2. Des ajustements entre pairs plus robustes 

Nous n’avons pu identifier aucune crise entre les présidents des trois universités lyonnaises sur les dossiers des politiques d’implantation universitaire. Si les rapports entre les établissements sont souvent empreints de concurrences voire de rivalités, les relations présidentielles ne sont pas affectées de tensions majeures dans la gestion de ces dossiers précis. Les acteurs qui côtoient fréquemment les présidents d’université soulignent tous le climat cordial qui règne entre eux dans la gestion de ces dossiers :

‘« Le président de Lyon II et le président de Lyon III s’entendaient très bien. Je pense même d’ailleurs, sans trahir aucun secret, que c’est Bruno Gelas qui a fait élire Gilles Guyot à la tête du PUL. » 798

Les remarques opérées ici ne valent que pour le traitement des dossiers d’implantation universitaire. C’est avant tout parce que la définition d’une position commune permet aux présidents des universités de se prémunir contre les interventions locales que la coordination est jouée. Le rapprochement constaté dans la gestion de l’immobilier universitaire ne présage ici nullement de tendances de fond dans les relations entre les trois universités lyonnaises. La prise en compte des intérêts mutuels ne débordent non plus pas les universitaires impliqués dans le réseau d’action publique. A l’intérieur des universités, les concurrences et les rivalités demeurent :

‘« La concurrence [entre les disciplines] reste encore un présente si vous voulez. Sur les secteurs concurrentiels. Moi, je me rappelle quand Guyot a eu l’habilitation pour un DEUG de sciences économiques, vous ne pouvez pas vous imaginez le nombre de gens que j’ai vus défiler dans mon bureau. Alors, bon, moi j’avais demandé à Guyot qu’ils prennent l’engagement, au moins pendant son mandat, qu’il ne demande pas des habilitations pour des niveaux supérieurs. Il y a des petits trucs. En lettres, ils ont décidé tout d’un coup de ne plus préparer l’agrégation ensemble. Il y a ces petits trucs mais ce n’est plus aussi marqué qu’avant. Il n’y a pas de « sur-marquage » politique [rires]. Mais des concurrences oui, il y en a. Bon cela dit Paris III, Paris IV, c’est pareil [rires]. » 799

Si les relations entre les présidents d’université ne traversent pas de crise sur la période d’analyse contemporaine, leurs établissements restent donc marqués par l’importance de la concurrence. Le contexte de croissance budgétaire qui permet à la régulation par l’addition d’opérer explique l’absence de crise. Si les relations entre les élus locaux connaissent une crise, les mécanismes d’ajustements qui président à la régulation de leurs stratégies sont également relativement solides.

Malgré la concurrence qui les anime dans l’accès aux scènes de négociation 800 , la coopération entre les exécutifs des collectivités territoriales n’est remise en cause qu’en de rares occasions. La domination traditionnelle de l’UDF sur l’ensemble des institutions territoriales favorise l’établissement d’un consensus. Ce sont en effet des élus ou des sympathisants de l’UDF, qui ne sont pas concurrents, qui dirigent les quatre collectivités locales de 1995 à 1998 (Raymond Barre pour la Ville de Lyon et le Grand Lyon, Michel Mercier pour le Conseil général du Rhône et Charles Millon pour la région Rhône-Alpes) et de 1999 à 2002 (Raymond Barre pour la Ville de Lyon et le Grand Lyon, Michel Mercier pour le Conseil général et Anne-Marie Comparini pour le Conseil régional). La tradition de coopération des élites lyonnaises est parfois même soulignée par les interviewés :

‘« [la coopération entre les collectivités territoriales], c’est une tradition de l’agglomération lyonnaise : quelles que soient les divergences politiques, il y a en général une entente sur les projets. Les grands fonctionnaires de l’Etat qui bougent beaucoup nous disent que dans l’agglomération lyonnaise, même s’il y a des divergences politiques, quand il y a une mobilisation sur un dossier, les collectivités savent travailler ensemble. Et c’est une tradition qu’on essaye de respecter. » 801

Les alternances n’empêchent d’ailleurs pas la coopération. L’arrivée de Gérard Collomb à la mairie de Lyon en 2001 ne provoque ainsi pas de crise au sein du réseau. L’élection de Michel Noir en 1989, par son ampleur et par le style très offensif adopté par le maire de Lyon dans ses relations aux autres collectivités territoriales met le consensus politique lyonnais plus à l’épreuve. Rapidement, le maire de Lyon menace en effet le Conseil général de présenter ses candidats dans les cantons lyonnais :

‘« [l’arrivée de Michel Noir] cela a été un choc dans ce monde feutré. Un choc qui n’était pas exposé bien sûr, mais tout de même il y avait une inquiétude très grande qui s’est révélée assez justifiée dans les mois qui ont suivis parce que Noir a eu une attitude, notamment vis à vis du Conseil général, très musclée. Il considérait le département comme son tiroir-caisse en disant : « marchez où je présenterais des candidats RPR dans tous les cantons ». Il entendait être le patron de l’agglomération. » 802

L’attitude de Michel Noir ne remet cependant pas en cause l’acceptation par l’exécutif départemental de la coopération. La tranche 1 de la Manufacture des Tabacs est ainsi co-financée avec le Conseil général du Rhône. La mise en exécution de la menace noiriste de présenter des candidats dans certains cantons du Rhône ne perturbe pas la conduite conjointe des programmes. La différence de profil entre les Michel Noir et Michel Mercier permet le maintien de leur collaboration. Michel Noir est, dès le soir de son élection présenté comme un présidentiable potentiel :

‘« Avec Lyon, Michel Noir va disposer d’un bastion où comme Jacques Chirac en 1977 à Paris, il va pouvoir se constituer une équipe solide capable de travailler à ses côtés dans des perspectives dépassant le strict cadre municipal. D’autant que l’opposition est aujourd’hui orpheline et qu’elle se cherche un leader depuis la double défaite de Jacques Chirac et de Raymond Barre aux présidentielles. Or, la politique est comme la nature : elle a horreur du vide. Et Michel Noir se trouve en position de devenir dans les années qui viennent ce leader national. » 803  ’

Michel Mercier, quant à lui, pour reprendre les mots de son directeur de cabinet n’est pas « sur la même planète » 804 . Notable local, l’élu départemental ne vise pas à court terme un poste gouvernemental. Si au fil du temps, les relations se tendent entre Michel Mercier et Michel Noir 805 , les conditions de la coopération ne sont pas remises en cause. L’arrivée de Michel Noir est ressentie moins difficilement par la région Rhône-Alpes :

‘« Au Conseil régional c’était différent. C’était nettement plus difficile pour le Conseil régional. Ce n’était pas le premier front d’attaque. » 806

Si le maire de Lyon cherche bien là encore à revendiquer des sièges au sein du Conseil régional de 1992, il fait liste commune avec le RPR et l’UDF. Le statut national de Charles Millon et de Michel Noir contribue à entraver partiellement leur collaboration. Pourtant, si des logiques de retrait ont pu être identifiées dans le financement de la tranche 1 de la Manufacture des Tabacs puis dans les négociations d’Université 2000 pour le Grand Lyon, elles ne sont que ponctuelles. La région Rhône-Alpes, si elle n’adhère pas au lancement de l’opération, prend le Grand Lyon comme maître d’ouvrage délégué dans la conduite de la tranche 1bis.

La crise de 1998 au Conseil régional a une toute autre portée. Le soutien apporté par le Front national à l’élection de Charles Millon rend toute coopération impossible avec l’exécutif régional. C’est donc seulement dans le cas d’une alliance avec un parti d’extrême-droite que les conditions de la coopération entre les élus locaux sont entravées. Très rapidement, les exécutifs lyonnais condamnent les conditions de l’élection de Charles Millon. Raymond Barre appelle ainsi les conseillers régionaux membres du RPR ou de l’UDF à se désolidariser de la présidence :

‘« … l’acceptation politique de voix du FN est une faute politique grave. Elle offre au Front national une reconnaissance inespérée de respectabilité démocratique. Il est éminemment souhaitable qu’un terme soit mis rapidement à cette situation malsaine. J’espère en tous les cas que les conseillers régionaux UDF et RPR s’abstiendront de participer à un exécutif régional dont l’action s’exercera en fait sous l’emprise du FN. » 807

Après l’annulation de l’élection de Charles Millon, le maire de Lyon cherche à promouvoir une alternative à sa reconduction en soutenant la candidature de son ancienne attachée parlementaire, Anne-Marie Comparini 808 . Ce n’est qu’en cas de grave crise politique que les relations entre les collectivités territoriales sont donc altérées. Les mécanismes d’ajustements entre pairs semblent donc plus robustes que ceux qui marquent l’élaboration d’un compromis entre tiers. Ils peuvent cependant être remis en cause dès lors que l’une des institutions est dirigée par une alliance avec le Front national. Le réseau ne supporte pas ainsi la trop forte polarisation de ses membres.

Le réseau d’action publique qui gère le projet de la Manufacture des Tabacs dispose donc bien de mécanismes de régulation des intérêts divergents. Dans le cadre limitatif posé par le droit, des ajustements mutuels existent bien. En plus d’être inflationnistes, ces mécanismes sont susceptibles de remises en cause ponctuelles. Comparés à ceux qui prévalent dans la gestion de Lacroix Laval, les ajustements mutuels changent de nature et permettent au réseau d’investir beaucoup plus durablement dans les politiques d’implantation universitaire.

Notes
798.

Entretien avec Guy Bertholon, directeur du PUL depuis 1997, 7 décembre 2002 ; entretien avec Daniel Bancel, recteur de l’académie de Lyon de 1991 à 2000, 4 mars 2003.

799.

Entretien avec Bruno Gelas, président de Lyon II de 1996 à 2001, 17 avril 2003.

800.

Voir sur ce point la section 1 du chapitre 1.

801.

Entretien avec Pierre Jamet, directeur de cabinet de Michel Mercier et directeur général des services du Conseil général du Rhône depuis 1990, 8 janvier 2003.

802.

Entretien avec Jean Garagnon, directeur de cabinet de Michel Noir de 1989 à 1990, 23 janvier 2003.

803.

« Michel Noir : une assise lyonnaise pour une destinée nationale. », Le Progrès, 12 mars 1989.

804.

Entretien avec Pierre Jamet, directeur de cabinet de Michel Mercier et directeur général des services du Conseil général du Rhône depuis 1990, 8 janvier 2003.

805.

Entretien avec Guy Barriolade, directeur de cabinet de Michel Noir de 1990 à 1995 et secrétaire général du Grand Lyon de 1995 à 2002, 17 avril 2002. Voir aussi Fabrice Bardet et Bernard Jouve, « Entreprise politique et territoire à Lyon », Sociologie du travail, vol. 41, janvier-mars 1999, pp. 41-61.

806.

Entretien avec Jean Garagnon, directeur de cabinet de Michel Noir de 1989 à 1990, 23 janvier 2003.

807.

« Rhône Alpes : M. Barre souhaite la fin d’une « situation malsaine » , Le Monde, 24 mars 1998

808.

« Rhône Alpes : l’UDF et le RPR s’emploient à contrer la réélection de Charles Millon », Le Monde, 16 décembre 1998.