Un large accès au crédit

Ici encore la logique du petit exploitant se distingue de celle du propriétaire rentier qui souhaite emprunter pour investir, et l'on s'est trop souvent laissé abuser par les cris d'alarme bien connus des notables lors de l'enquête de 1866. Certes, à partir du Second Empire, les capitaux attirés par l'industrie et les valeurs mobilières se détournent de l'agriculture270. Le taux légal de l'intérêt à 5%, pratiqué par les notaires ou le Crédit foncier, devient par ailleurs prohibitif pour l'investisseur quand le rapport de la terre ne dépasse pas 2 à 2,5 % 271. Mais si, vers 1850, se termine le temps du crédit facile272, les principales victimes en sont les propriétaires rentiers : c'est la fin des "fastes et frasques des grands propriétaires"273.

Le petit exploitant pour sa part ne calcule pas la rentabilité de son investissement : la terre n'est pas pour lui un capital, mais un moyen de subsistance. Il emprunte d'ailleurs moins pour investir que pour payer les soultes ou, les mauvaises années, pour la consommation de son ménage274. Il est par ailleurs inséré dans des réseaux de crédit dont le crédit hypothécaire n'est que la partie émergée : l'argent circule dans les campagnes qui, depuis longtemps déjà, ont expérimenté des formes souples et multiples de crédit275.

Certes, il n'est guère d'exploitation qui ne recoure au moment des successions au notaire et à son réseau de clientèle pour obtenir des prêts hypothécaires, véritable crédit foncier des campagnes au XIXe siècle. "Il est dans chaque canton cinq ou six personnes dont la fortune est en tout ou en grande partie mobilière et ce sont elles qui prêtent habituellement les capitaux dont l'agriculture a besoin... Les notaires sont toujours les intermédiaires"276. Les obligations, renouvelées ou transportées à un nouveau créancier, courent souvent de génération en génération et font peser sur l'exploitation une véritable rente.

Mais la circulation de l'argent se fait pour la plus grande part au sein de la parenté, par l'intermédiaire des dots et des soultes. Le crédit familial, sous forme d'indivision prolongée comme à Etcheederrea, permet de retarder les paiements d'une voire de plusieurs générations. Sous forme de prêts, il permet de faire face aux difficultés de trésorerie ou d'accéder à la terre277. Au sein de la société d'interconnaissance enfin se pratiquent largement le crédit sous seing privé, le crédit verbal devant témoins, le crédit à la consommation278, peut-être l'usure279. Dans la souplesse de ce marché informel alimenté par l'épargne rurale, où chacun peut être tour à tour ou simultanément prêteur et emprunteur, où les intérêts des petites dettes peuvent se payer en travail ou en nature, la petite exploitation trouve une protection face aux fluctuations du marché de l'argent.

Notes
270.

Arch. nat. BB-30/Basses-Pyrénées : rapport du procureur général de la Cour d'appel de Pau sur la crise alimentaire (18 août 1856).

Ministère de l'agriculture, du commerce et des travaux publics, Enquête agricole, 17e circonscription, ouvrage cité. Louis SERS, L'enquête agricole dans le département des Basses-Pyrénées en 1866, ouvrage cité.

271.

Ministère de l'agriculture, du commerce et des travaux publics, Enquête agricole, 17e circonscription, ouvrage cité. Réponse au questionnaire : synthèse.

272.

"Sans être très abondants nos capitaux suffisent aux besoins actuels de notre agriculture. Le cultivateur qui présente des garanties matérielles [...] trouve facilement à emprunter les sommes qui lui sont nécessaires pour ses travaux d'amélioration".

Arch. nat. AD-XIXi-1/Basses-Pyrénées : rapport du préfet au Conseil général (session de 1845).

273.

Gilles POSTEL-VINAY, La terre et l'argent. L'agriculture et le crédit en France du XVIIIe au début du XXe siècle, Paris, Albin Michel, 1998, 462 p.

274.

"Dans nos campagnes [...] les emprunts servent rarement à des améliorations [...] On emprunte pour se libérer d'une dette pressante, rarement, sinon jamais, pour améliorer".

Ministère de l'agriculture, du commerce et des travaux publics, Enquête agricole, 17e circonscription, ouvrage cité.

275.

Voir notamment Laurence FONTAINE, "Espaces, usages et dynamiques de la dette dans les hautes vallées dauphinoises (XVIIe-XVIIIe siècles)", Annales, Histoire, Sciences Sociales, novembre-décembre 1994, n° 6, pp. 1375-1391.

276.

Arch. nat. AD-XIXi-1/Basses-Pyrénées : rapport du préfet au Conseil général (session de 1845).

277.

Voir par exemple Ospitalia (chapitre 2).

278.

Voir en annexe : note sur le crédit (16).

279.

Si Jean-François Soulet en a trouvé trace dans les archives judiciaires du premier quart du siècle, la pratique de l'usure n'est pas avérée pour la seconde moitié du siècle. Seul un notable de Saint-Palais en signale l'existence en 1866 : "Le prêt usité dans les campagnes est, soit le prêt hypothécaire qui est fort ancien, mais très recherché parce qu'il est le plus sûr, soit le prêt chirographaire, moins onéreux, ou bien encore le cheptel d'étranger à étranger, qui se traduit ordinairement en un prêt usuraire".

Jean-François SOULET, "Usure et usuriers dans les Pyrénées au XIXe siècle", Annales du Midi, 1978, n° 138-139, pp. 435-447.

Ministère de l'agriculture, du commerce et des travaux publics, Enquête agricole, 17e circonscription, ouvrage cité. Réponse de M. Lagoardette de Saint-Palais.