Entretien avec Jean GARAGNON- Directeur de cabinet de Michel NOIR de 1989 à 1990 et assesseur du doyen de la faculté de droit de 1965 à 1968 - 23 janvier 2003

L’entretien se déroule au domicile de l’interviewé. Il dure 20 minutes.

Est ce que vous pouvez vous présenter ?

Je vous ai précédé de très loin à l’Institut d’Etudes Politiques. En droit également. Quand j’ai quitté l’IEP, j’ai fait un doctorat en droit, j’ai passé ensuite mon agrégation en droit. J’ai été professeur de droit administratif. J’ai ensuite passé 10 ans en Afrique, au Maroc où j’ai beaucoup étudié le droit administratif, j’ai d’ailleurs écrit quelques ouvrages sur le droit administratif du Maroc. Je suis ensuite rentré à Lyon de 1962 à 1968, c’était l’époque de Lacroix Laval. J’étais à l’époque assesseur du doyen de la Faculté de droit de Lyon et j’ai été chargé d’ailleurs à cette époque du transfert de la Faculté de droit à Lacroix Laval. On était tout de même allé jusqu’à un avant projet assez sérieux pour l’implantation de la Faculté de droit. Je suis ensuite allé en Côte d’Ivoire. J’ai été Recteur de l’université d’Abidjan. Je suis rentré en 1974, j’ai été Recteur à Caen et ensuite je suis revenu à Lyon, mon port d’attache. J’y ai repris l’enseignement du droit administratif en 1981. Tout en assurant ces tâches d’enseignement, j’ai été conseiller du président du Conseil régional pour les questions d’éducation au moment des lois de décentralisation de 1983 avec le transfert de compétences aux régions. En 1989, à la suite de sa victoire aux élections municipales, Michel NOIR m’a demandé de prendre en charge la communauté urbaine de Lyon. Alors que pour mes fonctions au conseil régional, je ne m’étais pas mis en disponibilité, là je l’ai fait. Et pendant un an, j’ai été directeur de cabinet du président à la communauté urbaine. Le président entendait mener une autre politique, changer de dirigeant. J’ai donc trouvé un autre secrétaire général et puis on a lancé un certain nombre de politiques assez ambitieuses. J’y suis resté un peu plus d’un an puisque j’y suis resté de mars 1989 à juillet 1990. J’ai pris une année de disponibilité. Pour des raisons très diverses et qui n’ont rien à voir avec le sujet, je n’ai pas souhaité prolonger cette année de disponibilité qui était destinée à lancer un certain nombre de choses. C’est au cours de cette période que la question de la Manufacture des Tabacs a été lancée. Mais elle ne s’est pas posée qu’à ce moment là. Je vous disais que j’avais été conseiller au conseil régional pour les questions d’enseignement et notamment toute la politique des lycées. C’est là qu’on a appris que la Manufacture des Tabacs allait être en vente un jour ou l’autre. Et j’avais été la visiter en ayant l’idée d’y faire un lycée mécanique. IL y a en fait un lycée qui est juste en face, boulevard des Tchécoslovaques, qui est essentiellement consacré à la métallurgie. Plutôt que de rénover ce lycée qui est très exigu, j’avais pensé qu’il vaudrait mieux le déménager. Et il y avait la Manufacture des Tabacs toute proche. On aurait pu faire ici un très beau lycée technique, on aurait pu y loger le lycée COLBERT qui avait besoin de grands travaux. On aurait pu y mettre un IUT mais là, il fallait voir avec les universités. La première idée était technique étant donné que c’était un ensemble industriel, on trouvait l’idée séduisante. La première piste, c’était celle là. Et puis, le local n’était pas encore disponible. Je suis arrivé à la communauté urbaine avec l’idée que la Manufacture des Tabacs était quelque chose qu’il ne fallait pas lâcher. IL est apparu quand même que c’était un ensemble énorme, sans doute trop important pour un lycée et qu’il fallait y faire une opération complexe, sans doute un lycée mais aussi un IUT. Et puis, les gens des industries métallurgiques devaient rester sur leur site. Enfin, bref, ayant changé de collectivité, j’en ai tout de suite parlé à Michel NOIR en lui disant qu’il y avait peut être une opération à faire car les besoins universitaires étaient bien connus et on se trouvait en face du choix classique : s’agrandir en ville ou aller dans une commune avoisinante. Il est clair que la communauté urbaine n’avait aucune compétence en matière d’enseignement supérieur. Elle avait d’ailleurs perdu sa compétence en matière de lycées puisque les lycées à Lyon étaient, comme partout, municipaux, ils sont ensuite devenus communautaires, et ils sont repassés à la région ce qui n’a pas simplifié beaucoup de choses. La communauté avait et a toujours une mission d’aménagement global du territoire communautaire. NOIR, en tant que président de la communauté et de maire de Lyon, avait tout de même un mot important à dire à propos de ce choix important entre commune périphérique et ville centre. Son idée était quand même qu’il fallait éviter l’hémorragie complète des étudiants du centre-ville. Tout de suite, cette idée de prendre la Manufacture des Tabacs pour s’arranger ensuite pour qu’un potentiel universitaire fort reste en ville l’a séduit. Il fallait donc tenter cette affaire et mettre la main sur la Manufacture des Tabacs. La SEITA était tout à fait décidée à partir. Il y avait déjà assez longtemps qu’on ne produisait pas sur le site parce que pendant très longtemps, on a produit des cigarettes. Ils étaient décidés à partir et ils voulaient vendre au plus offrant, avec une certaine sensibilité tout de même à l’idée qu’on puisse faire une université dans leurs anciens locaux. Il y a eu une petite concurrence avec le Ministère de l’Intérieur qui lui voulait les bâtiments pour y faire une école de Police. Mais pour lui c’était aussi un peu grand. Et on se retrouvait à peu près dans la même situation que pour le lycée, il ne leur en fallait qu’un morceau. NOIR a dit très vite : « on prend tout ». J’avais visité la manu au titre du conseil régional. J’y suis retourné avec le Recteur NIVEAU qui a été tout de suite séduit et qui a dit : « il faut tout de suite marcher dans cette affaire. Après, entre les universités, il faut voir comment l’affaire peut se régler mais de toute façon c’est très intéressant. » La structure était en effet intéressante. La communauté urbaine, qui était la seule collectivité qui avait la capacité de mettre un paquet d’argent sur la table sans difficulté, a décidé d’acheter à la SEITA. Je suis allé à Paris avec J.M. DUBERNARD qui était l’adjoint chargé de l’enseignement supérieur à la Ville et conseiller communautaire. Nous avons eu une discussion assez facile avec la SEITA et la communauté urbaine a décidé d’acheter. Cela n’a pas suscité de difficultés au conseil de communauté, qui a suivi sans peine, qui a dégagé les sommes nécessaires. Et cela n’a pas suscité de critiques du contrôle de légalité bien que cette opération soit manifestement hors compétence. Mais si vous avez travaillé sur le contrôle de légalité, c’est une farce. Tout au moins quand personne ne conteste c’est une farce. La communauté s’est trouvée propriétaire des bâtiments et puis ont commencé des tractations entre les universités. Le recteur a réuni les présidents. Le recteur a dit : « voilà, on a la possibilité d’avoir ce bâtiment, il ne faut pas en faire une opération tiroir. Cela pourrait être l’occasion de redistribuer les locaux entre les universités. » Alors là, ce sont des opérations qui se sont faites entre le Recteur NIVEAU et les présidents d’université. On ne voulait pas interférer. Mais l’essentiel était qu’il y ait un grand pôle là avec des étudiants qui restent en ville. Donc, les présidents et le Recteur ont eu un certain nombre de réunions aux termes desquelles il a été décidé que Lyon III occuperait la Manufacture des Tabacs en rendant à Lyon I les bâtiments occupés à La Doua et en donnant à Lyon II une partie des bâtiments du quai. Lyon III souhaitait conserver une implantation sur les quais. Cela s’est fait sans trop de difficultés. IL a fallu ensuite organiser les travaux. L’Etat comme toujours étant impécunieux, cela a été coupé en tranches. La première tranche a eu comme maître d’ouvrage la communauté urbaine, la seconde tranche le département du Rhône avec des financements de l’Etat. L’Etat n’était pas maître d’ouvrage dans cette opération. Voilà l’histoire comme je l’ai vécue.

Vous venez de parler du Conseil Général. Cela a été facile de vous entendre avec le conseil général ?

Je pense objectivement que c’est une opération extrêmement intéressante. Tout le monde était sensibilisé à cette affaire. Oui, cela a été assez facile. La situation du Rhône est quand même tout à fait particulière. La majorité de la population du Rhône habite dans la communauté urbaine. Il y a une ville extrêmement importante. La communauté urbaine représente environ les 2/3 des habitants. Le conseil général, c’est quand même le tiroir caisse de la communauté urbaine qui, en même temps, est la première source d’approvisionnement en impôts du conseil général. Le conseil général ne peut pas ignorer ces opérations. Y compris mais cela c’est une très fâcheuse habitude de l’agglomération, dans des opérations où le conseil général n’a aucune compétence. L’exemple le plus aberrant, c’est le SYTRAL même si c’est un peu moins vrai aujourd’hui. Il y a un texte de loi qui donne compétence à la communauté urbaine en matière de transport en commun mais il n’empêche que dans ce syndicat mixte, le département a longtemps été partie prenante à hauteur de 50 % alors que la loi donne compétence à la communauté urbaine. La communauté urbaine est toute contente de voir le département financer pour 50 %. Il y a des raisons historiques et notamment le fait que 2 électeurs sur 3 sont dans la communauté urbaine. Le département entre systématiquement dans le financement des transports en commun dans le périphérique est, dans l’opération de la Manufacture des Tabacs. Ils veulent être présents. Mais je reste persuadé qu’il serait beaucoup plus intéressant que chacun se mêle de ses affaires notamment pour la compréhension des citoyens. C’est un réflexe vraiment profondément ancré à Lyon. La ville de Lyon veut que la communauté finance son opéra. Quand la Coupe du Monde est arrivée, il a fallu agrandir Gerland. Et la ville a demandé aussitôt ce qu’allaient mettre le département, la communauté urbaine, la région et chacun amène sa carte de visite pour des choses. Alors non sans raison, ces équipements n’intéressent pas que les habitants de la ville de Lyon. Les spectateurs de Gerland viennent de la ville mais aussi de la région. Alors tout le monde se mêle de tout pour avoir son mot à dire, son logo. La réponse est oui. C’est sans aucune difficulté que le conseil général a pris sa part dans cette affaire. Et puis n’oubliez pas que Michel MERCIER et Pierre JAMET sont des enseignants de Lyon III. Donc, tout de même, il est normal qu’il y ait un petit esprit de…voilà.

Le ministère de l’Education nationale a tout de suite été favorable ?

Il est clair qu’il y avait beaucoup de besoin à Lyon. Depuis 1970, époque à laquelle on avait construit dans des conditions extrêmement médiocres le campus de Bron, rien n’avait été fait. Et le ministère de l’Education nationale, quelque soit les alternances, est un exemple désastreux d’imprévision, puisque les enfants nés à l’année x, 20 ans après sont à l’université. Tout à coup, on sort des plans d’urgence en disant : « on va avoir à faire face à un afflux dans 3 ans alors même que c’est prévisible depuis 20 ans ». D’autre part, quand on veut amener 80% d’une classe d’âge au baccalauréat, on sait bien qu’après ils iront à l’université. Même si on feint de croire qu’en créant le baccalauréat professionnel, on fait du baccalauréat un diplôme terminal. L’augmentation du nombre de bacheliers entraîne mécaniquement un afflux vers l’université inévitablement puisque les autres filières sont sélectives. Par voie de connaissance, on sait très bien qu’on va avoir des masses de gens qui vont arriver à l’université. Or, depuis 1970, on avait rien construit à Lyon. Le ministère savait très bien que le besoin existait et ce n’est pas en bricolant un amphi supplémentaire à Parilly ou en installant l’IEP à l’Ecole de Santé alors qu’il n’avait pas de locaux depuis sa création, qu’on allait faire face. Ce sont de petites opérations. La Manufacture des Tabacs c’était autre chose. Comme la mode des campus à l’extérieur était extrêmement critiquée, les sociologues, les psychologues de tout bord pensaient qu’il fallait y mettre fin non pas en les supprimant mais en rééquilibrant un peu. Personne ne pouvait raisonnablement critiquer cette opération Manufacture des Tabacs. Je crois que c’était le pur bon sens. D’ailleurs la suite a donné raison. En plus, la ligne de métro ouvrait à ce moment-là. Donc, on avait un bâtiment là, au bord du métro. Je ne dirais pas que c’est passé comme une lettre à la poste mais je dirais qu’il y avait suffisamment d’atouts pour que cela ne provoque pas d’opposition forte. Le ministère de l’Education nationale avait en plus la chance de trouver des collectivités qui étaient prêtes à payer. Il n’avait pas beaucoup à payer, sauf par la suite en fonctionnement. Le ministère, à juste titre, et là c’est le Recteur qui vous parle, est très vigilant sur les opérations qui sont financées par les collectivités locales qui trouvent très facilement les moyens de faire des bâtiments et ensuite de faire un cadeau empoisonné au ministère qui doit ensuite assurer le fonctionnement. Tous les Recteurs ont été amenés à freiner des enthousiasmes locaux. Position que les collectivités ne comprennent pas. Elles vous disent : «  comment on offre sur un plateau d’argent des bâtiments neufs, pour faire un Institut de la viande et comment le ministère peut il refuser ? ». C’est très simple, le lendemain ce sont des frais de fonctionnement, des postes d’enseignants de personnels administratifs et techniques. En plus, on ne maîtrise pas une carte universitaire cohérente comme cela. Donc il arrive assez souvent qu’on refuse. Les collectivités locales ont cependant été souvent à l’origine d’implantations très intéressantes, parfois même d’université entière. Mais là, les besoins étaient flagrants, la structure intéressante. Cela ne veut pas dire que le chantier n’a pas été arrêté deux ou trois fois parce que les financements n’arrivaient pas. Cela ne veut pas dire qu’on n’a pas, comme souvent, sous estimé le coût des travaux. On a agrandi le projet, on a rajouté des amphis. On ne fait pas toujours au plus économique. Mais encore une fois c’est une opération qui a marché sans grande difficulté. Compte tenu de l’époque où la moindre chose est très complexe, cela s’est fait dans des délais raisonnables, par tranches successives. Je ne voudrais pas dire que je suis très fier d’avoir lancé cette opération parce que je suis intimement persuadé qu’il n’y avait aucun mérite là dedans parce que c’était une bonne opération. Moyennant quoi, si on s’était réveillé trop tard, cela aurait pu être n’importe qui d’autre quand on voit tout ce qui s’est construit à côté. Il y avait des usines très proches et les promoteurs se sont jetés dessus sans problème. Si on n’avait pas réagi les bâtiments auraient eu le même sort.