"Notables" paysans : rentiers ou animateurs ruraux ?

Sa taille comme l'exceptionnelle continuité des générations confèrent à Haranederrea un statut avec lequel peu d'exploitations d'Ascain peuvent rivaliser. Au fil du siècle, ses propriétaires successifs ont ainsi acquis au sein de la société villageoise une position éminente consacrée par leur participation aux affaires communales, que seuls les décès prématurés viennent brièvement interrompre. Si la maison dispose d'un siège quasi permanent au conseil municipal, transmis de père en fils ou en gendre, sa position au sein de la société villageoise se modifie pourtant d'une génération à l'autre.

Jusqu'en 1850 environ, la maison est pleinement insérée dans le village. Le poste de conseiller municipal, occupé par Pierre Sougarret jusqu'à son décès en 1815, revient à son fils encore célibataire à la faveur des élections de 1831, après une longue interruption pendant la régence de la mère. Elle entretient par ailleurs des liens familiaux avec plusieurs vieilles maisons d'Ascain auxquelles elle est apparentée : à plusieurs reprises, Jean Sougarret est témoin de mariage de ses cousins paternels ou maternels93.

L'arrivée de Jean-Baptiste Heuty en 1834 marque un premier tournant. La famille gravit les échelons dans les honneurs municipaux. Epoux de l'héritière, Heuty occupe le siège au conseil et obtient un poste d'adjoint en 1848. D'abord adjoint lui aussi, son gendre Jean Gracy accède enfin en 1877 au fauteuil de maire, que retrouveront par épisodes son fils puis son petit-fils jusqu'en 1963.

Pourtant, les liens avec la société villageoise semblent s'être distendus pendant deux générations. Jean-Baptiste Heuty puis Jean Gracy, malgré leur ascension au conseil municipal, sont rarement choisis comme témoins de mariage. Le choix de conjoints dans des communes voisines d'une part, le célibat et l'émigration des cadets d'autre part privent en effet la maison d'alliances matrimoniales dans la commune où elle n'est plus liée, pour une génération, qu'à ses cousins meuniers.

Tous deux disposent en revanche de réseaux supracommunaux et semblent avoir aspiré à un statut de rentier, affiché il est vrai une seule fois par Jean Gracy en 1857. Souvent cités comme experts-arpenteurs et arbitres des conflits de voisinage, on les voit aussi, lors des mariages, patronner leurs domestiques et métayers. Ils s'allient par ailleurs avec Dominique Hirigoyen, gros propriétaire paysan comme eux et premier maire élu de la commune, dont ils deviennent successivement les fidèles adjoints : Heuty est témoin en 1839 au mariage d'Hirigoyen; ce dernier est à son tour le témoin de Jean Gracy en 1857.

L'ambiguïté de leur position est manifeste lorsque, de 1867 à 1883, la majorité municipale se trouve aux prises avec une coalition menée par le principal propriétaire-rentier de la commune, évincé de la mairie. Dominique Hirigoyen et Jean Gracy se posent alors avec succès en défenseurs des exploitants, des droits d'usage menacés par la vente des communaux, et des arbitrages locaux94. Jean Gracy est finalement démis de ses fonctions lorsque le conflit prend en 1883 un tour ouvertement politique avec la querelle des manuels : chef de file des "agents militants de parti réactionnaire-clérical", il déclare alors au sous-préfet "qu'il était catholique et qu'à ce titre il devait obéissance au pape avant tout"95.

Pour l'oligarchie paysanne, la défense des solidarités communautaires ébranlées passe désormais par d'autres voies. Tout change, ici aussi, au tournant du siècle. Au statut de rentier, les générations suivantes semblent préférer celui d'animateur rural. La maison renoue avec le village. En 1893, Jean Gracy fils prend épouse à Ascain. Sa femme Rosalie Lacarra, fille d'un simple vannier, a une nombreuse famille au village. Les quatre témoins du mariage sont tous des jeunes gens des meilleures maisons paysannes de la commune. En 1898, il crée à Ascain une caisse rurale catholique dont il est le principal animateur96. En 1913, Rosalie Lacarra est une des pionnières de l'accueil à la ferme. Jean Gracy recevra en 1923 la médaille du Mérite agricole. En 1919 enfin, ultime retournement, leur fils fait appel à l'un de ses métayers comme témoin de mariage.

Cas de figure extrême mais non extravagant, la trajectoire d'Haranederrea est celle d'une "grande maison" de l'oligarchie paysanne qui parvient, au prix de stratégies successorales rigoureuses, à maintenir intact son patrimoine, mais dont la croissance s'arrête au seuil de l'agriculture familiale. Figure de la pérennité et du modèle de reproduction pyrénéen, cette trajectoire aux apparences lisses et linéaires n'est pourtant pas exempte d'inflexions. Entre une phase d'accumulation foncière et les innovations sociales et économiques de la fin du siècle, deux générations ont privilégié de 1840 à 1890 les investissements symboliques et mobiliers et l'ascension politique et sociale de la maison. A la grande exploitation en faire-valoir direct, elles ont préféré la petite exploitation en métayage : le seuil de l'exploitation familiale relève sans doute plus de choix sociaux que de contraintes techniques. L'histoire singulière d'Haranederrea est à cet égard exemplaire.

Notes
93.

Arch. com. Ascain : liste nominative des individus ou citoyens de la commune d'Ascain depuis l'âge de 16 ans jusqu'à l'âge de 60 ans pour l'organisation de la Garde nationale sédentaire (28 Messidor an 7). Registres des délibérations municipales. Registres des mariages.

94.

Arch. dép. Pyrénées Atlantiques 4U-33/10 : affaire du 16 novembre 1869. 4U-33/13 : affaire du 15 juin 1883. Arch. com. Ascain : délibération du 29 juillet 1875.

95.

Arch. nat. F1bII - Basses-Pyrénées/9 : rapports des 5, 6, 10 et 22 avril 1883. Décret du 27 avril 1883. (Souligné dans le texte).

96.

Archives privées : livres de l'Union des Caisses Rurales et Ouvrières Françaises (1898-1907). Il s'agit d'une caisse Raiffeisen (voir chapitre 7).