Chapitre 3. Approche transversale : une économie familiale

C'est à travers la comptabilité, véritable "boîte noire" de l'économie de l'exploitation, que se laisse approcher de plus près sa logique économique et sociale. Nous ne disposons malheureusement pour la petite exploitation ni des livres comptables en usage dans les grands domaines162, ni du riche corpus d'enquêtes rassemblé par les économistes russes du XIXe siècle qui a permis à Tchayanov d'élaborer sa théorie de l'économie paysanne163.

Les petits exploitants ont longtemps manifesté la plus grande réticence à se plier aux règles de la comptabilité agricole. "On a tout dans la tête, pas besoin de marquer", déclaraient encore vers 1970 les agriculteurs bourguignons de Minot. On peut certes douter, à cette date, de la sincérité de ces dénégations. Elles n'en sont pas moins révélatrices d'une indifférenciation persistante entre économie de l'entreprise et économie du ménage, propre à l'exploitation paysanne : "dans la ferme (en 1935) il n'y avait qu'une caisse et tout allait dans la caisse; on ne faisait pas la différence entre l'argent du grain et l'argent des vaches [...] et pour le ménage on prenait dans la caisse". Communiquer, lorsqu'elle existe, une comptabilité "qui mêle forcément affaires de l'entreprise et affaires de famille", c'est toujours dévoiler un peu de ses secrets de famille164.

Aussi toute tentative d'aborder les exploitations à travers leur comptabilité est-elle confrontée à un double écueil : la rareté voire l'absence de sources d'une part, les limites du calcul économique d'autre part165. Les historiens se sont employés à ruser avec les sources. Jean Poperen, à l'échelle d'un département, a proposé un schéma de comptabilité agricole adapté au XIXe siècle mais s'est heurté aux limites de l'approche macro-économique : si les enquêtes agricoles et les registres de l'expertise cadastrale, lorsqu'ils ont été conservés, permettent d'évaluer les terres et leurs productions, "il faut descendre aux analyses de la micro-économie et de la micro-sociologie" pour saisir le matériel agricole, les hommes et leurs activités, les emprunts et l'épargne166. A partir des mêmes sources, puis des dossiers de concours agricoles, Ronald Hubscher est parvenu à reconstituer quelques comptabilités qui mettent en évidence la supériorité économique de la petite exploitation167.

Pourtant, le calcul comptable révèle un revenu souvent négatif. C'est le paradoxe de la petite exploitation, dont la vitalité met en défaut les prédictions pessimistes des économistes : nombre de "ces fermes représentent un logement, un complément de ressources, le moyen d'achever son existence en dehors d'un hospice, un cadre de vie rurale, et non pas une entreprise agricole. Leur évolution numérique n'est donc pas liée à l'agriculture, mais à des facteurs sociaux et psychologiques"168. C'est dans l'économie globale des ménages, dont la production agricole n'est qu'une des composantes, que Ronald Hubscher appelle donc à rechercher les ressorts de la vitalité des petites exploitations.

"A quoi sert le calcul économique si le mobile principal est extra-économique"169 ? Les grilles de la comptabilité des entreprises n'apparaissent guère susceptibles d'éclairer "des mécanismes de survie" situés à l'articulation de l'économie de l'entreprise et de l'histoire familiale. Mesurés de manière plus empirique, le patrimoine, le travail et la consommation du ménage, sa production et ses échanges, rendront sans doute mieux compte des logiques d'une économie paysanne qui ignore la séparation du capital et du travail, du producteur et du consommateur. La rareté et l'hétérogénéité des sources, du reste, ne nous laissent guère que le choix d'une méthode empirique et monographique. Pour le Pays basque, hormis les dossiers de candidature au concours d'agriculture de 1905, seuls deux documents livrent en effet quelques éléments de comptabilité des exploitations : une monographie leplaysienne et un compte de tutelle170.

Notes
162.

Voir par exemple Emmanuel BAS, Analyse d'une très grande exploitation "industrielle" : Marolles, 1863-1923 (commune de Genillé, Indre-et-Loire), Mémoire de DEA sous la direction de Ronald Hubscher, Université de Paris X, 1995, 72 f.

163.

Alexandre TCHAYANOV, L'organisation de l'économie paysanne, ouvrage cité.

164.

Marie-Claude PINGAUD, Les agriculteurs et leurs exploitations à Minot-en Châtillonnais, Thèse de doctorat de troisième cycle sous la direction de Jacqueline Bonnamour, Université de Paris I, sd, p. 380. Edition remaniée : Paysans en Bourgogne. Les gens de Minot, Paris, Flammarion, 1978, p. 285.

165.

Joseph KLATZMANN, "Les limites du calcul économique en agriculture", Etudes rurales, n°1, avril-juin 1961, pp. 50-56.

166.

Jean POPEREN, "L'étude historique de la comptabilité de l'agriculture : l'exemple de l'Indre-et-Loire", Revue historique, octobre-décembre 1967, pp. 303-332.

167.

Ronald HUBSCHER, "Modèles d'exploitation et comptabilité agricole : l'exemple du Pas-de-Calais au début du XIXe siècle", article cité, pp. 31-48. "La petite exploitation en France : reproduction et compétitivité (fin XIXe siècle-début XXe siècle)", article cité, pp. 3-32.

168.

Yves BODART et Louise PAINT, "Les très petites exploitations du Bocage normand : survivance et diversité d'une entreprise agricole controversée", Colloque sur les méthodes d'analyse des exploitations agricoles sous la direction de Pierre BRUNET, Caen, 19 juin 1971, Publications de la Faculté des Lettres et des Sciences Humaines de l'Université de Caen, 1973, pp. 201-225.

169.

Joseph KLATZMANN, article cité.

170.

Rappelons que nous ne disposons, pour le département des Pyrénées Atlantiques, ni des registres de l'expertise cadastrale de la série P ni des ressources de la série M sur lesquels se sont appuyés Jean Poperen et Ronald Hubscher.