises d’ouvrage et l’effort financier. Si au début de l’engagement dans le financement des politiques d’implantation universitaire, ces accords restent très informels, ils tendent de plus en plus à être institutionnalisés dans des conventions qui formalisent les relations entre les partenaires. La mise en place des conventions de site lors de la préparation de la dernière génération de contrat de plan permet l’inscription dans un document écrit de la répartition des maîtrises d’ouvrage et des financements. La signature de ces conventions semble permettre tout autant d’associer les collectivités infra-régionales à un document écrit que de réduire les incertitudes sur la réalité de leurs engagements. Même quand les promesses d’engagement et de financement ne sont que verbales, les exécutifs des collectivités territoriales respectent en effet la parole donnée. Engagées dans de multiples finances croisées, les exécutifs sont en situation d’interdépendance. Ne pas honorer une parole donnée, c’est alors mettre en jeu la relation à un partenaire :

‘« La tranche 2 a été suivie d’une tranche 2bis d’un coût de 41, 54 millions de francs pour laquelle l’Etat et la région attendaient (sur une promesse verbale ?) un crédit de 9 millions de francs de la Ville de Lyon. La région nous presse de nous engager sur ces deux phases d’opération sachant que le versement des crédits pourra s’effectuer au cours des exercices prochains. (…) L’alternative qui s’ouvre à nous est la suivante : 1. la Ville de Lyon et la Communauté urbaine refusent de participer estimant qu’il s’agit là d’affaires anciennes. Cela me paraît difficile sous peine de dégrader nos relations avec la région. » ’

Le cumul des mandats de maire de Lyon et de président du Grand Lyon apporte également des éléments de souplesse dans la conduite des projets financiers. Les fonctionnaires des deux institutions semblent ainsi pouvoir coordonner leurs interventions :

‘« La Ville de Lyon et la Communauté urbaine partagent les 34 millions de francs demandés. Cela pourrait être de la manière suivante :
- La COURLY finance entièrement la tranche 2 soit 25 millions de francs en sachant que cela éteint sa « dette » de 7,5 millions de francs envers la Ville pour la Faculté catholique.’ ‘- La Ville de Lyon qui a déjà inscrit l’autorisation de programme correspondant finance seule la tranche 2 bis pour 9 millions de francs.
Après entretien avec Bernard Ruiz, je propose d’adopter la seconde hypothèse. » 742

Bien que juridiquement, ce soit au maître d’ouvrage d’assumer les possibles (et fréquents) dérapages financiers des opérations, les collectivités territoriales assument collectivement les dépassements d’enveloppe. Contre-partie de cette mutualisation des risques, le maître d’ouvrage, quand il est remboursé de la taxe sur la valeur ajoutée, réinvestit les sommes dans le projet 743 . Les collectivités territoriales qui ne sont que financeurs d’un projet ne sont enfin pas marginalisées dans son exécution. Des réunions réunissant l’ensemble des partenaires sont systématiquement organisées pour les associer à l’exécution des travaux :

‘« Dans le cadre du suivi des opérations, il est prévu qu’une fois par trimestre, le maître d’ouvrage organise une réunion avec l’ensemble des partenaires. Et c’est au travers de cette réunion, qui est au delà d’une réunion de chantier, qui peut se passer au sein de la collectivité soit sur le lieu même du chantier, qu’on peut voir comment le chantier peut avancer. » 744

Les exécutifs des collectivités territoriales entretiennent donc des relations directes qui, sur certains aspects des politiques conduites leur permettent d’élaborer un accord entre eux. Les présidents d’université, eux aussi, parviennent à des accords par ajustement mutuels. Ce sont ces mécanismes de régulation des intérêts divergents qui sont les plus remarquables. Alors même qu’ils portent des projets différents, les présidents d’université parviennent à élaborer une position commune du lancement du projet de la Manufacture des Tabacs jusqu’aux négociations d’U3M.

L’attribution de la Manufacture des Tabacs à Lyon III n’est pas une décision particulièrement difficile à prendre : Lyon III est en effet la seule candidate 745 . L’université Lyon II ne désire pas abandonner le centre-ville 746 . Lyon I, déjà éclaté entre le site de La Doua et les multiples implantations des unités de médecine, n’est pas non plus intéressé par les locaux. L’opération doit, de plus, profiter à l’ensemble des établissements. Aux termes de l’opération, Lyon III, qui investit 45 000 m² à la Manufacture des Tabacs, doit ainsi rétrocéder 15 000 m² à Lyon I sur le site de La Doua et 15 000 m² à Lyon II sur le quai Claude Bernard, en centre-ville 747 . La solution retenue est la plus simple techniquement : elle permet d’éviter une fragmentation supplémentaire des implantations de chaque université et se solde par un gain équivalent en surface pour chaque établissement. Les négociations d’U2000 et d’U3M, à l’inverse, voient des projets concurrents s’affronter.

Pendant les négociations d’Université 2000, les intérêts et les projets des présidents d’université et des directeurs des grandes écoles réunis sont profondément divergents. Le directeur de l’Ecole normale supérieure sciences souhaite, par exemple, la constitution d’un campus universitaire scientifique à proximité de son établissement dans le quartier de Gerland. Ce projet se heurte aux intentions du président de Lyon I qui cherche, lui, à conforter l’implantation de son établissement à La Doua en rénovant son campus vieillissant et en développant son potentiel scientifique 748 . Le lancement de l’opération de la Manufacture des Tabacs, grosse consommatrice de crédits, implique également que des arbitrages soient trouvés entre les projets portés par les présidents de Lyon II et Lyon III. Les locaux de Bron-Parilly sont en effet particulièrement vieillissants. L’exécutif de Lyon II cherche donc à inclure leur rénovation dans le schéma Université 2000. Sur propositions du recteur d’académie, le directeur de l’ENS sciences et le président de Lyon II acceptent alors de retarder la réalisation de leurs projets. Les crédits programmés sont affectés aux opérations de la Manufacture des Tabacs et de La Doua. Le renforcement de l’implantation de Gerland et la concrétisation des projets de Lyon II sont retardés au profit des deux premiers projets. Chaque acteur cherche ici à prendre en compte les intérêts et les positions des partenaires :

‘« Bon, chacun avait ses problèmes : Lyon III avait la Manu, nous se posait les problèmes de Bron et Lyon I avait des problèmes puisque Gerland commençait à apparaître. Gerland était certes très intéressant mais il fallait avant tout que La Doua soit consolidée. On avait chacun nos problèmes et on était prêt à les traiter ensemble. On a vu assez vite que, à partir du moment où on s’intéressait aux problèmes de l’autre et pas seulement à ses problèmes, on pouvait trouver des solutions collectives. » 749

Les directeurs de grandes écoles, s’ils sont parfois inquiets du retard pris par les travaux qui les concernent, ne semblent pas adopter une stratégie indépendante de celle jouée par les présidents d’université. C’est un accord commun qui s’élabore entre directeurs des grandes écoles et présidents d’université :

‘« Vous devez bien connaître l’actualité des années 1991-96, je ne vois pas d’accroc. Le PUL fonctionne, les décisions sont prises et on fait toujours front avec des situations qui sont parfois difficiles avec des contextes de coupes budgétaires, des retards. Celui qui tempêtait peut-être le plus, c’était le directeur de l’INSA. Il se plaignait que ses locaux n’avançaient pas. Là, on avait une logique universitaire en disant que les effectifs étant du côté des universités, il fallait donner la priorité aux universités. L’Ecole centrale n’a pas du tout cherché à accaparer un morceau des sommes en discussion. » 750

Pendant les négociations d’U3M, les présidents des universités Lyon II et Lyon III parviennent à intégrer leur position alors qu’ils doivent procéder à la définition des priorités dans les projets des deux établissements. Bruno Gelas soutient ainsi la réalisation prioritaire du bâtiment réservé à Lyon III à proximité de l’hôpital Saint-Joseph en raison du déficit de m² dont souffre l’université Jean Moulin 751 .  Les présidents d’université cherchent à établir une position commune qui tienne compte de la position de leur partenaire. C’est un accord qui soit acceptable pour les deux parties qui est ici recherché :

‘« Mais avec Guyot, cela s’est bien passé. A partir du moment où l’on disait par exemple : « en aucun cas je ne peux faire passer cela chez moi, le fait que l’ensemble du quadrilatère [du bâtiment historique des quais] vous revienne ». Bon, eh bien, on essayait de trouver une autre solution et on se revoyait un mois après. Non, cela n’a pas été du tout tendu. » 752

La définition des opérations n’est pourtant pas exempte de calculs stratégiques. S’ils tentent bien d’élaborer une position commune, ce sont bien des représentants d’établissements qui discutent. Cette situation n’altère cependant pas la qualité de l’échange entre présidents d’université et directeurs de grandes écoles sur ces dossiers :

‘« Oui je crois que c’est très vrai [qu’il existe une prise en compte mutuelle des intérêts entre présidents d’université]. Y compris sur un mode où on en rigolait. En même temps, il y a des choses que je ne pouvais demander parce que ce n’était pas possible. Il y a des fois où on me disait : « ce n’est pas possible » et où je disais que si. Il est malin aussi Guyot. » 753

Même la remise en cause des accords initialement construits, si elle provoque des tensions, n’altère pas la capacité à s’entendre. Henri Roland demande ainsi, lors de son mandat, la renégociation des surfaces libérées à terme par Lyon III sur les quais. Son établissement, qui connaît une forte croissance de ses effectifs, obtient ainsi de ne pas libérer l’ensemble des locaux prévus en janvier 1990. Si la demande provoque la colère d’Eric Froment, le président de Lyon II finit par accepter la remise en négociation de la répartition des locaux 754 .

La courte durée du mandat présidentiel et l’impossibilité de se représenter immédiatement favorisent l’accord entre les parties. C’est souvent sur la programmation des travaux que les présidents d’universités doivent s’entendre. Il n’ont pas à appliquer l’accord qu’ils formalisent entre eux. Pour autant, comparée au climat universitaire de la fin des années 1960, la capacité à définir une position coordonnée est remarquable. Ce sont ici ces mécanismes d’ajustements entre pairs qui sont les plus prégnants.

La mise en contractualisation des équipements universitaires aboutit à des processus qui sont proches de ceux mis en évidence par Charles E. Lindblom 755 . Comme dans le modèle de l’ajustement mutuel partisan, les décisions des acteurs prennent en compte la position et les intérêts des partenaires. Elles sont donc coordonnées les unes aux autres. La négociation a ici une dynamique propre qui permet aux acteurs d’élaborer des compromis. L’ensemble des acteurs n’entretient toutefois pas des relations d’ajustements avec la totalité des membres du réseau. Le recteur d’académie et le préfet de région n’ajustent par exemple pas mutuellement leur position. Au niveau régional, la position des deux recteurs n’est pas non plus coordonnée. Ce sont des critères objectifs (le nombre d’étudiants de chaque académie) qui sont utilisés pour définir la répartition des crédits entre les deux académies. La DATAR est exclue également de ces mécanismes. Les ajustements mutuels ne s’opèrent de plus que dans le cadre limitatif posé par le droit. De la même manière que le modèle de l’ajustement mutuel partisan exclut la remise en cause des grands principes organisant la société libérale américaine 756 , ces mécanismes ne s’opèrent qu’à l’intérieur d’un cadre restrictif qui n’est pas remis en cause par les échanges entre les contractants. Si la négociation a bien une dynamique propre, elle ne conduit pourtant pas à la remise en cause des principes qui caractérisent l’organisation de l’enseignement supérieur français. Ces mécanismes d’ajustements mutuels portent de plus en eux des tendances inflationnistes.

Notes
738.

La répartition des interventions des collectivités territoriales dans le financement de la Manufacture des Tabacs illustre de façon emblématique la prégnance des clefs de financement. La région prend en charge la moitié de l’effort consenti par les collectivités, le département le quart et la communauté urbaine et la ville assumant le dernier quart.

739.

Entretien avec Pierre Jamet, directeur de cabinet de Michel Mercier et directeur général des services du Conseil général du Rhône depuis 1990, 4 janvier 2003.

740.

Entretien avec Guy Bertholon, chargé d’études « enseignement supérieur / recherche » au SGAR Rhône-Alpes de 1989 à 1992, 7 décembre 2002.

741.

Entretien avec Alain Blanchard, chargé du suivi du volet « enseignement supérieur » du contrat de plan au SGAR Rhône-Alpes, 22 juin 2003.

742.

Archives de la direction des Finances de la Ville de Lyon, dossier Manufacture des Tabacs, lettre de Guy Barriolade du 9 janvier 2001 à Jacques Moulinier.

743.

Entretien avec Martine Tacheau, attachée territoriale principale au service « enseignement supérieur » du Conseil régional Rhône-Alpes depuis 1993, 27 novembre 2001.

744.

Ibid.

745.

Entretien avec Michel Cusin, président de l’université Lyon II de 1986 à 1991, 10 avril 2003.

746.

Ibid.

747.

Entretien avec Gilles Guyot, président de Lyon III de 1997 à 2002, 6 janvier 2003.

748.

Entretien avec Daniel Bancel, recteur de l’académie de Lyon de 1991 à 2000, 4 mars 2003.

749.

Entretien avec Eric Froment, président de Lyon II de 1991 à 1996, 10 avril 2003.

750.

Ibid.

751.

Entretien avec Bruno Gelas, président de Lyon II de 1996 à 2001, 17 avril 2003.

752.

Ibid.

753.

Ibid.

754.

Entretien avec Henri Roland, président de Lyon III de 1992 à 1997, 3 juin 2003.

755.

Charles E. Lindblom, The Intelligence of Democracy. Decision Making through Mutual Adjustement, New York, The Free Press, 1965, 351 p. Voir notamment le chapitre 2 « The Participants and the Process », pp. 21-34.

756.

Voir le chapitre 9 « Political Inequality » de Charles E. Lindblom and Edward J. Woodhouse, « The Challenges facing Policy Making » in The Policy-Making Process, New Jersey, Upper Saddle River, Prentice-Hall, 1993, (3ème édition), pp. 104-113.