Les six artisans

Les six autres bénéficiaires de la vente présentent un profil commun. La plupart tiennent boutique dans le bourg, où l'on manque de terres. Tous aussi appartiennent à la même génération : nés entre 1800 et 1810, ils ont atteint la cinquantaine lorsque Erraya est mise en vente. Sans doute certains étaient-ils déjà locataires de quelques parcelles de cette exploitation trop vaste pour ses métayers, sans doute aussi songent-ils à leurs vieux jours. Tous surtout sont des petits propriétaires pluriactifs, qui tirent de leurs terres une partie de leur subsistance.

Le premier de ces acquéreurs est Martin Curutchet (1803-1874), chocolatier, aubergiste et épicier sur la place du village depuis 1836. Né à Cambo, il est arrivé à Hélette comme ouvrier-chocolatier. Il s'y est marié avec Marianne Minaberrigaray, nièce de Jean-Baptiste Oyharçabal et cohéritière de Gelosia : un petit labour de 60 ares qui leur fournit froment, maïs et navets, une pâture, et la "boutique en tabac et fayence" où l'on peut se procurer aussi bien un porte-plume que des graines de luzerne. Les trois portions de prés et de labour (84 ares) qu'il achète à Erraya en 1859 pour 1 650 francs sont sa première acquisition foncière. Il les complétera en 1867 par une petite pâture, mais l'essentiel de sa fortune reste mobilière : à son décès en 1884, Marianne Minaberrigaray laisse en héritage 30 000 francs en créances et 5 000 francs en rentes sur l'Etat. Mais le ménage n'a pas eu d'enfants. Les héritiers, quatre neveux, n'ont plus guère de liens au village : Jean Saliès est commerçant à Bayonne, Jean Dibar cultivateur en Amérique du Sud; Philippe et Julien Curutchet, tanneurs et propriétaires près de Madrid, se font traduire le testament de leur oncle en espagnol109. Les parcelles acquises en 1859 échoient en 1886 à un autre artisan de Hélette : Etienne Marot, forgeron à Carricaburua110.

Les quatre portions de parcelles (57 ares) acquises en 1862 par Pierre Haran, cordonnier à Poutouenea, connaissent un destin analogue. Pierre Haran (1807-1885) a hérité de son père, également cordonnier, une petite exploitation de moins de quatre hectares dont un seulement est cultivé. Il l'agrandit d'un petit pré en 1840, puis des parcelles d'Erraya. Mais cette lignée de cordonniers s'éteint aussi avec son fils Jean : resté célibataire, il vit en fratrie avec deux de ses soeurs jusqu'à la veille de la guerre111. En 1909, les parcelles achetées par leur père sont abandonnées au second forgeron de la commune, Jean Prébendé, qui les réunit aux quelques 29 ares également issus d'Erraya que lui a légués son oncle112.

Vincent Aguirre (1810-1895), né à Tolosa en Espagne, est le voisin immédiat de l'épicerie de Martin Curutchet sur la place du village. C'est un fabricant d'espadrilles prospère, qui emploie, outre son fils Candido, jusqu'à quatre apprentis et ouvriers en 1861. Gracianne Iribarnegaray qu'il a épousée en 1839 est cohéritière de Barberteguia, petite propriété indivise de deux hectares exploitée par ses quatre soeurs célibataires, couturière et blanchisseuses. C'est cette propriété qu'il entreprend d'agrandir, parcelle par parcelle, à partir de 1853 ; l'achat de deux portions de pré et de labour d'Erraya en 1859, puis d'une pâture en 1860, la porte à près de quatre hectares. Mais ici encore, cette politique d'acquisition foncière est celle d'une seule génération. La fabrique de sandales, moins florissante, n'emploie plus d'ouvriers à partir de 1886. Candido qui y a succédé à son père choisit d'autres professions pour ses sept enfants qui quittent tous la commune : l'Eglise accueille cinq d'entre eux, les deux autres s'installent comme boulangers à Biarritz et Bayonne. En 1900, Barberteguia est absorbée par une des exploitations voisines, Etchegoyenea113.

Pierre Camblonc et son fils David ont pu au contraire, grâce à leur conversion dans la boucherie, conforter leur assise terrienne. En 1851, Pierre Camblonc (1808-1893) est comme son voisin Martin Curutchet épicier et aubergiste sur la place de Hélette. Il a hérité de sa première épouse ses droits sur une petite métairie et sur la maison où il tient son commerce, Imbidia, et a fait dès 1844 l'acquisition de quelques parcelles. Lorsqu'en 1860 il achète à Bernardine Oyharçabal 58 ares d'Erraya en pré et verger, il est devenu boucher114. C'est aussi la profession de son fils qu'il marie en 1871 à la fille d'un maçon, Dominique Durruty. Acquéreur en 1840 d'une petite exploitation de 1,4 hectare, puis en 1860 de deux petites portions d'Erraya, ce dernier a suivi une trajectoire parallèle. Quand David Camblonc peut réunir aux biens de son beau-père les parcelles léguées par son père, son exploitation atteint 4,3 hectares. Mais son ambition ne s'arrête pas là. En 1889 il achète à un propriétaire endetté une seconde exploitation, Ainciburua, dont la principale richesse est un pré de plus de huit hectares, le plus vaste de la commune. Propriétaire actif, il s'associe à des voisins pour acheter une batteuse et obtient une médaille de bronze au concours des domaines en 1898115.

Figures montantes de l'artisanat au village, le boucher et le forgeron sont ainsi les seuls descendants des six micro-propriétaires qui se sont partagé la moitié d'Erraya autour de 1860 à avoir maintenu leur double statut. Après la phase d'émiettement des années 1860, c'est d'abord à leur bénéfice que s'opère la relative concentration des terres des artisans de la chaussure. En 1914 ne subsiste plus de la grande métairie du début du siècle qu'une minuscule exploitation d'un demi hectare louée à un couple de fermiers âgés : survie toute provisoire d'ailleurs puisque Erraya ne figure plus au nombre des exploitations de la commune en 1942116. Les neuf acquéreurs de 1860 ont certes laissé la place à cinq propriétaires mais, malgré ce mouvement de concentration, le démantèlement de l'exploitation au bénéfice de petits propriétaires-exploitants s'est révélé irréversible.

Notes
109.

Arch. com. Hélette : matrice cadastrale, registres d'état civil et listes nominatives de recensement.

Arch. dép. Pyrénées Atlantiques III-E 8880 : cession, bail à ferme et mariage du 3 septembre 1836. III-E 8881 : quittance du 17 août 1847. III-E 8884 : testament du 17 février 1857, cession du 11 mars 1857 et vente du 18 août 1859. III-E 8887 : ventes des 13 février et 26 décembre 1867. III-E 18044 : testament du 21 avril 1881. III-E 18087 : inventaire du 17 juillet 1884. III-E 18045 : ventes du 28 novembre 1885. III-E 18093 : liquidation du 28 août 1890.

Arch. dép. Pyrénées Atlantiques 269-Q / 1 à 46 : mutations par décès des 3 septembre 1823, 10 septembre 1847, 28 août 1857, 24 avril 1874, 7 janvier 1885, 3 décembre 1888 et 3 décembre 1890.

Arch. dép. Pyrénées Atlantiques 4U 12/34 : inventaire du 11 juillet 1884.

Arch. dép. Pyrénées Atlantiques 2-Z-120 : legs à la commune (1886).

110.

Voir biographie de Carricaburua : chapitre 8.

111.

Arch. com. Hélette : matrice cadastrale, registres d'état civil et listes nominatives de recensement.

Arch. dép. Pyrénées Atlantiques III-E 8934 : vente du 13 avril 1840. III-E 8885 : vente du 2 août 1862. III-E 18044 : testaments du 27 mars 1880. III-E 18045 : cession de droits et testaments du 17 novembre 1885.

Arch. dép. Pyrénées Atlantiques 269-Q / 1 à 46 : mutations par décès des 28 septembre 1849, 27 novembre 1884 et 26 septembre 1885.

112.

Arch. com. Hélette : matrice cadastrale, registres d'état civil et listes nominatives de recensement.

Arch. dép. Pyrénées Atlantiques III-E 8885 : vente du 2 août 1862. III-E 18046 : testaments du 9 février 1886.

Arch. dép. Pyrénées Atlantiques 269-Q / 1 à 46 : mutation par décès du 25 novembre 1899.

113.

Arch. com. Hélette : matrice cadastrale, registres d'état civil et listes nominatives de recensement.

Arch. dép. Pyrénées Atlantiques III-E 8885 : vente du 30 août 1861. III-E 8886 : mariage du 25 octobre 1865.

Arch. dép. Pyrénées Atlantiques 269-Q / 1 à 46 : mutations par décès des 7 août 1868, 22 juillet 1892, 2 mars 1895 et 6 mars 1897.

Arch. dép. Pyrénées Atlantiques 1R / 415 à 865 : registres matricules de recrutement.

Arch. dép. Pyrénées Atlantiques 4-U / 12-22 : affaire du 19 décembre 1859.

Voir biographie d'Etchegoyenea : chapitre 7.

114.

Arch. com. Hélette : matrice cadastrale, registres d'état civil et listes nominatives de recensement.

Arch. dép. Pyrénées Atlantiques III-E 8885 : vente du 2 août 1860. III-E 8887 : quittance du 19 juillet 1866. III-E 18048 : partage du 16 mai 1894.

Arch. dép. Pyrénées Atlantiques 269-Q / 1 à 46 : mutations par décès des 11 août 1841, 29 juillet 1859 et 11 août 1893.

115.

Arch. com. Hélette : matrice cadastrale, registres d'état civil et listes nominatives de recensement.

Arch. dép. Pyrénées Atlantiques III-E 8885 : vente du 27 février 1860. III-E 18046 : ventes mobilière et immobilière du 4 juillet 1889.

Arch. dép. Pyrénées Atlantiques 1-J / 1269 : concours départemental des domaines de 1898.

Arch. dép. Pyrénées Atlantiques 269-Q / 1 à 46 : mutations par décès des 20 mars 1885 et 17 avril 1896.

Arch. dép. Pyrénées Atlantiques 4-U-12/44 : affaire du 20 février 1900.

116.

Arch. dép. Pyrénées Atlantiques 1204-W/10 : enquête agricole de 1942. Commune de Hélette.