Au moment de conclure, il convient de revenir sur les enseignements tirés des investigations empiriques. Le glissement à la périphérie du centre de gravité du réseau qui gère les politiques d’implantation universitaire sur la période d’analyse retenue est largement validé. La forme du réseau, la définition du contenu de la politique conduite consacrent le rôle accru des acteurs locaux et déconcentrés. Les modalités de construction du compromis sont également bien renouvelés dans la période contemporaine.
La forme du réseau évolue en effet considérablement sur les deux périodes analysées. De fluctuante dans les années 1960, la participation des collectivités territoriales au réseau qui gère les politiques d’implantation universitaire à Lyon devient plus pérenne dans la période contemporaine. La mise en contractualisation de l’immobilier universitaire n’entraîne toutefois pas une ouverture des scènes décisionnelles aux intérêts privés. Ici, le constat souvent effectué de leur place grandissante dans la conduite de l’action publique n’est pas confirmé 813 . Le choix d’investiguer sur des implantations universitaires affectées à des unités de lettres, de droit et de sciences humaines et sociales n’est certainement pas étranger à cette absence notable des intérêts privés dans les réseaux étudiés. Bien que tendanciellement l’ensemble des collectivités territoriales participe au financement des programmes, des logiques de retrait et d’exclusion entre exécutifs de collectivités territoriales ont pu également être observées. La forme du réseau varie donc au gré de la concurrence entre les élites politiques locales. Le fonctionnement des collectivités territoriales est toujours marqué par son élitisme. Les assemblées délibérantes restent en effet marginalisées dans la conduite de ces politiques.
L’inclusion des collectivités territoriales dans le financement des politiques d’implantation universitaire affecte très diversement les acteurs étatiques. Certains disparaissent complètement de la gestion de ces politiques : le Commissariat général au plan, le ministère de l’Equipement qui sont des acteurs centraux des réseaux des années 1960 ne participent plus par la suite à la gestion des programmes lyonnais. La DATAR, à l’inverse, entre dans la gestion de ces politiques en coordonnant au niveau central la mise en place des contrats de plan. La participation du préfet si elle reste un invariant sur la période analysée semble s’effectuer à des titres différents. Si dans les années 1960, ce sont essentiellement les compétences du préfet de département qui sont mobilisées, dans la période contemporaine, le préfet intervient avant tout au titre de ses attributions régionales. Le recteur et les services centraux du ministère de l’Education nationale apparaissent peu affectés par les modifications de la forme du réseau. Leur participation est, sur la période analysée, toujours garantie. La participation des universitaires au réseau d’action publique connaît à l’inverse des bouleversements très importants. Si ce sont essentiellement des assesseurs des doyens qui sont en charge des dossiers avant 1968, la crise de mai et la période de mise en place de la loi Faure aboutissent à une ouverture extrême des scènes décisionnelles. La participation universitaire devient alors fluctuante intégrant les représentants très nombreux des unités d’enseignement et de recherche naissantes. Cette fluidité de l’accès aux scènes de négociation tranche avec la situation qui prévaut trente ans plus tard. Les présidents d’université sont les interlocuteurs exclusifs des autres partenaires. Les exécutifs des collectivités territoriales et le recteur d’académie en les désignant comme les représentants légitimes de leur établissement confortent leur leadership naissant. La conduite des politiques d’implantation universitaire renforce ici les tendances initiées par la mise en place des contrats quadriennaux. La circonscription des frontières du réseau démontre donc que les acteurs déconcentrés et locaux sont plus présents dans la période contemporaine que dans les années 1960.
La montée en puissance des acteurs déconcentrés et locaux dans la définition des objectifs de la politique, si elle est confirmée, appelle cependant des précisions quant aux acteurs qui gardent la compétence de la définition des objectifs de la politique. L’inclusion des collectivités territoriales dans le réseau d’action publique ne se traduit en effet pas mécaniquement par leur influence dans la définition des opérations à réaliser. Il n’y a ici pas de relation mécanique entre la forme du réseau et le contenu de l’action publique produite. Les institutions centrales ne perdent de plus pas tout pouvoir dans la définition des objectifs de la politique conduite.
La perte d’influence du centre trouve des validations contrastées. Elle est surtout repérable dans le cas des instances interministérielles. La substitution de la DATAR au Commissariat général au plan ne se fait pas à pouvoir constant. Le Commissariat général au plan dispose en effet d’un pouvoir important d’orientation des objectifs de l’action jusqu’en 1968. En privilégiant les implantations scientifiques pour former les cadres dont la nation a besoin, il a une influence directe sur les investissements conduits dans la métropole lyonnaise. La situation de la délégation à l’aménagement du territoire et à l’action régionale est toute autre dans les années 1990. Disposant de peu de personnels, butant sur l’autonomie du ministère de l’Education nationale, la DATAR ne dispose que d’un faible pouvoir sur la définition des objectifs de la politique. Les membres de la DATAR ne semblent pouvoir peser que sur des projets ponctuels choisis au gré des opportunités et de leurs intérêts. Les services centraux du ministère de l’Education nationale ne voient par contre par leur pouvoir sur les politiques drastiquement affecté par les modifications de la forme du réseau étudié. Les directions d’administration centrale ne sont pas des centres d’impulsion des programmes sur la période d’analyse retenue. Pâtissant dans les deux périodes de leur faible information et de leur absence d’inclusion dans les réseaux décisionnels, elles ne parviennent que difficilement à affirmer leur pouvoir sur les politiques conduites. Le pouvoir du ministre de l’Education nationale et de son entourage le plus proche reste également stable sur la période d’analyse retenue. L’entourage ministériel semble toujours disposer, dans la période contemporaine, d’un pouvoir d’opposition aux programmes qui s’écartent par trop des objectifs qu’il promeut.
Le recteur est l’acteur déconcentré qui voit son influence sur la conduite des politiques d’implantation universitaire la plus largement confortée. Dans les années 1960, recteur d’académie, préfet et directeur départemental du ministère de la Construction, s’ils sont des centres d’impulsion de la conduite du projet de Lacroix Laval, pâtissent en effet du déficit de ressources financières qui les affecte. Dépendants du centre pour concrétiser leur projet, le retrait des élites politiques locales les prive d’une possibilité de pression sur le centre ministériel. Dans la période contemporaine, le recteur est l’acteur déconcentré qui profite le plus des changements dans la forme du réseau d’action publique. Il utilise ici la multiplication des centres de financement potentiels pour concrétiser ses projets et ceux des présidents d’universités. Inclus dans les négociations conduites avec les présidents d’université sur les objectifs de la politique, inséré dans les réseaux décisionnels locaux, il devient un acteur central du réseau d’action publique.
Le préfet, à l’inverse, voit reculer son influence quant à la conduite de ces politiques. Si dans les années 1960, il reste une instance de coordination entre les services déconcentrés de l’Etat qui dispose de plus d’un accès aux élus locaux, il est marginalisé dans la période contemporaine. Il ne participe et ne pèse ni sur les négociations ni sur la définition des objectifs de la politique. Son accès aux élus locaux est concurrencé par la montée en puissance du recteur d’académie. L’usage du contrôle des actes des collectivités territoriales ne lui permet pas de retrouver l’influence dont il dispose dans les années 1960. La convergence notée par Jean-Pierre Worms du réseau de notables sur le préfet semble alors disparaître 814 . La montée en puissance du recteur ne compense cependant pas ici le retrait du préfet. Les terrains investigués n’attestent pas de l’émergence d’un « recteur et de ses notables ». Son implication ne concerne en effet qu’un champ précis d’action publique : les politiques qui touchent à l’immobilier universitaire et scolaire. Si une relation comparable à celle que décrit Jean-Pierre Worms est isolable, c’est plutôt avec les présidents d’université qu’il l’entretient. Porteur des intérêts universitaires locaux à Paris mais aussi devant les exécutifs de collectivités territoriales, il est l’avocat des présidents d’université devant les financeurs.
De son côté, le pouvoir des collectivités territoriales sur la fixation des objectifs des politiques d’implantation universitaire reste marginal. Il concerne avant tout la localisation des équipements dans la ville. En intégrant l’université dans des opérations d’aménagement, les élus permettent cependant le retour de l’université en centre-ville. L’illégitimité de leur intervention dans le fonctionnement de l’université les prive pourtant de la possibilité d’influer sur les objectifs et l’affectation des locaux qu’ils financent. Les objectifs d’internationalisation des territoires et de développement économique, s’ils concourent à la légitimation de leurs interventions, ne fournissent pas un guide qui oriente l’action.
La fixation des objectifs des implantations universitaires reste ici dans les mains des présidents d’université lyonnais. Sur la période d’analyse retenue, les stratégies développées par les universitaires lyonnais évoluent ainsi radicalement. Si dans les années 1960, ils ne jouent pas la coordination de leur position, dans la période contemporaine, c’est par des négociations qu’ils parviennent à établir un projet commun et à le présenter aux financeurs ministériels et locaux. L’inclusion des collectivités territoriales dans les réseaux d’action publique qui gèrent les politiques d’implantation universitaire a donc des effets directs sur les stratégies qui sont développées par les chefs d’établissement. Craignant l’interventionnisme local dans la fixation des objectifs, ils cherchent à présenter un front uni face aux financeurs locaux. La forme du réseau d’action publique a ici une conséquence directe sur les stratégies développées par les universitaires lyonnais. Sur ces dossiers, les présidents s’émancipent des relations verticales à la tutelle pour nouer des relations horizontales entre eux.
Si la définition des objectifs passe bien du centre à la périphérie sur la période d’analyse retenue, elle reste entre les mains d’acteurs sectoriels. A ce titre, la période voit surtout un recul important de l’insertion des politiques d’implantation universitaire dans des objectifs transversaux. La disparition du Commissariat général au plan n’est ici nullement remplacée par l’inclusion de la DATAR et des élus locaux dans le réseau. Ni les élus locaux, ni le préfet ne se substituent au centre dans la construction transversale du problème universitaire. Les politiques étudiées ne nous semblent sont pas ici illustratives des tendances à la reterritorialisation de l’action publique. A l’inverse, elles marquent plutôt un recul de l’inter-sectorialité sur la période d’analyse retenue.
Les mécanismes de construction du compromis évoluent eux-aussi de façon notable sur la période d’analyse retenue. Dans les années 1960, ce n’est qu’en cas d’urgence que les stratégies développées par l’ensemble des acteurs du réseau peuvent s’aligner. Préfet, recteur, notables locaux, instances ministérielles et universitaires parviennent alors à passer des accords pour le soutien à un projet. Ce n’est que quand l’urgence confine à la crise qu’une stratégie commune est arrêtée. L’analyse met ici le doigt sur l’importance de la constitution de la politique considérée en intérêt local pour que les régulations, qu’elles soient d’exception ou croisées 815 , s’opèrent dans les années 1960. S’il s’agit bien d’équiper le territoire communal, communautaire ou départemental, le désintérêt local pour les unités de lettres et de sciences humaines prive les fonctionnaires de relais politiques. L’échec du projet montre en creux, la nécessité des soutiens politiques locaux qui introduisent des éléments de souplesse indispensables à la conduite de l’action publique dans cette période. A l’inverse dans la période contemporaine, la forte volonté locale d’intervention et la capacité nouvelle des universitaires à élaborer un accord permettent une plus grande intégration des stratégies des acteurs du réseau. La légitimité des objectifs de développement économique et d’internationalisation des territoires mis en avant par les élus locaux permet leur alignement sur les stratégies arrêtées par les présidents des universités lyonnaises. Les exécutifs de collectivités territoriales ne conditionnent ainsi pas leur investissement au respect des objectifs qu’ils mettent en avant et acceptent de s’aligner sur les stratégies arrêtées par les universitaires. Les intérêts universitaires sont également marqués par une plus grande intégration. A l’inverse des années 1960, l’affermissement du niveau universitaire, le contexte d’apaisement idéologique entre les présidents de Lyon II et de Lyon III et les stratégies développées par les autres acteurs permettent aux présidents d’université d’élaborer un accord. La période d’analyse retenue est donc marquée par une situation de plus grande convergence stratégique entre les membres du réseau d’action publique. Dans ce cadre, des mécanismes d’ajustements mutuels sont repérables. Ils sont tout d’abord bornés par le droit : les principes qui fondent l’organisation de l’enseignement universitaire (absence de sélection, autonomie des universités) sont ainsi exclus des ajustements entre les acteurs. Les mécanismes d’ajustements entre les acteurs s’opèrent essentiellement entre les acteurs locaux et déconcentrés. C’est à la périphérie du réseau qu’un accord est donc formalisé. Ici, les régulations horizontales entre pairs prennent le pas sur les régulations croisées. C’est ainsi dans des négociations directes entre élus locaux que la répartition des financements est formalisée 816 . C’est également par des négociations entre pairs que l’accord est défini. Si les stratégies des acteurs du réseau sont plus intégrées dans la période contemporaine, les mécanismes d’ajustements mutuels s’opèrent largement par l’addition des projets. Une régulation inflationniste se substitue donc à une régulation par l’urgence. Plus durable, elle reste cependant fragile et susceptible de remises en cause.
Les conclusions de cette étude illustrent bien la montée en puissance des collectivités territoriales dans l’action publique. Au début des années 1990, elles disposent en effet de marges de manœuvre budgétaires et ont considérablement renforcé leur expertise 817 . Leur capacité d’innovation, si elle est repérable avant 1982 818 , est consacrée par les réformes. Elle comporte en elle des effets de système. Elle place bien les élus locaux en face de leur responsabilité en les émancipant de la tutelle mais aussi de la protection préfectorale. Les élus développent largement leurs relations de face-à-face. Les lois de 1982 donnent naissance à un système politico-administratif local qui voit se développer les relations horizontales entre les collectivités territoriales. La filière élective n’est plus marquée par les règles d’évitement entre pairs qui marquaient le fonctionnement du système politico-administratif local des années 1960-1970. L’inclusion des collectivités territoriales renforce également le développement des relations horizontales entre présidents d’université. L’enseignement supérieur, pourtant épargné par le transfert de compétence issu des lois de décentralisation, voit ainsi se développer les relations horizontales entre exécutifs d’établissement sur ces dossiers. A ce titre, la décentralisation est bien un « un processus incrémental radical de réforme » 819 dont la portée touche même des secteurs qui étaient jusque là épargnés par les transferts de compétence. Pour autant, bien qu’elle fasse l’objet d’appel récurrent, l’insuffisance de la déconcentration au sein de l’administration étatique 820 maintient la nécessité de la relation au centre. Même si, comme nous l’avons montré, certains services déconcentrés de l’Etat profitent de la décentralisation pour s’affirmer, le préfet et les directions départementales de l’Equipement notamment subissent le renforcement des collectivités territoriales. Les relations verticales au centre sont donc toujours présentes. C’est un système hybride qui semble se mettre en place fait de relations verticales au centre et du développement de relations horizontales entre les acteurs. Si le renforcement des collectivités locales ne peut être nié, l’émergence d’un « gouvernement » local 821 au vrai sens du terme ne nous apparaît pas ici se profiler. Les villes, les régions et les départements restent en effet en situation d’interdépendance forte avec les autres niveaux institutionnels et ne peuvent que difficilement mener des politiques propres sans mobiliser les ressources des autres partenaires.
L’Etat ne domine donc plus autant la gestion publique territoriale. Nous ne pouvons que constater son affaiblissement 822 . Pourtant, si l’Etat ne dispose plus d’un monopole d’intervention, il ne semble pas non plus que nous assistions à son évidemment 823 . Loin d’être creux 824 , l’Etat reste l’acteur dominant de ces politiques. Ce sont plutôt les voies par lesquelles transite son influence qui se recomposent. Si l’Etat ne finance plus comme dans les années 1960, l’intégralité des opérations immobilières, ce sont toujours des acteurs étatiques qui fixent et définissent les objectifs de la politique. La capacité des acteurs étatiques à mobiliser les finances locales pour soutenir les projets permet ici un maintien de l’influence de l’Etat sur l’action publique. A ce titre, les contrats de plan semblent être une procédure qui loin de consacrer l’égalité entre les co-contractants permet, au contraire, à l’Etat de mobiliser des financements sur ses objectifs propres 825 . C’est donc ici une recomposition des voies de l’influence étatique plus qu’un effacement de son rôle dans la conduite de ces politiques qui est observée 826 . Le retrait de l’Etat dans le domaine de l’enseignement supérieur est de plus à relativiser. Si les programmes immobiliers sont aujourd’hui co-financés, le fonctionnement des établissements est toujours assuré par le ministère de l’Education nationale. Si les changements sont notables, ils ne doivent donc pas être surestimés. Les années 1960 qui nous ont servi de point de référence comparatiste correspondent de plus à un moment de domination marquée de l’Etat sur les collectivités locales. C’est peut-être plus cette période des débuts de la Vème République qui constitue une parenthèse historique qui se referme avec la décentralisation. A ce titre, la comparaison de la période contemporaine avec des moments historiques pendant lesquels les collectivités territoriales disposent de plus de marges de manœuvre nous paraît être une voie fructueuse dans la mise en perspective du recul actuel de l’Etat. Si les lentilles conceptuelles utilisées peuvent avoir des effets sur les pratiques observées, le point de comparaison historique choisi en a tout autant sur la portée des changements constatés. Les politiques d’implantation universitaire, par la mobilisation locale qu’elles ont suscitées à la fin du XIXe siècle, dans un autre contexte institutionnel et politique, pourraient même fournir à cette mise en perspective historique un terrain d’analyse fécond.
Le choix d’un domaine traditionnel d’intervention de l’Etat n’est pas étranger aux conclusions qui sont tirées des cas d’étude. Des investigations dans des domaines « nouveaux » d’intervention de l’Etat amènent les analystes à mettre légitimement beaucoup plus l’accent sur la co-construction des objectifs des politiques. L’analyse des politiques d’implantation universitaire, parce que les modalités de traitement du problème sont possibles à définir sectoriellement contrairement à d’autres politiques, tempère les tendances identifiées à la (re)territorialisation de l’action publique. Ces tendances ne marquent pas l’ensemble des politiques qui sont conduites actuellement. Dès lors que ce sont des objets canoniques de l’analyse des politiques publiques qui sont choisis comme terrain d’investigation, le changement semble en effet relativisé par les chercheurs 827 . Les « effets d’objets » sont donc particulièrement redoutables dans la mesure du changement qui affecte l’action publique. Ce n’est qu’en comparant des politiques identiques et en proposant aux terrains investigués les mêmes outils théoriques que les chercheurs peuvent mesurer les évolutions qui affectent l’action publique contemporaine.
L’hétérogénéité des conclusions tirées des études empiriques atteste tout autant de la complexité des changements qui s’opèrent que de la spécificité de chaque domaine d’action publique étudié voire de chaque contexte local 828 . Le constat parfois opéré d’une grande variété et des incertitudes dans les changements à l’œuvre 829 nous semble ici coïncider avec les enseignements tirés de l’étude de nos terrains empiriques. Plurielle, l’action publique semble évoluer différemment selon les domaines et les scènes investigués. Cette variabilité des équilibres qui règlent les relations entre l’Etat et les collectivités territoriales commande aux chercheurs de multiplier les investigations dans des domaines pluriels et de pratiquer le décentrement historique du regard. C’est à cette condition que la réflexion sur la portée des changements qui affectent l’action publique contemporaine nous semble pouvoir avancer.
La priorité donnée au terrain a guidé également notre rapport aux concepts théoriques. C’est toujours en partant de nos sources que nous avons mobilisé les concepts utilisés en les considérant comme des outils qui permettent l’interrogation du terrain d’étude. Les notions utilisées sont ici considérées comme des outils disponibles dans l’atelier de l’apprenti chercheur en sciences sociales quitte à relativiser ex post l’influence de certaines dimensions investiguées et conclure à leur importance relative.
Ce rapport inductif aux terrains d’enquête nous a conduit à mettre l’accent sur les acteurs qui participent effectivement aux réseaux d’action publique étudiés. La reconstruction des frontières du réseau s’est opérée à partir de l’identification de contacts récurrents. La pertinence des frontières identifiées a donc pour principale limite les sources utilisées dans notre étude. La construction de notre objet a conduit, de plus, à mettre l’accent sur les acteurs qui se situent aux intersections des institutions qui sont impliquées dans les politiques publiques étudiées. Les assemblées délibératives, notamment, n’apparaissent que quand nous avons pu repérer leur influence directe sur les positions adoptées et les stratégies poursuivies par les membres des réseaux. Les effets de l’action conjointe sur le gouvernement des institutions impliquées demanderaient ici des investigations ultérieures.
La démarche problématique promue nous a conduit à mettre l’accent sur une pluralité de variables et à tenter de les appréhender dans leurs influences croisées. L’influence des cadres cognitifs et normatifs a été plusieurs fois notée. S’ils nous paraissent jouer un rôle déterminant d’orientation de l’action dans les années 1960, leurs effets directs sur l’orientation de l’action dans la période contemporaine sont beaucoup plus incertains. L’institutionnalisation des cadres cognitifs mis en avant par les élus locaux fait ici défaut. La diffusion des représentations pose également question. Les contraintes de légitimation qui pèsent sur les élus locaux expliquent aussi la mise en avant de ces objectifs précis. La possibilité de la diffusion d’un cadre cognitif et normatif homogène dans un domaine qui n’est pas dominé par un corps et qui associe une pluralité d’acteurs reste un vrai problème. Pour heuristiques qu’ils soient, les outils qui permettent d’appréhender le rôle des « idées » nous semblent devoir être testés au plus près du terrain. Nous avons cependant cherché à toujours prendre au sérieux l’activité sociale de légitimation des politiques conduites et à l’inclure dans l’analyse. Même privé d’effets réels sur les programmes conduits, les cadres cognitifs et normatifs participent à la légitimation de l’action des élus locaux et sont générateurs de contraintes pour les pairs. Ils participent ainsi à l’intégration des stratégies des acteurs. Leurs effets sont donc loin d’être nuls sur l’éventail des stratégies qui s’ouvre aux acteurs locaux. Cet usage, quelque peu hétérodoxe, de la dimension cognitive des politiques publiques permet donc de prendre en compte le caractère politique de l’action des élus. Ce faisant, nous avons tenté d’inclure dans l’analyse une réflexion sur la construction de la légitimité et de l’autorité 830 .
L’interrogation sur le rôle des cadres cognitifs et normatifs tranche avec les usages plus courants qui s’attachent en général à la compréhension et à l’explication du changement dans l’action publique. Dans ces perspectives, il s’agit de montrer le rôle des référentiels 831 , des paradigmes 832 ou des « advocacy coalition framework » 833 dans l’explication du changement. Si ces réflexions souvent ambitieuses sur un plan théorique éclairent utilement la question importante en sciences sociales du changement, la réflexion sur les cadres cognitifs et normatifs nous semble devoir être étendue à des questions qui touchent au fonctionnement d’un réseau d’acteurs. L’action conjointe, par la pluralité des acteurs qu’elle associe, rend en effet déterminante l’élaboration d’un consensus sur la nécessité de l’intervention. Si la réflexion sur les causes du changement doit être poursuivie parce qu’elle est un enjeu scientifique important, celle sur le rôle des cadres cognitifs et normatifs dans la coopération entre les acteurs doit être parallèlement conduite.
L’influence du droit a enfin été, à de nombreuses reprises, notée. Il nous semble clair que les institutions affectent la répartition du pouvoir entre les acteurs mais aussi leur capacité à passer des accords et à élaborer des compromis. Dans cette perspective, le dépassement des blocs de compétence par les collectivités territoriales ne nous apparaît pas sceller l’absence d’influence du droit dans les échanges qui s’opèrent entre les acteurs. Nous avons tenté de saisir l’influence du droit non pas a priori mais dans les usages stratégiques qu’en font les acteurs. Ce faisant, nous avons cherché à penser un effet des institutions sur le comportement des acteurs qui ne soit ni mécanique ni déterminant. A ce titre, l’articulation entre cadre institutionnel et définition des stratégies possibles doit être appréhendée non pas comme un postulat mais bien comme une question de recherche. Cette posture réclame cependant une option microscopique qui, seule, permet au chercheur de reconstruire l’effet des institutions sur les stratégies possibles. Si le pouvoir d’orientation des règles de droit a été bien investigué dans le domaine de l’environnement 834 , la décentralisation nous paraît proposer un terrain d’investigation particulièrement riche pour le développement de telles perspectives problématiques. Le flou et la multiplicité des textes qui règlent les rapports entre l’Etat et les collectivités territoriales, permettent ici des usages multiples de la répartition des compétences entre Etat et collectivités territoriales.
L’interrogation du rôle des cadres cognitifs et normatifs dans le fonctionnement des réseaux d’action publique et la mobilisation du droit issu de la décentralisation nous semblent au final deux perspectives heuristiques dans l’analyse de l’action publique post-décentralisation. Elle suppose l’adoption d’une perspective microscopique qui, si elle est moins ambitieuse théoriquement, participe aussi d’ « un refroidissement théorique et d’un retour au terrain » 835 salutaire.
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Sur l’émergence de régulations directes entre élus locaux voir Daniel Filâtre, « La localisation des politiques publiques et les nouvelles formes de coopération entre les acteurs publics locaux. L’exemple des créations d’antennes universitaires » dans CERAT, Gouvernement local et politiques urbaines, op. cit., pp. 75-89 ; Daniel Filâtre, Autonomie locale et décentralisation…, op. cit.
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