2. La pérennité de la petite exploitation rurale

L'histoire de la maison rencontre ici celle de la petite exploitation rurale. Ce qui est pérenne en effet, c'est une forme familiale de production dont la mort a successivement été "annoncée prévue et démentie"20, et qui semble atteindre son apogée entre les deux guerres, quand "se généralisent les changements commencés dans la seconde moitié du XIXe siècle"21. Déjouant tous les pronostics sur le triomphe du capitalisme dans l'agriculture, la petite exploitation résiste vigoureusement dans la France du XIXe siècle : "les exploitations inférieures à 10 hectares représentent 68 % de l'effectif global en 1852, 85 % en 1882 et encore 84 % en 1908"22. Les grandes exploitations de plus de 40 hectares en revanche, si elles couvrent près de la moitié du sol, y sont à peine plus de 2 % en 1882. Même dans une agriculture déjà largement intégrée dans l'économie de marché comme celle du Pas-de-Calais, la petite exploitation a gagné du terrain à la veille la Première Guerre mondiale23.

La portée sociale du phénomène n'a pas échappé aux contemporains qui, après l'avoir longtemps décriée, célèbrent au tournant du siècle la petite propriété paysanne, "agent de conservation sociale" face à "l'agitation collectiviste"24. Elle n'a pas échappé non plus aux historiens, qui ont souligné depuis Marc Bloch la "tenace vigueur" de la propriété paysanne25 et ont cherché dans la répartition sociale de la propriété une explication du vote paysan26. Plus que l'exploitation, c'est ainsi la propriété qui a d'abord retenu l'attention. La notion même d'exploitation n'émerge il est vrai que lentement et se confond durablement avec celle de propriété : c'est un concept que la statistique française a encore du mal à appliquer au début du XXe siècle27. Or le petit exploitant n'est ni nécessairement un propriétaire, ni seulement un électeur : il peut être fermier ou métayer, il est aussi producteur et consommateur.

Sous cet angle économique, la résistance de la petite exploitation est généralement tenue pour un archaïsme et un défi à la rationalité : "la routine, par force, y est maîtresse"28. Qu'elles soient d'inspiration libérale ou marxiste, les différentes problématiques du développement la donnaient en effet pour historiquement condamnée par la généralisation de la grande exploitation agricole, capitaliste ou collectivisée29. Ce sont pourtant les petits exploitants qui, dans le Vaucluse, s'orientent vers un maraîchage intensif ou, dans la Charente viticole ravagée par le phylloxera, se lancent dans les années 1890 dans l'aventure de la révolution laitière. Porteurs des spécialisations agricoles collectives de la seconde moitié du siècle, ils se révèlent en Franche-Comté capables de conjuguer l'excellence agricole et une complémentarité durable entre l'agriculture et l'industrie30.

Sans doute faut-il réévaluer la rentabilité et le dynamisme agricoles de la petite exploitation qui obtient souvent, grâce à des méthodes plus intensives, des résultats qualitativement supérieurs à ceux des grands domaines31. Sans doute aussi faut-il renoncer à considérer la petite exploitation comme une entreprise agricole. Unité domestique, elle n'obéit en effet que partiellement aux logiques de l'entreprise : sa finalité n'est pas le profit mais la satisfaction des besoins de la famille32. Rurale plus qu'agricole, elle combine par ailleurs de multiples sources de revenus : la pluriactivité, omniprésente dans les campagnes du XIXe siècle, est une caractéristique durable de l'économie des ménages ruraux33. Plus que par sa superficie, qui peut varier dans le temps et dans l'espace selon les systèmes de culture, c'est par cette double indifférenciation entre famille et entreprise d'une part, entre travail agricole et non agricole d'autre part, que se définit la petite exploitation rurale.

Par quelles voies, à l'heure du capitalisme triomphant du second XIXe siècle, cette petite exploitation parvient-elle non seulement à se perpétuer mais à s'insérer dans la croissance globale ? La spécificité de l'économie paysanne appelle à rechercher les ressorts de cette vitalité dans des dynamiques sociales autant qu'économiques : l'histoire de la petite exploitation est d'abord une histoire familiale, et sa résistance témoigne des capacités d'adaptation de toute une société rurale. Objet nouveau pour l'historien, l'exploitation se présente ainsi comme une des entrées possibles pour une relecture des sociétés rurales du XIXe siècle et de leurs mutations.

Notes
20.

Alice BARTHEZ, Famille, travail et agriculture, Paris, Economica, 1982, pp. 5-7.

21.

Michel GERVAIS, Marcel JOLLIVET, Yves TAVERNIER, La fin de la France paysanne de 1914 à nos jours, tome IV de Georges DUBY et Armand WALLON (dir) Histoire de la France rurale, Paris, Seuil, 1976, pp. 9-15 et 193-223.

22.

Gabriel DESERT, Apogée et crise de la civilisation paysanne de 1789 à 1914, tome III de Georges DUBY et Armand WALLON (dir) Histoire de la France rurale, Paris, Seuil, 1976, p. 464. Voir aussi le dossier cartographique établi par Jean-Luc MAYAUD, La petite exploitation rurale triomphante, France XIXe siècle, Paris, Belin, 1999, pp. 56-68.

23.

Ronald HUBSCHER, L'agriculture et la société rurale dans le Pas-de-Calais du milieu du XIXe siècle à 1914, Arras, Mémoires de la CDMH du Pas-de-Calais, 1979, tome II, pp. 738-749.

24.

Auguste SOUCHON, La propriété paysanne en France. Etude d'économie rurale, Paris, Larose, 1899, 257 p. Voir aussi : Michel AUGE-LARIBE, Grande ou petite propriété ? Histoire des doctrines en France sur la répartition du sol et la transformation industrielle de l'agriculture, Montpellier, 1902, 217 p. Joseph RUAU, La question agraire. L'avenir de la petite propriété rurale, Paris, Le Musée social, 1909, 68 p.

25.

Marc BLOCH, Les caractères originaux de l'histoire rurale française (1931), Paris, Armand Colin, 3e édition, 1988, 316 p.

26.

C'est notamment le propos explicite de la thèse de Philippe Vigier : Philippe VIGIER, Essai sur la répartition de la propriété foncière dans la région alpine. Son évolution des origines du cadastre à la fin du Second Empire, Paris, SEVPEN, 1963, 275 p. Voir le bilan historiographique établi par Jean-Luc Mayaud : Jean-Luc MAYAUD, La petite exploitation rurale triomphante. France XIXe siècle, ouvrage cité, pp. 15-17.

27.

Maurice ALFROY, La statistique agricole française, Paris, Ministère de l'agriculture, tome I, 1975, p. 321.

28.

Gabriel DESERT, Apogée et crise de la civilisation paysanne de 1789 à 1914, ouvrage cité, p. 464.

29.

Philippe LACOMBE, Les stratégies d'adaptation des exploitants agricoles à la croissance économique. Application au Languedoc-Roussillon contemporain, Thèse en sciences économiques, Université de Montpellier, 1972, 2 volumes, 515 f. Philippe LACOMBE, "La pluriactivité et l'évolution des exploitations agricoles", dans La pluriactivité dans les familles agricoles, Paris, ARF Editions, 1984, pp. 35-53.

30.

Jean-Luc MAYAUD, La petite exploitation rurale triomphante, ouvrage cité. Voir aussi le compte-rendu critique de cet ouvrage par Jacques REMY (Ethnologie française XXXI, 2001, 3, pp. 556-558).

31.

Ronald HUBSCHER, "Modèles d'exploitation et comptabilité agricole : l'exemple du Pas-de-Calais au début du XIXe siècle", Etudes rurales, n° 84, octobre-décembre 1981, pp. 31-48. Ronald HUBSCHER, "La petite exploitation en France : reproduction et compétitivité (fin XIXe siècle - début XXe siècle", Annales ESC, n°1, janvier-février 1985, pp. 3-32.

32.

Les rapports entre production, consommation et investissement dans l'exploitation paysanne ont fait l'objet, dans le cadre des communautés agraires russes de la fin du XIXe siècle, d'une étude approfondie de l'économiste Tchayanov. Sa théorie extrêmement féconde de l'économie paysanne a nourri de nombreux travaux, notamment ceux d'Henri Mendras. Alexandre TCHAYANOV, L'organisation de l'économie paysanne, Paris, Librairie de Regard, 1990, 344 p. 1ère édition : Die Lehre von der baüerlichen Wirtschaft. Versuch einer Theorie der Familienwirtschaft in Landbau, Berlin, 1923. Henri MENDRAS, Les sociétés paysannes. Eléments pour une théorie de la paysannerie, 2ème édition refondue, Gallimard, 1995, 368 p.

33.

ASSOCIATION DES RURALISTES FRANÇAIS, La pluriactivité dans les familles agricoles, ouvrage cité. Gilbert GARRIER et Ronald HUBSCHER (dir), Entre faucilles et marteaux. Pluriactivités et stratégies paysannes, Lyon-Paris, PUL-Editions de la MSH, 1988, 242 p.