Un idéal d'autosuffisance

Cette résistance de la petite exploitation tient d'abord à sa capacité d'assurer la survie du groupe domestique grâce à l'autoconsommation. A l'image de Goyty, elle se doit de produire "sa provision" et tout son système de culture s'organise autour de cette nécessité première : "Nos anciens disposaient presque toutes leurs propriétés de manière à ce qu'elles eussent un champ, un pré, une vigne, un bois et un touya. Cet agencement, qui permet à un petit propriétaire de se suffire à lui seul, n'est-il pas excellent ?"249

La culture des céréales y occupe une place centrale, notamment celle du maïs qui reste jusqu'à la fin du siècle la base de l'alimentation humaine. On lui consacre partout au moins la moitié de la superficie labourée. En 1847, "on ne cultive dans le canton de Mauléon que le froment et le maïs. Les terres destinées à ces deux espèces de céréales sont divisées dans chaque domaine rural en deux soles d'égale étendue qui sont semées chaque année, l'une en froment en automne dès la récolte du maïs, l'autre en maïs au printemps suivant, et ainsi de suite alternativement et sans interruption"250. La proportion de maïs peut atteindre les 4/5 dans l'arrondissement de Bayonne où, dès 1866, la sole du froment est en partie occupée par les cultures fourragères251.

Plus l'exploitation est petite, plus la part des céréales est importante. Etcheederrea, qui ne cultive que trois hectares, doit leur consacrer près des 3/4 de sa superficie cultivée, tandis qu'Errecartia et Goyty peuvent réserver aux prés près de la moitié de leurs terres. Mais la ruse du petit producteur consiste à tirer de ses faibles superficies labourées, au prix d'un fort investissement en travail, non seulement les grains mais les sous-produits des céréales ainsi que des productions intercalaires et dérobées252. Les cimes ou efflorescences du maïs procurent "une quantité de fourrage de mauvaise qualité, mais souvent précieuse pour les animaux au moment où les fourrages verts se raréfient à cause des chaleurs d'août"253. Les feuilles sont gardées pour remplacer le foin lorsqu'il fait défaut pendant l'hiver, les tiges enfin servent de litière pour la fabrication du fumier254. Les raves, les navets et les fèves semés sur la sole du froment fournissent des fourrages de qualité. "Dans le Pays basque, la culture de la rave est très importante. Elle y occupe les 1/10e des terres arables" en 1866255, et "la rave employée est excellente" selon le professeur d'agriculture départemental256. Les haricots semés avec le maïs complètent utilement la ration alimentaire des hommes, notamment en cas de crise.

Si l'on y ajoute la récolte des châtaignes, les productions du jardin et de la basse-cour, le vin ou le cidre de fabrication domestique, le lin et la laine enfin, l'exploitation atteint ainsi l'autosuffisance. Au prix sans doute de restrictions et d'un endettement généralisé, elle peut "tenir" les mauvaises années. En année normale, elle assure au ménage un bon niveau de subsistance. Etcheederrea produit en 1856, sur moins de deux hectares, 31 quintaux de céréales soit plus de quatre quintaux par personne. Après prélèvement, les métayers de Goyty disposent également de près de quatre quintaux par tête, ce qui dépasse assez largement les normes de consommation généralement admises257.

Adapté aux besoins de consommation du groupe domestique, le système de culture répond aussi à ses capacités de production. Le maïs, le haricot, sont comme l'élevage des productions coûteuses en travail, notamment ce "travail dérobé" des femmes et des enfants trop souvent ignoré ou sous-estimé. La culture du maïs, qui nécessite de multiples façons, en est le meilleur exemple. Il se sème grain par grain, à la main ou au plantoir, sur un terrain préalablement labouré et sarclé. Biné, éclairci, sarclé, butté, il doit ensuite subir au printemps et au début de l'été de nombreuses façons rapprochées. Puis viennent les récoltes, qui se font également en plusieurs étapes : les efflorescences d'abord, les feuilles ensuite, le fruit enfin qui est cueilli, épluché et égrené à la main258. Ces multiples opérations mobilisent toute la main d'oeuvre familiale : ce sont les femmes et les enfants qui font les binages, qui épluchent les épis, puis les égrainent pendant les soirées d'hiver. De même le haricot, d'abord semé au pied du maïs qui lui sert de tuteur, est ensuite récolté à la main au fur et à mesure de la maturité. "Cette culture réclame beaucoup de main d'oeuvre pour la cueillette. Elle est surtout pratiquée là où la main d'oeuvre féminine est facile à recruter ou chez les familles nombreuses"259.

Rentables pour le petit exploitant qui dispose d'une main d'oeuvre familiale gratuite, ces cultures sont en revanche trop exigeantes et peu généreuses aux yeux du grand propriétaire qui commercialise sa production. Hormis quelques années favorables où l'on exporte du maïs vers l'Irlande et l'Angleterre260, les excédents de maïs sont vendus au-dessous de leur prix de revient (10,5 f pour un coût de 12,5 à 14 f l'hectolitre en 1840). Aussi le rentier souhaite-t-il que l'on cultive moins de maïs : "la production de maïs est trop considérable; il faut parvenir à la réduire d'1/4"261. De même le propriétaire, qui ne tire guère de profit des petits produits de la ferme, se plaint-il que ses métayers y élèvent trop de volaille : "les champs sont souvent dévastés par la volaille qui procure de l'aisance à son associé cultivateur"262.

Notes
249.

A. de CASTAREDE, Du progrès agricole dans le département des Basses-Pyrénées, Pau, Vignancour, 1865, 40 p.

Propriétaire en Béarn, A. de Castarède est en 1865 un des rares notables à prendre la défense de la petite exploitation. Face à ses détracteurs, il aime à se référer à la sagesse de Montaigne. "A ceux qui trouvent que nous n'allons pas assez vite, je dirai avec Montaigne : «C'est un commun vice, non du vulgaire seulement, mais de touts hommes, d'avoir leur visée et arrest sur le train auquel ils sont nays»". Il devient président de la Société d'agriculture des Basses-Pyrénées en 1887.

250.

Arch. dép. Pyrénées Atlantiques 2-Z-87 : enquête sur les récoltes futures, canton de Mauléon, 1847.

251.

Ministère de l'agriculture, du commerce et des travaux publics, Enquête agricole, 17e circonscription, Paris, 1868, 496 p. Réponse de la Chambre d'agriculture de Bayonne.

252.

Voir en annexe : schéma de l'assolement biennal (21).

253.

Ministère de l'Agriculture, Statistique agricole de la France. Annexe à l'enquête de 1929. Monographie agricole des Basses-Pyrénées, Pau, Editions de l'Indépendant, 1937, 459 p.

254.

Charles de PICAMILH, Statistique générale des Basses-Pyrénées, Pau, Vignancour, 1858, volume II, 498 p.

255.

Louis SERS, L'enquête agricole dans le département des Basses-Pyrénées en 1866, Pau, Véronèse, 1866, 94p.

Louis Sers est président du Comice agricole de Pau et secrétaire de la Société d'agriculture des Basses-Pyrénées.

256.

Bulletin de la Société d'agriculture des Basses-Pyrénées, mai 1893.

257.

En 1852, la consommation individuelle est évaluée à 3 hl de céréales, pommes de terre et châtaignes, soit environ 2,25 quintaux. A Hélette, elle est estimée à la même date à 2 hl de maïs et 1 hl de froment. La norme méditerranéenne, inférieure il est vrai à celle de la France du Nord, est de 2 à 2,2 quintaux par personne selon Maurice Aymard.

Arch. com. Hélette, enquête agricole de 1852.

Statistique de la France, Deuxième série, tome VIII. Statistique agricole. Deuxième partie, Paris, Imprimerie Impériale, 1860.

Maurice AYMARD, "Autoconsommation et marchés : Chayanov, Labrousse ou Le Roy Ladurie?", Annales, économies, sociétés, civilisations, novembre-décembre 1983, n°6, pp. 1392-1410.

258.

En 1929 encore, "l'opération qui consiste à séparer l'épi des spathes est très longue et se fait à la main [...] L'égrenage se pratique de plusieurs façons, depuis le frottement contre une vieille queue de poêle jusqu'à l'égrenage mécanique". Ministère de l'Agriculture, Statistique agricole de la France. Annexe à l'enquête de 1929. Monographie agricole des Basses-Pyrénées, ouvrage cité.

259.

Charles de PICAMILH, Statistique générale des Basses-Pyrénées, ouvrage cité. A. de CASTAREDE, Du progrès agricole dans le département des Basses-Pyrénées, ouvrage cité. Ministère de l'Agriculture, Statistique agricole de la France. Annexe à l'enquête de 1929. Monographie agricole des Basses-Pyrénées, ouvrage cité.

260.

Dans les années 1850, le port de Bayonne expédie du maïs vers les îles britanniques. Mais ce débouché n'a jamais été un débouché sûr : en 1854 par exemple l'Angleterre interrompt ses importations. Il se ferme en 1868 : "L'Angleterre qui, en 1867, avait tiré de nos magasins des approvisionnements considérables de maïs, a déserté le marché local et demandé des produits similaires aux provinces danubiennes et aux Etats-Unis. Cette préférence s'explique par l'infériorité du prix de ces maïs sur les nôtres".

Arch. nat. AD-XIXi-1/Basses-Pyrénées : rapports du préfet au Conseil général.

261.

Société d'agriculture de Bayonne, Compte-rendu par M. le Directeur de la métairie-modèle des expériences et des travaux faits dans cet établissement du 11 novembre 1839 au 11 novembre 1840, Bayonne, Lamaignère, 1840, 30 p.

262.

Louis SERS, L'enquête agricole dans le département des Basses-Pyrénées en 1866, ouvrage cité.