Conclusion : une histoire éclatée ?

Peut-on, de ces histoires singulières, induire une histoire collective ? Si le seul intérêt de cette approche biographique était de suggérer l'infinie diversité des trajectoires possibles et la grande mobilité des hommes et des terres, au moins aurait-elle contribué à ébranler le mythe encore tenace d'une société paysanne indifférenciée et immuable.

La mobilité des hommes ne se résume ni au départ traditionnel des cadets exclus de la succession ni au prétendu exode vers les villes. C'est aussi celle des douaniers et des marins d'Urritxaga ou de Milorbaïta, celle des très nombreux métayers qui, plusieurs fois dans leur vie, chargent à la Saint-Martin leur maigre mobilier sur une charrette, celle des petits propriétaires endettés d'Ospitalia ou d'Erraya qui quittent l'exploitation pour un aller et retour en Amérique, celle des réfugiés espagnols qui fuient les guerres carlistes. Les villes n'attirent guère que les jeunes filles qui y sont placées comme domestiques et finissent parfois par épouser un employé ou un petit commerçant : l'essentiel de ces migrations souvent temporaires s'inscrit soit dans l'espace rural proche, soit dans un espace international, transatlantique et transfrontalier, où se sont tissés des réseaux de migrants.

Plus inattendue sans doute est la mobilité des terres. Elle est certes moins visible au cadastre que dans des régions qui pratiquent le partage, où les terres sont redistribuées à chaque génération : qu'elle se transmette au sein de la famille ou qu'elle soit vendue, l'exploitation est rarement démantelée, seule change l'identité de son propriétaire. Or la terre circule. La noblesse puis la bourgeoisie rurales se détournent des investissements fonciers et se défont, parfois brutalement, souvent lentement, de leurs terres. Les lignées d'artisans de Hélette et de marins d'Ascain s'éteignent ou trouvent ailleurs des voies d'ascension sociale et finissent aussi par vendre leur petite exploitation. Plus rarement, comme à Ospitalia, un petit propriétaire endetté se résigne à la vente de quelque parcelle. C'est aux petits exploitants que bénéficient ces mouvements : propriétaires, ils s'agrandissent, métayers, ils voient s'ouvrir des possibilités d'accéder à la propriété.

Les exploitations quant à elles naissent et meurent, grandissent ou déclinent : pérennité ne signifie pas immobilité, et le mouvement l'emporte sur la stabilité. C'est sa capacité à sans cesse renaître de ses cendres qui témoigne d'une vitalité de la petite exploitation qui a largement échappé aux observateurs contemporains. Ce tableau d'un monde rural en mouvement contraste en effet singulièrement avec les déplorations intéressées des notables, seuls invités à s'exprimer, notamment lors de l'enquête agricole de 1866161. Leurs discours alarmistes reflètent surtout la crainte des grands propriétaires de voir les campagnes se vider, "par caravanes entières", de leurs journaliers et de leurs domestiques. "Il ne nous reste que des vieillards pour travailler nos terres", se plaint le rapporteur du canton de Tardets, et ceux qui restent, "se sachant indispensables, se montrent plus exigeants". De l'âpre résistance de l'exploitation paysanne, ils n'auront vu que témoignage de la "vie primitive" d'une "peuplade inculte, routinière et opiniâtre dans sa routine", et il faut attendre la fin du siècle pour voir se retourner en éloge de la petite propriété ce discours dominant.

Au-delà de leur singularité, l'ensemble de ces trajectoires d'exploitations jette aussi un premier éclairage sur les dynamiques mises à jour par l'approche statistique, et les logiques à l'oeuvre.

Si toutes ces biographies sans exclusive s'articulent autour d'un destin familial, on peut être tenté d'y voir une illusion rhétorique, liée à un effet de sources : nous sommes mieux renseignés sur les destins des hommes et de la propriété que sur l'économie de l'exploitation. Pour l'exploitant, il importe davantage de coucher par écrit un testament que les recettes de son bétail ou le bail de location d'une parcelle : on ne fait appel au notaire et à l'écrit que lorsque la propriété est en jeu. Pour l'Etat, grand pourvoyeur d'archives, la préoccupation première est celle des prélèvements en hommes et en argent : il recense les hommes et les propriétés, sur lesquelles sont assises les contributions. Mais la fabrication des sources n'est pas innocente : elle indique que l'exploitation relève encore, pour longtemps, d'une économie non administrée, d'une économie familiale et domestique.

Le devenir des exploitations semble bien lié d'abord à des stratégies familiales, dont les enjeux ne sont pas seulement alimentaires. Tout autant que de nourrir sa famille et d'assurer ses vieux jours et l'avenir de ses enfants, il importe de maintenir ou d'acquérir un statut social. Du propriétaire aisé d'Haranederrea en quête de notabilité qui se fait construire une maison de maître et condamne tous ses cadets au célibat, quand il pourrait agrandir et partager son domaine, au métayer d'Urritxagacoborda qui n'accède à la propriété que pour poursuivre en des lieux plus propices son ascension sociale, ou à la blanchisseuse de Milorbaïta qui sacrifie la survie de son exploitation à un mariage avec un douanier, c'est la position sociale qui est en jeu. Ces stratégies familiales, avec les solidarités, les renoncements, mais aussi les conflits qu'elles suscitent, n'impliquent nécessairement ni l'agrandissement ni même le maintien de l'exploitation. Tout laisse penser que les stratégies foncières comme les stratégies productives leur sont largement subordonnées.

De ces trajectoires divergentes, l'on voit ainsi se dégager quelques logiques communes. Il est en revanche plus délicat de mettre en évidence, dans la temporalité éclatée des histoires familiales, des rythmes collectifs. On peut certes avancer que les années 1860-1870 ont été pour la petite exploitation paysanne deux décennies fastes, marquées par la croissance économique, le désenclavement, et le début du désinvestissement des rentiers et des micro-exploitants. Sans doute aussi la fin du siècle voit-elle à la fois s'accélérer un lent mouvement de concentration des exploitations et s'amorcer la modernisation agricole. Mais c'est le temps familial qui donne son rythme à l'histoire de l'exploitation. Les ruptures sont rarement brutales. Nombre de fratries de célibataires perpétuent une activité déclinante qui ne disparaît qu'avec eux : il faut un demi-siècle pour voir s'éteindre peu à peu les dynasties de tisserands et de cordonniers de Hélette, et si la mer ne nourrit plus on continue longtemps à s'engager quelques années comme mousse dans les familles de marins d'Ascain. Médiatisés et atténués par l'histoire et l'économie familiales, les effets des conjonctures ne se lisent que différés, étalés dans le temps.

Notes
161.

Ministère de l'agriculture, du commerce et des travaux publics, Enquête agricole. 17ème circonscription, Paris, 1868, pp. 3 à 28 et 115 à 251.

Arch. dép. Pyrénées Atlantiques 6-M 158 : Enquête sur le situation et les besoins de l'agriculture (1866). Réponses faites par M. Darhampé, membre de la Chambre consultative d'Agriculture, pour le canton de Tardets.