Ni les exploitations, ni les pluriactifs ne sont l'objet d'un recensement au XIXe siècle. L'exploitation échappe aux sources habituelles de l'histoire sociale, d'ailleurs indigentes dans un département où la plupart des archives du XIXe siècle ont disparu dans des incendies. Les données quantitatives de la statistique agricole sont trop pauvres et peu fiables. Les discours des contemporains, qu'ils émanent d'administrateurs ou de notables, qu'ils fustigent l'archaïsme des techniques agricoles et l'émigration ou célèbrent plus tard les vertus de la famille-souche et de la petite propriété paysanne, sont trop souvent aveugles aux mouvements de la société.
Dans une perspective d'histoire sociale, l'exploitation est donc un objet à construire à un double titre, conceptuel et pratique. Aussi est-il nécessaire de faire appel aux méthodes de la micro-analyse pour identifier, délimiter les exploitations et reconstituer leur trajectoire en croisant les données de sources multiples : cadastre, listes nominatives de recensements, archives notariales, enregistrement et registres de l'Etat civil notamment. La relative abondance des sources, qui fait de la seconde moitié du XIXe siècle une période privilégiée pour la micro-analyse, permet de braquer les feux des projecteurs sur ce demi-siècle capital dans l'histoire de la petite exploitation. Mais les destins familiaux se jouent en général sur plusieurs générations : dans la mesure où les sources le permettaient, le champ d'investigation a donc été élargi en amont et en aval.
Le choix de la micro-analyse répond aussi à une conception souple et ouverte de l'exploitation. Comment par exemple définir a priori les seuils de la petite exploitation ? Non seulement ils dépendent du système de culture mais, même dans un espace restreint et relativement homogène, les enquêteurs se montrent hésitants voire incohérents : au seuil inférieur, ils prennent en compte de façon tout à fait aléatoire la micro-exploitation et, au seuil supérieur, ils déplacent la limite de dix hectares en 1866 à cinq hectares en 190934. Les marges, comme les mouvements contradictoires et les stratégies, ont tendance à échapper aux agrégats statistiques prédéfinis de la macro-analyse35. Ce choix enfin relève d'une approche du changement social comme combinaison des trajectoires individuelles d'acteurs, qui peut-être ne répondent pas seulement à des stimuli exogènes mais développent leurs propres stratégies.
La reconstitution de trajectoires à partir des sources de la micro-histoire n'exclut pas nécessairement un traitement statistique. Mais, à moins de pratiquer un appauvrissement volontaire des sources36, les indices sont généralement trop épars pour permettre la constitution de séries. S'impose alors le recours aux études de cas et au récit biographique, qui soulève de nouveaux problèmes méthodologiques. Les histoires mouvementées d'une part laissent plus de traces que les existences banales, et les riches sortent de l'ombre plus souvent que les pauvres : la sélection des exploitations court donc le risque d'être biaisée par une documentation forcément discriminante. Mais qu'est-ce d'autre part qu'un échantillon représentatif ? Les cas-limites sont parfois plus éclairants que les cas moyens, et l'un des apports de la micro-histoire est d'avoir montré que le "normal" se révèle souvent dans des circonstances exceptionnelles. Aussi le choix des études de cas s'est-il donné pour ambition d'explorer l'éventail des possibles, et de dégager des processus plutôt que des typologies. Une vérification statistique tiendra lieu, chaque fois que cela est possible, d'indispensable garde-fou.
L'usage de la biographie pose par ailleurs le double problème du statut de l'individuel et de la méthode d'exposition. Est-il légitime, d'une part, d'induire une histoire collective d'histoires toujours singulières ? La rhétorique du récit ne risque-t-elle pas, d'autre part, de tenir lieu de démonstration37 ? Chaque histoire d'exploitation, reconstruite à partir de fragments de vies, peut se prêter à une version doloriste comme à une version triomphaliste, alimentant la légende rose ou la légende noire du petit propriétaire paysan. Seule la combinaison de multiples études de cas peut permettre, non seulement de discerner les différentes facettes d'une réalité sociale complexe, mais de contrôler l'interprétation.
La nécessaire accumulation des études de cas imposait enfin un choix de construction. Deux solutions extrêmes ont été écartées : exposer d'entrée le corpus indigeste des méta-sources, dans une fausse naïveté, ou s'en tenir à l'inverse à une méthode illustrative qui brise l'unité de chaque trajectoire. La solution choisie est intermédiaire. Le classement des biographies par angles d'approche devrait permettre de restituer toute une vie dans sa continuité et sa cohérence, ou dans ses discontinuités et ses incohérences. Chaque histoire d'exploitation sera donc soumise à une lecture délibérément orientée par le fil rouge d'un questionnement.
Ministère de l'agriculture, du commerce et des travaux publics, Enquête agricole. 17ème circonscription, Paris, 1868, pp. 3 à 28 et 115 à 251. Ministère de l'agriculture, La petite propriété rurale en France. Enquêtes monographiques (1908-1909), Paris, Imprimerie nationale, 1909, 348 p.
Sur les impasses de la macro-analyse, qui ont fait l'objet d'une critique en règle de la part du courant micro-historique, voir notamment : Jacques REVEL dir., Jeux d'échelles. La micro-analyse à l'expérience, Paris, Gallimard / Le Seuil, 1996, 243 p.
Méthode choisie par Paul-André ROSENTAL, Les sentiers invisibles. Espace, famille et migrations dans la France du 19e siècle, Editions de l'EHESS, 1999, 255 p.
Les usages de la biographie ont fait l'objet de réflexions critiques, notamment de la part des sociologues. Voir : Pierre BOURDIEU, "L'illusion biographique", Annales de la Recherche en sciences sociales, n° 62-63, juin 1986, pp. 69-72. Giovanni LEVI, "Les usages de la biographie", Annales ESC, n°6, novembre-décembre 1989, pp. 1325-1336. Jean-Claude PASSERON, "Biographies, flux, itinéraires, trajectoires", Revue française de sociologie, janvier-mars 1990, pp. 3-22. Voir également Alain CORBIN, Le monde retrouvé de Louis-François Pinagot. Sur les traces d'un inconnu, 1798-1876, Paris, Flammarion, 1998, 341 p., et la discussion suscitée par cette entreprise (Jean-Luc MAYAUD, Jacques REMY et Corinne BOUJOT, "Recherches pinagotiques. A propos du Monde retrouvé de Louis-François Pinagot", Ruralia, n°3, 1998, pp. 159-190.