3. La régulation par l’addition

C’est seulement dans une régulation par l’addition que les mécanismes d’ajustements mutuels entre les acteurs parviennent à opérer. Les mécanismes qui permettent le maintien de l’unité du réseau d’action publique portent en eux des tendances inflationnistes. Le réseau ne compte aucun arbitre capable de supprimer une opération prioritaire pour un acteur. Les mécanismes de régulation des intérêts divergents ne peuvent donc opérer que dans le contexte de croissance des budgets affectés au financement de l’immobilier universitaire.

Le caractère pluriannuel du contrat permet tout d’abord le report des arbitrages entre des projets concurrents. L’accord entre les parties ne peut être entravé par un point de blocage majeur. Si les présidents d’université et les directeurs des grandes écoles parviennent à définir une position commune, celle-ci ne condamne pas les projets qui ne sont pas retenus comme prioritaires. Elle ne fait que les reporter : la réhabilitation de Bron-Parilly et le développement de l’implantation de Gerland sont réalisés pendant U3M. L’absence de capacité d’arbitrage conduit les acteurs à adopter une stratégie de sous-estimation du coût des projets pour les inscrire au contrat. Pendant les négociations d’Université 2000, le recteur d’académie préfère inscrire un nombre d’opérations qui dépasse l’enveloppe globale plutôt que d’opérer un choix entre les opérations qui seront faites et celles qui ne le seront pas :

‘« Mr Aubert serait favorable à ce que l’on désigne dès maintenant l’opération, qui inscrite en tranche optionnelle, ne serait pas réalisée. Pour Mr le recteur, cette formule ne doit pas être retenue : il s’agit plus d’étaler dans le temps certaines opérations que de les supprimer. Les projets reportés seront étudiés dans le cadre du CPER [1994-1999]. » 757

Les opérations qui ne peuvent être effectuées pendant la mise en œuvre d’Université 2000 sont reprises dans le contrat de plan 1994-1999 et dans U3M. Les négociateurs, plutôt que de faire des choix, sous-évaluent les opérations pour les faire « rentrer » dans l’enveloppe globale :

‘« On a plutôt baissé certaines opérations que supprimé des opérations pour arriver au taf. »  758

S’ils se rendent compte de la sous-estimation des projets, les services centraux n’opèrent pas non plus les arbitrages 759 . Ils sont donc reportés à la mise en œuvre du contrat de plan : les opérations qui sont les moins prioritaires et qui démarrent le plus tardivement ne sont pas concrétisées dans les délais. Elles ne disparaissent cependant pas et sont souvent incluses dans la procédure contractuelle suivante :

‘« Parce que c’est affiché, on a dit qu’on le ferait donc on est prié de le faire. C’est vrai. Mais quelquefois on sait qu’on ne fera pas tout parce que ce que l’on a signé est déraisonnable. On le sait. (…) On va faire comme pour le contrat de plan précédent, on va différer. Un jour, on va avoir un plan d’avance ! Tout le monde le dit, on se marre, mais on va y arriver. Il y a un côté soviétique dans notre façon de fonctionner. On se moque mais on n’est pas meilleur. » 760

Le report des arbitrages est la première voie qui permet au compromis de s’installer. Aucun membre du réseau ne veille non plus au dépassement des enveloppes financières. Ainsi, quand l’exécutif d’une collectivité territoriale veut aller au delà des sommes contractualisées dans le CPER, aucun acteur ne s’oppose à son initiative. Les collectivités locales, essentiellement quand elles ont la maîtrise d’ouvrage de l’opération, investissent souvent plus dans l’opération que les sommes initialement prévues :

‘« Il y a eu un amendement ici : l’amendement Jamet [Pierre Jamet le directeur général des services du Conseil général du Rhône]. Il nous a dit : « Messieurs, si on veut mettre plus, on peut ? ». Je lui ai dit : « bien sûr ». Dans le contrat de plan, il y a des opérations qui sont à 50 millions qui font en fait 100 millions parce qu’ils ont trouvé de l’argent ailleurs. Une collectivité qui veut mettre plus par exemple. » 761

Seul le recteur d’académie s’inquiète des interventions hors contrat de plan des collectivités territoriales. C’est cependant plus pour ménager l’équilibre entre les établissements que pour limiter la dérive des masses financières engagées. Ces tentatives échouent de plus très largement : les élus locaux ne prennent pas en compte ses interventions :

‘« Quand j’ai eu mes crédits pour l’équipement de la tranche 2 au Conseil général, comme il y avait le problème de Bron qui battait son plein, le recteur a dit au président du Conseil général : « vous ne pouvez pas donner de l’argent à une université comme cela. Il lui a répondu : « chacun ses pauvres ». » 762

Le préfet de région n’arbitre pas non plus entre les demandes des deux recteurs d’académie au moment des négociations. Dans la mise en œuvre, les services du SGAR chargés du contrôle de l’exécution du contrat de plan se centrent sur le respect du contrat de plan et de la régularité de l’engagement des opérations qui y sont inscrites. Ils ne veillent pas aux sommes globales engagées dans les opérations dès lors qu’elles sont hors contrat. Le souhait des exécutifs des collectivités territoriales de se porter sur des opérations de construction, plus prestigieuses, aboutit également à privilégier les locaux neufs sur le patrimoine existant dont la réhabilitation est souvent différée :

‘« Mais sur la réhabilitation c’est une des limites des CPER, je ne parle pas que pour Lyon II là, c’est que ce sont des procédures qui sont beaucoup plus pensées pour de la construction alors même qu’il y a beaucoup d’endroits où la mise aux normes, et ce ne sont pas des normes pointues, ne sont pas respectées. A Lyon I, c’est catastrophique. » 763

Le réseau d’action publique étudié ne compte en son sein pas d’arbitre qui veille au respect des montants financiers engagés dans les procédures contractuelles. Les mécanismes d’ajustements repérés ne peuvent opérer que dans un contexte d’augmentation des crédits affectés à l’enseignement supérieur. La décennie 1990 est une période favorable à l’établissement de ces compromis inflationnistes. La multiplication des financeurs mais aussi la croissance des investissements consacrés par l’Etat à ces politiques fournissent un contexte favorable à ces mécanismes d’ajustements mutuels inflationnistes.

Le budget que l’Etat consacre aux équipements universitaires est en effet en forte hausse de 1990 à 2000. Dans la négociation du schéma Université 2000 comme dans celle d’U3M, le ministère de l’Education nationale bénéficie d’une enveloppe financière relativement conséquente. Au moment d’U2000, l’éducation est affirmée comme une priorité du second septennat de François Mitterrand. Cet accent porté sur la formation se décline dans l’importance des sommes qui sont, au moment de la négociation, attribuées aux constructions universitaires 764 . Malgré la crise qui affecte les finances étatiques en 1993 et le changement de majorité politique, l’engagement des sommes contractualisées est relativement préservé 765 . L’association de plusieurs financeurs sur un même projet tend ici à protéger les opérations prévues dans les contrats de plan : les annulations de crédits suscitent de vigoureuses protestations de la part du personnel politique local. Lors de la négociation du plan U3M, c’est cette fois le jeu interministériel qui favorise le ministère de l’Education nationale. Les responsables de la conduite de la procédure des contrats de plan sont en effet face à une série de contraintes qui est favorable à la rue de Grenelle. La ministre de l’Aménagement du territoire et de l’environnement, Dominique Voynet, est opposée à une augmentation des crédits consacrés aux investissements routiers, gros poste budgétaire du contrat de plan précédent. L’augmentation globale des crédits contractualisés arrêtée par le Premier ministre Lionel Jospin profite donc majoritairement à l’Education nationale et aux constructions universitaires, domaine d’intervention plus consensuel 766 . Dans U2000 comme dans U3M, le ministère de l’Education nationale dispose donc d’une enveloppe importante pour contractualiser avec les collectivités territoriales. A cette période, les collectivités territoriales semblent disposer de marges de manœuvre budgétaires qui leur permettent de répondre à l’effort consenti par l’Etat. Les prévisions ministérielles de l’investissement local dans Université 2000 sont ainsi largement dépassées 767 . La volonté des collectivités territoriales d’investir dans le développement universitaire n’est pas démentie par leur engagement dans U3M. En Rhône-Alpes, l’enveloppe consacrée aux implantations universitaires est ainsi proche du milliard de francs 768 . Pendant la décennie, les collectivités territoriales lyonnaises semblent dans une situation de disponibilités budgétaires relatives notamment au niveau départemental et régional. Le Conseil général voit ainsi ses investissements routiers baisser considérablement dans la décennie 1990 :

‘« C’était de l’ordre de 800 millions de francs[le budget départemental consacré aux investissements routiers], budget qui avait monté quand on avait fait TEO avec la communauté urbaine. Aujourd’hui le budget des routes, il fait 340 millions de francs. Il a été considérablement diminué parce qu’on avait moins de besoins. On a un réseau routier qui est aujourd’hui relativement adapté » 769

La région Rhône-Alpes augmente considérablement sa fiscalité pour disposer de marges de manœuvre budgétaires 770 . Les analystes notent que ses disponibilités budgétaires sont importantes 771 . La décennie 1990 fournit donc un contexte favorable aux ajustements inflationnistes qui permettent au réseau de construire un compromis. Les contribuables lyonnais, rhodaniens, rhône-alpins et français supportent les coûts de ces modes de construction du compromis. La régulation par l’addition tend en effet à un sur-investissement, profitable aux universités mais néfaste pour les finances locales. L’encadrement conventionnel de l’action conjointe provoque également une inflation des services gérant ces politiques à l’intérieur de chaque institution territoriale. Aucune économie d’échelle n’est ici réalisée.

Le contexte de croissance budgétaire permet donc aux régulations de s’opérer beaucoup plus facilement. Ce n’est que par l’inflation des sommes et des projets que les acteurs du réseau parviennent à réguler leurs intérêts divergents. On peut s’interroger sur la viabilité à terme de ces mécanismes de régulation entre acteurs. Les récents transferts de compétence, notamment en direction du Conseil général, risque d’affecter les disponibilités budgétaires des collectivités locales. Ce n’est que par un alourdissement de la fiscalité locale que la régulation par l’addition pourrait se maintenir. La perspective semble exclue par certains membres du réseau :

‘« Je ne vois pas comment on pourra justifier des augmentations de fiscalité dans un domaine qui n’est pas le nôtre. Autant on pourra le justifier pour l’APA ou pour les routes ou les collèges, autant je ne vois pas un élu dire : « écoutez, il faut encore 150 millions de francs dans le domaine universitaire parce que l’Etat n’est plus là. » 772

La régulation par l’addition, si elle permet un investissement plus durable dans les constructions universitaires que la régulation par l’urgence, n’est cependant pas exempte de remises en cause. L’unité du réseau, si elle existe, reste précaire.

Notes
757.

Archives du service « enseignement supérieur » du Conseil régional Rhône-Alpes, compte-rendu de la réunion du 6 mai 1992 relative au dossier Université 2000 du Rhône.

758.

Entretien avec Alain Blanchard, chargé du suivi du volet « enseignement supérieur » du contrat de plan de 1999 à 2004, 22 juin 2003.

759.

Entretien avec Riwana Jaffres, membre de la mission « carte universitaire » de 1991 à 1992 et chef du bureau B2 de la DPD de 1998 à 2002, 28 mai 2003.

760.

Entretien avec Marc Bonnet, responsable du suivi-évaluation au SGAR Rhône-Alpes, 23 septembre 2002.

761.

Entretien avec Alain Blanchard, chargé du suivi du volet « enseignement supérieur » au SGAR Rhône-Alpes, Lyon, 22 juin 2003.

762.

Entretien avec Gilles Guyot, président de Lyon III de 1997 à 2002, 12 février 2003.

763.

Entretien avec Bruno Gelas, président de Lyon II de 1996 à 2001, 17 avril 2003.

764.

La loi d’orientation du 10 juillet 1989 donne une priorité forte à l’éducation. Le budget de 1993 atteint 281, 4 milliards de francs soit une hausse de 18, 8 milliards par rapport à 1992. En cinq ans, les crédits accordés à l’Education nationale augmentent de 83 milliards de francs soit une progression de 42 %. Les constructions universitaires reçoivent 5,2 milliards de francs d’autorisation de programme. « Le projet de loi de finances pour 1993 : dépenses une progression de 3,4% par rapport à 1992. Les grandes priorités. », Le Monde, 2 octobre 1992.

765.

Les constructions universitaires sont relativement épargnées par la baisse du budget de l’enseignement supérieur en 1994. (« Le projet de budget 1994 : coup de frein sur le supérieur », Le Monde Education Campus, 30 septembre 1993). De plus, le changement de majorité politique ne se traduit pas par un abandon du plan Université 2000. Si le ministre François Fillon remet un temps en cause la contractualisation avec les établissements et la loi Savary, il affirme son attachement au plan Université 2000. (« Mr Fillon précise ses projets universitaires. Le ministre de l’Enseignement supérieur a profité du débat sur le projet de budget à l’Assemblée nationale pour préciser bon nombre de ses initiatives », Le Monde, 18 novembre 1993).

766.

Entretien avec Ariane Azema, correspondante « Education nationale » à la DATAR de 1998 à 2002, 11 juin 2003.

767.

Au moment du lancement d’U2000, les premières prévisions du ministère de l’Education nationale prévoient un investissement des collectivités territoriales de 8 milliards de francs. La participation est finalement de 16 milliards de francs. Entretien avec Riwana Jaffres, membre de la mission « carte universitaire » et chef du bureau B2 de la DPD, 28 mai 2003.

768.

Entretien avec Alain Blanchard, chargé du suivi du volet « enseignement supérieur » au SGAR Rhône-Alpes, 22 juin 2003.

769.

Entretien avec Pierre Jamet, directeur de cabinet et directeur des services du Conseil général du Rhône depuis 1990, 8 janvier 2003.

770.

Le Monde, 6 juillet 1994.

771.

Marc Leroy, « Le cadre financier de l’action publique régionale » dans Bernard Jouve, Vincent Spenlehaeur et Philippe Warin (dir.), La région, laboratoire politique., op. cit., p. 79.

772.

Entretien avec Pierre Jamet, directeur de cabinet de Michel Mercier et directeur général des services du Conseil général du Rhône depuis 1990, 8 janvier 2003.