Le terrain n'a guère été balisé par les historiens, pour de multiples raisons qui tiennent sans doute pour une part à la disparition d'une grande partie des archives du XIXe siècle2 et à l'absence durable de lieu de production, mais plus profondément encore à de puissants enjeux identitaires3. Les études basques en effet ont pour caractéristique générale de mettre l'accent sur l'altérité du peuple basque, de sa langue pré-indoeuropéenne à son groupe sanguin, et sur la pérennité de ses traditions. La philologie, qui fut dès le XVIIe siècle la première à se pencher sur le mystère des origines, en fut longtemps la discipline reine. Aujourd'hui encore, c'est à un linguiste que la collection Que sais-je ?a confié la tâche de rédiger son ouvrage consacré aux Basques4, et c'est le Centre d'études linguistiques et littéraires basques qui a pris à l'occasion du Bicentenaire l'initiative d'organiser le colloque 1789 et les Basques, où la présence de l'histoire et des historiens fut des plus discrètes5.
Les nouvelles disciplines qui se sont développées depuis la fin du XIXe siècle partagent une même fascination pour la singularité d'un peuple basque dont elles cherchent à enraciner l'identité dans un passé immémorial. L'anthropologie physique n'a pas renoncé à définir par ses caractères morphologiques et biologiques une "race basque nettement différenciée des autres races humaines"6. L'archéologie, à la recherche des premières traces d'occupation humaine, se penche sur les vestiges mégalithiques pour tenter d'établir la continuité d'une civilisation matérielle et l'ancienneté de la culture basque. L'ethnographie et les sciences juridiques se proposent de décrypter, dans les arts populaires et les institutions coutumières, les manifestations d'un être collectif, toujours identique à lui-même : de La tradition au Pays basque en 1899 à Etre basque en 19837, il est peu d'ouvrages sur la région qui ne consacrent l'essentiel de leurs pages à la musique, à la danse, aux jeux populaires ou aux coutumes successorales.
"Le" Basque serait autre, immuablement, ce qui disqualifie d'avance toute prétention à écrire l'histoire. La société basque serait une société égalitaire et démocratique, proche d'un communisme primitif, dont les structures familiales et communautaires se reproduiraient à l'identique depuis la nuit des temps8. Ce postulat d'une société sans histoire ne laisse guère de place qu'au scénario-catastrophe élaboré à la fin du XIXe siècle au sein d'une Eglise antirépublicaine, animée d'un esprit de croisade et peu soucieuse de critique historique9. C'est la théorie du cataclysme révolutionnaire, qui trouve aujourd'hui sa postérité dans la nostalgie d'un âge d'or pré-révolutionnaire entretenue par un vivace courant nationaliste10. L'abolition des privilèges met fin aux libertés locales, l'égalitarisme du Code civil menace les familles, la société coutumière ne se maintient que grâce à une émigration chronique qui la vide de ses forces vives11 : le XIXe siècle ne serait qu'un long siècle de stagnation, voire de régression. C'est aussi la thèse défendue par l'historien Jean-François Soulet, qui a lu dans les archives judiciaires du premier XIXe siècle la résistance multiforme de populations pyrénéennes victimes d'une agression coloniale. Structure stable bousculée par le séisme révolutionnaire, la société pyrénéenne du XIXe siècle lui apparaît comme une société en dissidence, qui refuse de s'intégrer dans la société englobante12.
Les communautés agro-pastorales des Pyrénées en effet ont toutes les apparences d'un système clos et stable, dont la pérennité est assurée par deux institutions coutumières étroitement imbriquées : la communauté et la maison13. C'est une "société de maisons hiérarchisées"14, dominée par l'oligarchie des "grandes maisons" ou "bonnes maisons", qui sont aussi les "vieilles maisons". La "maison", unité de base de cette société, est d'abord un patrimoine indivisible et inaliénable, auquel sont attachés des droits sur les communaux. C'est aussi une unité domestique fondée sur les liens de parenté, une maisonnée. C'est enfin une unité de travail, une exploitation. La communauté agraire, qui fédère les maisons, gère les vastes biens collectifs : près d'1/3 des terres dans le département des Basses-Pyrénées au milieu du XIXe siècle. Les solidarités collectives sont certes mises à mal dès le XVIIIe siècle par la montée des conflits intra-communautaires qui accompagnent la croissance démographique et opposent aux "vieilles maisons" les pauvres et les cadets déshérités15. Mais l'institution de la "maison", protégée par des modalités coutumières de transmission des biens à un héritier et successeur unique, se perpétue jusqu'au XXe siècle16. Abordée sous l'angle du droit coutumier, des stratégies matrimoniales ou des structures de parenté, avec son corollaire de la "famille-souche" rassemblant sous le même toit plusieurs générations, elle se signale par une remarquable capacité de reproduction qui confine à l'immobilisme.
Foncièrement conservatrice dans son principe, la maison pyrénéenne toutefois est soumise à de fortes tensions. La grandeur et la décadence de la maison Mélouga, un temps érigée par Le Play en modèle de stabilité sociale, en témoignent : des maisons se font et se défont17. La notion de "système à maison" atteint ici les limites d'un modèle idéal, plus apte à rendre compte de la permanence des structures que des processus de changement. Construit autour de la propriété et des propriétaires, il tend par ailleurs à occulter la forte présence du métayage en Pays basque : le paysan est loin d'être toujours propriétaire des terres qu'il exploite, et dans bien des communes les "maîtres de maison" sont en fait minoritaires18. L'immobilisme de la maison enfin est loin d'être avéré dès lors qu'on la considère sous l'angle de l'exploitation et de l'économie rurale : après une révolution du maïs qui a fait disparaître la jachère dès le XVIIIe siècle, se mettent en place autour de 1850 les nouveaux "modes de vie" que le géographe Théodore Lefebvre a pu observer dans les années 192019.
Les archives de la préfecture de Pau ont brûlé en 1908. Celles de la sous-préfecture de Bayonne ont également été victimes de deux incendies. Il ne reste donc quasiment rien des archives administratives dont les historiens font habituellement leur miel.
Une réflexion critique sur les productions relatives au Pays basque a été entreprise par l'historien Jean Goyhenetche, dont la thèse interroge la faiblesse de l'historiographie basque jusqu'à la fin du XIXe siècle. L'anthropologue Pierre Bidart s'est attaché pour sa part à recenser les différentes figures de la singularité basque. Jean GOYHENETCHE, Analyse critique de l'historiographie basque du XVIe au XIXe siècle, Thèse d'histoire, Université de Pau et des Pays de l'Adour, éditée sous le titre : Les Basques et leur histoire. Mythes et réalités, Donostia-Bayonne, Elkar, 1992, 353 p. Pierre BIDART, La singularité basque, Paris, PUF, 2001, 367 p.
Jacques ALLIERES, Les Basques, Paris, PUF, 1992 (4e édition), 128 p.
Le moderniste Jean Goyhenetche fut le seul historien français à y présenter une communication. 1789 et les Basques. Histoire, langue et littérature. Colloque de Bayonne, 30 juin-1 er juillet 1989, Bordeaux, PUB, 1991, 256 p.
Jesus ALTUNA, "La «race» basque", dans Jean HARITSCHELLAR dir, Etre basque, Toulouse, Privat, 1983, pp. 89-105.
La tradition au Pays basque. Ethnographie, folklore, art populaire, histoire, hagiographie, Paris, La bibliothèque de la Tradition nationale, 1899, 588 p. Jean HARITSCHELLAR dir, Etre basque, ouvrage cité, 492 p.
Rares sont les auteurs qui, à l'instar de l'anthropologue Julio Caro Baroja, s'attachent à repérer les changements et appellent de leurs vœux une histoire de la société rurale. Julio CARO BAROJA, Estudios vascos IV, De la vida rural vasca, San Sebastian, Editorial Txertoa, 1974, 367 p.
Jean GOYHENETCHE, Les Basques et leur histoire. Mythes et réalités, ouvrage cité, pp. 186-212.
"Notre but n'a été que de démontrer la profonde originalité des institutions juridiques du peuple basque qui ne ressemble à aucun autre et le modèle de société à laquelle elles servaient de fondement, égalitaire, stable et pacifique, où les intérêts de l'individu étaient harmonisés avec ceux du groupe social auquel il appartenait, tous obéissant à une idéologie commune", conclut Maïté Lafourcade d'une thèse de droit au demeurant très riche. Maïté LAFOURCADE, Les contrats de mariage du pays de Labourd sous le règne de Louis XVI. Etude juridique et sociologique, Thèse de droit, Université de Bordeaux I, publiée sous le titre : Mariages en Labourd sous l'Ancien Régime, Bilbao, Universidad del Pais Vasco, 1978, p. 529.
André ETCHELECOU, Transition démographique et système coutumier dans les Pyrénées occidentales, Paris, PUF-INED, 1991, 260 p. L'histoire de l'émigration comme soupape de sûreté da la "famille-souche" a été récemment reprise sous l'angle des parcours migratoires : Marie-Pierre ARRIZABALAGA, Famille, succession, émigration au Pays basque au XIXe siècle. Etude des pratiques successorales et des comportements migratoires au sein des familles basques, Thèse pour le doctorat d'histoire sous la direction de Maurizio Gribaudi, EHESS, 1998, 433 f°.
Jean-François SOULET, Les Pyrénées au XIXe siècle, Toulouse, Eché, 1987, t..I, Organisation sociale et mentalités, 478 p.; t..II, Une société en dissidence, 713 p.
Sur l'articulation entre la maison et la communauté, voir notamment : Louis ASSIER-ANDRIEU, Coutumes et rapports sociaux. Etude anthropologique des communautés paysannes du Capcir, Paris, Editions du CNRS, 1981, 215 p.
Georges AUGUSTINS, Comment se perpétuer ? Devenir des lignées et destins des patrimoines dans les paysanneries européennes, Nanterre, Société d'ethnologie, 1989, p. 197.
Henri LEFEBVRE, La vallée de Campan. Etude de sociologie rurale, Paris, PUF, 1963, 224 p. Christian DESPLAT, La guerre oubliée. Guerres paysannes dans les Pyrénées (XIIe-XIXe siècles), Biarritz, J&D Editions, 1993, 203 p.
Voir notamment : Anne ZINK, L'héritier de la maison. Géographie coutumière du Sud-Ouest de la France sous l'Ancien Régime, Paris, Editions de l'EHESS, 1993, 542 p. Maïté LAFOURCADE, Mariages en Labourd sous l'Ancien Régime, ouvrage cité. Louis ASSIER-ANDRIEU, Coutumes et rapports sociaux. Etude anthropologique des communautés paysannes du Capcir, ouvrage cité. Georges AUGUSTINS, "Un point de vue comparatif sur les Pyrénées", dans Les Baronnies des Pyrénées, Paris, Editions de l'EHESS, tome II, 1986, pp. 201-214. Pierre BOURDIEU, Le bal des célibataires. Crise de la société paysanne en Béarn, Paris, Editions du Seuil, 2002, 268 p.
Cette maison du Lavedan, décrite en 1856 par Le Play qui en fait le modèle de la famille-souche, se défait dix ans plus tard. Voir les textes réunis par Alain CHENU : Frédéric LE PLAY, Emile CHEYSSON, BAYARD, Fernand BUTEL, Les Mélouga. Une famille pyrénéenne au XIXe siècle, Paris, Nathan, 1994, 240 p.
Jean-François SOULET, Les Pyrénées au XIXe siècle, ouvrage cité, t I, pp. 108-111. Théodore LEFEBVRE, Les modes de vie dans les Pyrénées Atlantiques orientales, Paris, Armand Colin, 1933, pp. 576-582.
C'est aux géographes que nous devons l'essentiel de nos connaissances sur l'économie régionale. La thèse de géographie régionale de Théodore Lefebvre est la Bible en la matière : ses observations très précises sur le terrain dans les années 1920, complétées par un travail d'archives, sont d'un grand intérêt historique. Théodore LEFEBVRE, Les modes de vie dans les Pyrénées Atlantiques orientales, ouvrage cité, 777 p.