4.Ascain et Hélette : les hommes et les terres

La micro-analyse est un travail de bénédictin et ne peut se pratiquer que sur des effectifs restreints à un échantillon ou à l'espace limité d'une commune ou d'un petit canton. Il ne pouvait être question d'étudier les quelques 19 000 exploitations dénombrées en 1892 dans les deux arrondissements de Bayonne et de Mauléon, qui regroupaient au XIXe siècle les trois anciennes provinces basques du Labourd, de la Basse-Navarre et de la Soule. Le choix d'un petit nombre de communes en revanche permettait d'une part de constituer un échantillon maîtrisable de quelques centaines exploitations, d'autre part de saisir chacune de ces exploitations dans le contexte d'une société villageoise, avec ses réseaux de parenté et de sociabilité, ses hiérarchies de fortunes et de pouvoirs.

Espace maritime et frontalier, le Pays basque est en même temps un espace géographiquement morcelé, compartimenté en pays et vallées apparemment clos sur eux-mêmes. Si ses structures sociales comme ses orientations agricoles se caractérisent par une assez grande homogénéité, la cartographie de l'enquête de 189238 comme les travaux des géographes39 font apparaître de multiples nuances entre une moyenne montagne au sud-est, un avant-pays de collines au nord, et une région côtière à l'ouest. La zone de montagne a dû être écartée du champ de l'étude : ni les communes ni les Archives départementales n'y ont en effet conservé les listes nominatives de recensement du XIXe siècle, indispensables à la reconstitution des ménages. Le choix, limité par la contrainte des sources, s'est porté sur les deux communes d'Ascain, à la fois frontalière et proche de la côte, et de Hélette, dans les collines de l'intérieur40.

Leurs terroirs étagés sur les fortes pentes des montagnes de la Rhune, qui domine l'Atlantique de ses 900 mètres, et du Baygoura qui culmine également à près de 900 mètres, leur confèrent un caractère semi-montagnard auquel échappent peu de communes du Pays basque41 : seules les parties basses du terroir sont cultivées et habitées, tandis que sur les hauteurs bois et pâtures couvrent au XIXe siècle plus des 3/4 de la superficie communale 42 . Dans les vallons se dispersent les "vieilles maisons" entourées de leur domaine. C'est là aussi que l'on trouve les deux quartiers d'habitat groupé. Le quartier de la Place voit coexister les deux extrêmes de la société villageoise : rentiers, aubergistes et commerçants, particulièrement nombreux à Hélette qui accueille un marché, mais aussi ouvriers et journaliers qui s'y entassent dans des maisons de rapport. A proximité de la voie de communication, le quartier des artisans regroupe les tisserands et tanneurs de Hélette le long de la route de Bayonne à Saint-Jean-Pied-de-Port, et les marins d'Ascain près du port sur la ria de la Nivelle : hormis la rivière qui est navigable, seuls de mauvais chemins ruraux relient Ascain aux communes voisines jusqu'à la construction sous le Second Empire de la route de Saint-Jean-de-Luz, où vient d'arriver le chemin de fer. Sur les terrains plus pauvres et plus pentus des premières hauteurs, l'habitat et les cultures se dispersent sous forme d'enclos tardivement défrichés43, entourés de bois et de landes. L'étage supérieur enfin est inhabité : c'est le domaine des pâtures en libre parcours, où l'on ne trouve guère que quelques "bordes" ou "cayolars"44 destinés aux troupeaux.

Aux deux formes d'utilisation du sol correspondent schématiquement deux formes d'appropriation : propriété privée des terres cultivées, propriété collective des terrains de parcours45. C'est le cas à Ascain comme dans la plupart des communes, où la communauté villageoise ou de vallée gère encore au XIXe siècle d'importantes terres collectives, sur lesquelles sont accordées des concessions. Mais la commune, qui possédait en 1832 plus de 1 000 hectares en bois et en pâtures, soit plus des 2/3 de la superficie communale, en vend près de la moitié aux exploitants sous le Second Empire pour financer l'important effort de modernisation du réseau routier. Dès le début du siècle en revanche, Hélette ne possède quasiment plus de terrains collectifs : les communes de la vallée de l'Arberoue ont procédé en 1807 au partage de leurs propriétés46. Aussi la part de la propriété privée varie-t-elle selon les lieux et les temps, et l'étude de sa répartition est-elle biaisée par l'importance fort variable des communaux. Les deux communes ont pourtant pour caractéristique commune la coexistence d'une petite propriété, majoritaire en nombre, et d'une grande et moyenne propriété qui couvre à Hélette plus de 80 % du territoire communal. La présence d'une dizaine de grands domaines, auxquels sont rattachés tous les moulins de la commune et même l'église paroissiale, y témoigne de la domination ancienne de la propriété nobiliaire ou bourgeoise47.

Les deux communes semblent atteindre au milieu du siècle un maximum démographique : toutes deux comptent alors près de 1 300 habitants. Dans les deux cas aussi, le déclin est sévère dès les années 1850 : sous l'effet d'une forte émigration, elles perdent 10 % de leur population en cinq ans. Mais dès lors, leurs destins divergent 48 . Ascain, désormais ouverte vers les centres urbains de la côte, voit le maintien tout au long du siècle d'une population qui fluctue autour de 1200 habitants, suivi d'une rapide croissance démographique dans l'Entre-deux-guerres. Cette apparente stabilité cache d'ailleurs une très grande mobilité : des flux d'arrivée d'Espagnols, au moment des guerres carlistes en particulier, viennent compenser des flux de départ d'émigrants à destination de l'Amérique du Sud. Comme la plupart des communes rurales de l'intérieur au contraire, Hélette se dépeuple : elle perd en un demi-siècle 1/3 de sa population. Les vagues de départs massifs qui se succèdent à partir de 1836 engendrent en effet un recul de la nuptialité et de la natalité : entre 1855 et 1873, dix années cumulent un solde naturel et un solde migratoire également négatifs.

Malgré bien des traits communs à leur économie agricole, les destins des exploitations des deux communes s'inscrivent donc dans des contextes différents, marqués à Ascain par la vente des communaux et l'ouverture aux centres urbains de la côte, et à Hélette par la présence massive de la grande et moyenne propriété et un fort déclin démographique. Dans les deux cas pourtant se confirment l'écrasante domination et la pérennité de la petite exploitation, en faire-valoir direct ou en métayage. Une première approche se propose de cerner ce nouvel objet d'étude aux contours encore incertains, en l'abordant sous trois angles successifs : une approche statistique en prend d'abord la mesure, une coupe longitudinale suit quelques trajectoires divergentes, une coupe transversale enfin s'attache à dégager les logiques d'une économie familiale. Elles montrent que la stabilité numérique de la petite exploitation, qui peut nourrir l'illusion d'une société indifférenciée et immuable, masque d'une part une grande diversité, et résulte d'autre part de mouvements contradictoires d'ascension et de déclin. Ce sont ces dynamiques qui seront ensuite explorées, à partir d'études de cas qui permettront de délimiter le champ des possibles où s'inscrivent les stratégies foncières et productives des petits exploitants.

Notes
38.

Voir cartes 2 en annexe : agriculture et société rurale d'après l'enquête agricole de 1892.

39.

Théodore LEFEBVRE, Les modes de vie dans les Pyrénées Atlantiques orientales, ouvrage cité. Georges VIERS, Le Pays basque, Toulouse, Privat, 1975, 180 p.

40.

Voir carte 1 en annexe : Ascain et Hélette. Croquis de localisation.

41.

Voir la lecture de la topographie de la commune d'Urt, riveraine de l'Adour, proposée par Paul CHOMBART DE LAUWE, Photographies aériennes. Méthodes, procédés, interprétations. L'étude de l'homme sur la terre, Colin, 1951, pp. 59-89.

42.

Voir documents 3 à 7 en annexe : Ascain et Hélette, cartes topographiques et photographies aériennes. Utilisation des terres (tableau).

43.

Le XVIIIe siècle a été une grande époque de défrichements. Voir notamment : Manex GOYHENETCHE, Histoire générale du Pays Basque, tome III. Evolution économique et sociale du XVIe au XVIIIe siècle, Elkarlanean, Donostia, 2001, pp. 365-383.

44.

Voir en annexe : index des termes locaux.

45.

Voir tableau 8 en annexe : la part des biens communaux.

46.

Arch. com. Ascain et Hélette : registres des délibérations municipales et matrices cadastrales.

47.

Voir tableaux 9 et 10 en annexe : répartition de la propriété privée; propriétés de plus de dix hectares.

48.

Voir courbes et tableaux 11 à 13 en annexe : évolution démographique des deux communes.