1. Des mécanismes fragiles de régulation entre tiers

La prise en compte des intérêts politiques des élus locaux souffre d’exceptions à la règle. Les présidents d’université et le recteur d’académie y font parfois des manquements. Ainsi, lors de l’inauguration des locaux pour l’université Lyon I sur le site de Gerland, le fait que la cérémonie mette en avant le président de l’université et le recteur est difficilement vécu par les membres des collectivités territoriales :

‘« Ce que l’on a vu sur Gerland, l’inauguration, cela frisait le scandale de mon point de vue. L’inauguration a été faite par le président de l’université [de Lyon I] avec le recteur et la région a été mise de côté. Ils n’ont même pas demandé à la région la date. Au moins qu’on laisse les collectivités organiser l’inauguration. » 773

A l’occasion de la parution d’un article dans la presse, l’absence de mention de la participation régionale dans la réhabilitation du campus de Bron-Parilly est également douloureusement ressentie par le personnel des collectivités territoriales :

‘« Certaines interventions de Lyon II, quand on voit ce qui paraît dans la presse ! Moi personnellement, je trouve très dommage que la presse ne relaie pas, mais peut-être que les établissements ne leur disent pas, que cela a été fait grâce à la participation de la région. Il y a un déficit d’image et de lisibilité. » 774

Les présidents d’université ne sont pas les seuls à ne pas toujours prendre en compte les intérêts de leur partenaires. La recherche des délocalisations d’établissements parisiens est mal supportée par les présidents de Lyon II et Lyon III. La délocalisation de l’ENSATT, promue par le recteur d’académie, et la délocalisation de l’Ecole normale supérieure lettres et sciences humaines provoquent des tensions entre la mairie, le recteur d’académie et les présidents d’universités Lyon II et Lyon III qui mettent en cause l’ampleur des sommes consacrées aux projets :

‘« …le droit de proposition de l’Etat dans U3M m’a vraiment scandalisé. Je n’étais pas le seul. Gelas était sur la même ligne que moi. Les universités ont été sacrifiées au profit d’officines, bon je ne vais pas en dire du mal. (…) Gelas et moi, on participait au comité de pilotage de l’opération ENS pour une raison simple c’est que la bibliothèque prévue c’était notre bibliothèque. Rapidement on a été écarté. D’ailleurs je me rappelle que dans une réunion, le recteur avait dit : tout cela m’a l’air pas mal ». Et je lui avais dit : « je manque un peu de repère mais je pense qu’un ratio de 1 à 10 par rapport aux universités est un bon ration. On est dans la fourchette ». Mais il n’a pas relevé. Pas de problème. » 775

Les membres du réseau d’action publique étudié préfèrent donc parfois jouer des stratégies propres, conformes à leurs intérêts plutôt que de prendre en compte la relation au partenaire contractuel. Ces manquements aux règles tacites de l’ajustement mutuel, s’ils altèrent la relation, ne la mettent cependant pas en jeu. La mise en cause publique d’un partenaire est beaucoup plus risquée. C’est ici le maintien de la relation elle-même qui est menacé.

Le mandat de Michel Noir est ainsi marqué par les difficultés de ses relations avec les présidents de l’université Jean Moulin Lyon III. En s’interpellant publiquement par voie de presse, le maire de Lyon et les présidents de l’université conduisent le réseau à une crise qui se solde par le retrait du Grand Lyon du dossier de la Manufacture des Tabacs. Les tensions entre le maire de Lyon et la présidence de Lyon III débutent à l’occasion de la parution d’un article révisionniste d’un enseignant de Lyon III, Bernard Notin 776 . Par sanction, l’auteur de l’article, par ailleurs membre du conseil scientifique du Front national, est suspendu de cours par le conseil de la faculté de droit de l’université 777 . Michel Noir intervient discrètement auprès de Lionel Jospin, ministre de l’Education nationale, pour que Bernard Notin soit sanctionné plus sévèrement par l’université elle-même 778 . Le maire de Lyon dont le parcours politique est jalonné de prises de position contre le Front national 779 et dont la biographie est marquée par la déportation 780 intervient publiquement le 29 avril 1990 en mettant en cause l’attitude de l’université Lyon III. Lors d’un discours prononcé à l’occasion de la journée de la déportation, il remet en cause l’attribution de la Manufacture des Tabacs à Lyon III décidée quatre mois plus tôt par les présidents d’université et le recteur d’académie :

‘« Aujourd’hui, les dirigeants de l’université Jean Moulin savent qu’il est hors de question que nous donnions à cette université de nouveaux locaux, la Manufacture des Tabacs, si devaient continuer à y enseigner les Notin et autres falsificateurs de l’histoire. Le temps n’est plus à l’émotion et au recueillement, il est à la vigilance et au combat. » 781

La représentante du maire au conseil d’administration de Lyon III réitère la demande de sanction à l’encontre de l’universitaire 782 . La prise de position municipale provoque immédiatement des réactions chez le président de l’université Lyon III. Pierre Vialle met en cause l’amalgame de Michel Noir entre l’enseignant et l’établissement 783 . Il se refuse à prendre des sanctions contre Bernard Notin. Sur les demandes conjointes du ministre de l’Education nationale et du recteur d’académie, le président de l’université Lyon III accepte cependant de réunir son conseil d’administration qui demande des sanctions contre Bernard Notin, après un plaidoyer du recteur et de Michel Cusin, le président de Lyon II 784 . Le 18 juillet 1990, Bernard Notin est suspendu de cours et privé de la moitié de son traitement pendant un an 785 . Si Michel Noir parvient à peser sur l’université Lyon III, c’est cependant au prix d’une crise avec le président de Lyon III 786 . Cette crise se solde par le retrait de la Communauté urbaine de Lyon du dossier. Les services techniques du Grand Lyon, avant le lancement de la tranche 1bis dont ils assurent la maîtrise d’ouvrage, remettent en cause l’évaluation des travaux par le rectorat et les délais de réalisation prévus 787 . Pour eux, le montant financier affecté à la réalisation de cette tranche est insuffisant eu égard au programme technique défini. Ils demandent donc une réévaluation de l’enveloppe financière. Devant le retard pris dans l’engagement des travaux, le président de l’université Jean Moulin, Henri Roland, décide de faire une conférence de presse en mettant en cause publiquement les retards pris dans l’avancement des travaux. L’intervention est alors très mal ressentie au sein de la Communauté urbaine de Lyon :

‘« Cela aurait très bien pu se passer mais le président de l’époque de Lyon III a fait des déclarations dans la presse comme il aimait en faire. Il a dit que la Communauté a racketté l’université. Michel Noir a fait une lettre extrêmement dure à la fois à la région et à l’Etat en disant que le Grand Lyon ne voulait plus rien avoir à faire avec ce monsieur [Monsieur Roland, président de l’Université Lyon III] et cette opération. On a dit aux autres partenaires, le préfet et la région : « vous avez quelqu’un qui sait faire, vous avez un volontaire, prenez-le ». Evidemment, le rectorat a pris un an de plus [pour terminer les travaux]» 788 . ’

Si les services du SGAR, dans une réunion, demandent des explications aux deux parties, ils ne parviennent pas à faire taire la polémique entre les acteurs 789 qui se solde par le retrait de la Communauté urbaine de la conduite de l’opération 790 . L’institution dirigée par Michel Noir refuse même de siéger dans les jurys qui doivent désigner l’architecte et les entreprises qui emportent le marché de la tranche 1bis 791 . C’est le rectorat d’académie qui reprend la maîtrise d’ouvrage déléguée. L’interpellation publique, parce qu’elle met en cause l’image des institutions impliquées, conduit donc à la rupture des relations entre les acteurs impliqués. Le règlement des conflits déborde donc les frontières du réseau et peut s’opérer par des mises en cause publiques d’un des partenaires. A l’inverse du schéma de la régulation croisée 792 , les conflits peuvent se régler devant l’opinion publique. L’unité du réseau d’action publique n’est pas non plus imperméable au contexte politique. Elle ne supporte ainsi pas la polarisation politique des institutions partenaires.

Réagissant aux conditions de l’élection de Charles Millon avec le soutien du Front national, les trois Conseils de l’université Lyon II rappellent le 7 mai 1998 l’incompatibilité des principes de l’éthique universitaire avec les options idéologiques du Front national. Dans la motion adoptée, ils appellent les établissements universitaires à ne « s’engager dans aucune collaboration ou projet qui porterait atteinte aux principes fondamentaux de l’université » 793 . Le 24 juillet 1998, en commission permanente du Conseil régional, les élus du Front national refusent de voter le contrat d’objectif de l’université Lyon II, privant l’institution des subventions régionales. Bien que la décision de Lyon II d’adopter une position très politique ne fasse pas l’unanimité, les présidents des autres universités rhône-alpines refusent tous ensemble les subventions attribuées par le Conseil régional à leur établissement par solidarité avec Lyon II 794 . La décision, prise en Conférence universitaire Rhône-Alpes, est motivée par le refus de l’utilisation de critères politiques et discriminatoires dans l’attribution des subventions. Pierre Barras, le président de la CURA et de l’université de Savoie déclare ainsi que « pour les universitaires, il est difficile d’accepter des subventions réparties sur des motivations politiques et des critères discriminatoires liés aux exigences du Front national » 795 . Les présidents des universités rhône-alpines décident également de boycotter les journées de la recherche organisées par le Conseil régional et une rencontre internationale avec des partenaires de la région. L’intervention de Lyon II dans la crise aboutit donc à une rupture momentanée des relations entre les universités rhône-alpines et le Conseil régional Rhône-Alpes. La relation entre l’exécutif régional et les présidents d’établissement ne retrouve un cours normal qu’après l’élection d’Anne-Marie Comparini à la tête de la région en janvier 1999.

Le juge administratif peut également s’ingérer dans le fonctionnement du réseau d’action publique. L’action conjointe, par l’ampleur des accords informels qu’elle suscite, par le dépassement des compétences qu’elle entraîne, est particulièrement susceptible de recours juridictionnels. Ainsi, la construction des bâtiments en centre-ville de Lyon pour la faculté catholique est entravée par le recours d’une association de défense de la laïcité. Le tribunal administratif arrête l’opération au motif que c’est la Communauté urbaine de Lyon qui assure la maîtrise d’ouvrage alors même qu’elle n’en a pas la compétence :

‘« Ultérieurement, vous savez que le Grand Lyon a eu des ennuis, cette affaire n’est d’ailleurs pas terminé puisque cela passe au conseil d’Etat, puisque l’Etat a interdit au Grand Lyon de subventionner une opération immobilière de la faculté catholique. » 796

Le recours porté par Etienne Tête contre la décision de Michel Noir de faire financer par le Grand Lyon la rénovation de l’Opéra manque même d’avoir des répercussions sur la conduite du programme de la Manufacture des Tabacs. Le maire de Lyon, en mettant en cause l’Etat dans un communiqué de presse, suspend l’ensemble des subventions attribuées en dehors des compétences de la communauté urbaine de Lyon. Ce n’est que par un accord avec le gouvernement socialiste qui accepte de soutenir un amendement régularisant le montage financier de l’Opéra de Lyon que la crise est dépassée 797 . Indépendant du réseau d’action publique étudié, le juge administratif peut donc s’inviter à la table des négociations et remettre en cause les arrangements informels qui président aux ajustements mutuels entre les acteurs. Si le préfet, on l’a vu, fait un usage très prudent du contrôle juridictionnel, les associations voire les membres des assemblées délibérantes (c’est le cas d’Etienne Tête) peuvent, à tout moment, remettre en cause les arrangements. Les mécanismes d’ajustement entre tiers sont donc particulièrement fragiles. Les régulations entre pairs semblent plus assises. Ce n’est qu’en cas de crise majeure que les relations entre élus locaux ou entre présidents d’université sont mises en cause.

Notes
773.

Entretien avec Frédéric Viel, directeur du service « enseignement supérieur » du Conseil général du Rhône, 6 mars 2002.

774.

Entretien avec Martine Tacheau, attachée territoriale principale au service « enseignement supérieur » du Conseil régional Rhône-Alpes, 27 novembre 2001.

775.

Entretien avec Gilles Guyot, président de Lyon III de 1997 à 2002, 12 février 2003.

776.

L’article intitulé « Le rôle des médias dans la vassalisation nationale : omnipotence ou impuissance  » est publié dans la revue Economie et sociétés d’août 1989 à l’insu de son comité éditorial. Il remet en cause l’existence même des chambres à gaz. (« Publié dans la revue Economie et sociétés un article jugé raciste et révisionniste suscite des protestations », Le Monde,29 janvier 1990).

777.

« Pour un article scandaleusement antisémite M. Bernard Notin suspendu de cours à Lyon III », Le Monde,13 mars 1990.

778.

La démarche du maire de Lyon était cependant resté secrète. Elle est rendue publique le 4 mai 1990 seulement. « L’affaire Notin : M. Michel Noir avait demandé des sanctions à Mr Lionel Jospin», Le Monde, 7 mai 1990.

779.

Dès 1986, Michel Noir appelle les gaullistes à refuser l’alliance avec le Front national dans une tribune libre publié par Le Monde (voir l’édition du 15 mai 1987 « Au risque de se perdre… »). Le maire de Lyon s’oppose également à la venue de Jean-Marie Le Pen à Lyon et lui refuse une salle de meeting. (« Un accouchement difficile », Lyon Matin,12 février 1992).

780.

« Il n’y a pas un résistant qui comprendrait qu’un fils de déporté à Mathausen soit silencieux sur cette affaire ». Entretien avec Michel Noir, maire de Lyon et président du Grand Lyon de 1989 à 1995, 29 novembre 2002.

781.

Archives du Grand Lyon, série 1516W022, allocution de Michel Noir pour la journée de la déportation le 29 avril 1990.

782.

Archives du Grand Lyon, série 1297W, carton n°2, projet de déclaration de Mme Desbazeille au conseil d’administration de l’université Jean Moulin.

783.

« Le président de l’université Lyon III déplore "l’amalgame" fait par M. Michel Noir », Le Monde, 4 mai 1990.

784.

« L’université Lyon III demande des sanctions contre M. Bernard Notin », Le Monde, 17 mai 1990. Entretien avec Maurice Niveau, recteur d’académie de 1980 à 1991, 25 mars 2003 ; entretien avec Michel Cusin, président de Lyon II de 1986 à 1991, 10 avril 2003.

785.

« Auteur d’un article jugé raciste et révisionniste M. Bernard Notin est interdit d’enseignement pour un an », Le Monde, 20 juillet 1990. La décision est cependant cassée par la commission disciplinaire du CNESER pour vice de forme. Bernard Notin est finalement condamné à un retard d’avancement de trois ans. (« M. Bernard Notin pourra reprendre son enseignement à l’université Lyon III », Le Monde, 18 mars 1991). Les manifestations étudiantes empêche Bernard Notin de reprendre ses cours à Lyon III en 1993. Une mutation à l’université d’Oudja au Maroc est un temps envisagée ; elle échoue cependant quand les instances universitaires marocaines apprennent le passé de l’enseignant. En 1998, Bernard Notin est toujours sans cours à l’université Lyon III. (« Bernard Notin enseignant rémunéré et sans activité », Le Monde, 4 mars 1998).

786.

Entretien avec Pierre Vialle, président de l’université Lyon III de 1987 à 1992, 22 juin 2003 ; Entretien avec Henri Roland, président de l’université Lyon III de 1992 à 1997, 3 juin 2003.

787.

Archives du service « enseignement supérieur » du Conseil régional Rhône-Alpes, carton « schéma université 2000 – Conventions cadres », compte rendu de la réunion du comité de suivi pour le programme université 2000 du 21 octobre 1994.

788.

Entretien avec Henry Alexandre, directeur de la division « logistique et bâtiment » de 1990 à 1991, 4 juin 2002 ; voir aussi entretien avec Claude Vincent, directeur de la division « logistique et bâtiment » du Grand Lyon, 20 février 2002.

789.

Archives du service « enseignement supérieur » du Conseil régional Rhône-Alpes, carton « schéma université 2000 – Conventions cadres », notes manuscrites sur la réunion du comité de suivi du 21 octobre 1994.

790.

Archives du Grand Lyon, série 1882W, carton n°12, lettre de Michel Noir au recteur de l’académie de Lyon du 11 octobre 1994. « La Communauté urbaine de Lyon a, dans cette affaire, tenu en tous points les engagements qui étaient les siens et n’entend pas pour la suite de l’opération se substituer à ceux à qui il appartient dorénavant de prendre des décisions ».

791.

Archives du Grand Lyon, série 1882W, carton n°12, lettre de Guy Barriolade à Charles Millon du 2 novembre 1994.

792.

Jean-Claude Thoenig, « L’usage analytique du concept de régulation » dans Jacques Commaille et Bruno Jobert (dir.), Les métamorphoses de la régulation juridique, op. cit., p. 42.

793.

« Dans les lycées et les universités vigilance à l ‘égard des compromissions », Le Monde, 1er juin 1998.

794.

« Les universités de Rhône-Alpes refusent les subventions du conseil régional », Le Monde, 12 septembre 1998.

795.

Ibid.

796.

Entretien avec Henry Alexandre, directeur de la division « logistique et bâtiment » du Grand Lyon de 1990 à 1991, 4 juin 2002.

797.

Entretien avec Michel Noir, maire de Lyon et président du Grand Lyon de 1989 à 1995, 22 novembre 2002.