DEUXIèME PARTIE. LE CHAMP DES POSSIBLES : STRATéGIES FONCIèRES

Chapitre 4. la circulation familiale des terres : Des modalités souples

1. Le modèle idéal : le système à maison

Dans le "continuum subtil"284 des modes de reproduction des exploitations qui va du partage égalitaire de l'Ouest à la dévolution des biens à un héritier unique, le modèle pyrénéen occupe une position extrême qui lui a valu l'intérêt sans cesse renouvelé des juristes et des anthropologues. Le regard s'est focalisé sur des modalités de transmission qui semblent vouer la maison pyrénéenne à l'immobilisme foncier, à l'opposé d'un modèle de circulation plus large et plus souple au sein de la parenté ou par le marché.

Les règles coutumières en vigueur au Pays basque, comme les pratiques observées à la fin du XVIIIe siècle285, protègent en effet doublement l'intégrité du patrimoine. La règle de primogéniture absolue d'une part évite la dispersion des terres entre plusieurs héritiers. L'aîné, fils ou fille, reçoit la totalité des biens meubles et immeubles par contrat de mariage et prend la succession. Les cadets, dédommagés par une légitime dont le montant est laissé à l'arbitraire des parents, sont exclus de l'héritage comme de la succession. L'avitinage, qui rend les biens inaliénables au bout de deux générations, comme le retrait lignager qui autorise pendant trente ans le rachat d'une terre aliénée, interdisent d'autre part la dilapidation des patrimoines. La terre se transmet donc pour l'essentiel par héritage : elle appartient à la "maison", et son possesseur n'en est en fait que l'usufruitier.

Bien plus qu'un centre d'exploitation, la "maison" apparaît ainsi comme une personnalité morale. Elle porte un nom, qu'elle confère à tous ses habitants : on est "le maître ancien", "la maîtresse jeune", ou le cadet de telle ou telle maison. Le conjoint dit "adventice" qui entre dans une maison prend son nom; il prendra place aussi dans le caveau de la maison. Au sein de la communauté villageoise, confédération de maisons, elle est l'unité électorale286. A l'église lui est attachée une place qui indique son rang, et où la maîtresse de maison préside à un culte des ancêtres qui révèle la dimension quasi sacrée de l'institution287 : la "maison" symbolise une lignée, et confère à chacun non seulement sa place dans la société locale mais une identité inscrite dans le temps et dans l'espace288.

Aussi le système à maison, avec ses modalités de transmission des terres, s'est-il largement perpétué dans l'aire pyrénéenne jusqu'au XXe siècle. Du Capcir à la Soule, le sort des exclus a pu varier, mais la maison n'a cessé de se transmettre à un héritier et successeur unique289. Les pratiques coutumières de dévolution des biens ont su en effet au cours du XIXe siècle revêtir "les habits du droit nouveau" : la continuité n'exclut pas, au contraire, les adaptations.

D'inspiration égalitaire, la législation issue de la Révolution française abolit certes le droit d'aînesse, et interdit de façon générale la transmission de l'héritage à un seul enfant. Mais le Code civil, oeuvre de compromis, n'interdit pas de favoriser un héritier. Il introduit en effet une distinction entre la "réserve", partagée à égalité entre tous les cohéritiers, et la "quotité disponible", que les parents peuvent attribuer à un seul enfant à titre de "préciput hors part". Ainsi, passée la tourmente révolutionnaire, les parents ont vite pris l'habitude d'attribuer à un héritier, l'aîné en général, la totalité de la quotité disponible290.

Si cette attribution se fait parfois par donation-partage ou par testament, le contrat de mariage reste le mode privilégié de dévolution des biens291. Au XIXe siècle, le contrat de mariage type comprend cinq clauses principales :

1. Sauf exceptions rarissimes, le régime matrimonial est celui de la communauté réduite aux acquêts, qui garantit le maintien du bien dans la lignée. Le conjoint adventice reçoit généralement, lors du mariage ou à la naissance du premier enfant, un droit d'usufruit sur une part de la propriété.

2. Les parents du conjoint héritier lui font donation, à titre de préciput et hors part, de la quotité disponible, soit 1/4 de tous leurs biens s'ils ont trois enfants ou plus, ce qui est le cas général.

3. Le conjoint adventice remet à ses beaux-parents sa dot composée d'un trousseau et d'une somme d'argent qu'il reçoit de ses parents en avancement d'hoirie, ou qu'il a pu économiser. Grâce à sa dot, immédiatement utilisée pour indemniser les cadets et régler des dettes, l'adventice est désormais copropriétaire de fait de la maison. Toutefois, nouvelle garantie du maintien du bien dans la lignée, une clause prévoit toujours un droit de retour de la dot au cas où l'union serait infructueuse292.

4. Copropriétaires du bien, "maîtres anciens" et "maîtres jeunes" l'exploiteront en commun et en partageront les fruits par moitié : c'est l'institution de la coseigneurie, égalitaire dans son principe. En cas d'échec de la cohabitation entre les deux générations, la solution envisagée est généralement un partage égalitaire de l'exploitation293.

5. Enfin vient la délicate question de l'indemnisation des cadets, dont le montant et les modalités de versement sont en principe fixés dans le contrat de mariage de l'héritier.

Clef de voûte du système coutumier, le contrat de mariage ne marque pourtant que le début d'une succession et d'une transmission des biens qui s'étalent en fait sur une période parfois longue. La succession ne sera effective qu'après une phase de cohabitation, au décès des parents dont l'autorité ne décline que lentement294. La transmission des biens, qui ne prend fin que le jour où tous les cadets sont indemnisés, à l'issue d'une phase d'indivision, est dans bien des cas plus tardive encore. La transmission de la maison est un long processus qui ne peut se lire que dans la durée, et que n'épuise pas l'inventaire de formes juridiques au demeurant souples et variées295.

Dépouillé des contingences de l'existence, ce modèle idéal devrait engendrer l'immobilisme foncier. Or cet "idéal fixiste"296 ne se réalise que rarement. En un demi-siècle en effet, seule une exploitation sur deux garde une superficie stable297. Et encore cela ne préjuge-t-il en rien de la succession idéale des générations, fréquemment interrompue par des accidents biologiques et économiques qui peuvent conduire à la vente de l'exploitation, ou à sa mise en location. Si le modèle pyrénéen de transmission éclaire sur les logiques de reproduction, il laisse ainsi dans l'ombre les logiques de mobilité298 et ne rend compte que partiellement d'une circulation des terres plus large et plus complexe, qui passe aussi par la parenté et le marché.

Notes
284.

Voir notamment Bernard DEROUET, "Transmettre la terre. Origines et inflexions récentes d'une problématique de la différence", Histoire et Sociétés Rurales, n°2, 1994, pp. 33-67. "La transmission égalitaire du patrimoine dans la France rurale (XVIe-XIXe siècles) : nouvelles perspectives de recherche", Familia, casa y trabajo, Murcia, 1997, pp. 73-92.

285.

Les coutumes des trois provinces basques du Labourd, de Basse-Navarre et de Soule ont été couchées par écrit au XVIe siècle. Quant aux pratiques, elles n'ont été observées que pour la seconde moitié du XVIIIe siècle. Voir notamment : Maïté LAFOURCADE, Mariages en Labourd sous l'Ancien Régime, ouvrage cité. Anne ZINK, L'héritier de la maison. Géographie coutumière du Sud-Ouest de la France sous l'Ancien Régime, ouvrage cité.

286.

Sandra OTT, Le cercle des montagnes. Une communauté pastorale basque, trad. Tina Jolas, Paris, Editions du CTHS, 1993, 268 p.

287.

Michel DUVERT, "La maison basque, un espace sacré", Etxea ou la maison basque, Lauburu, Saint-Jean-de-Luz, 1980, pp. 11-37.

288.

Georges AUGUSTINS, "Un point de vue comparatif sur les Pyrénées", ouvrage cité, pp. 201-214. Georges AUGUSTINS, Comment se perpétuer ? Devenir des lignées et destins des patrimoines dans les paysanneries européennes, ouvrage cité.

289.

Louis ASSIER-ANDRIEU, Coutumes et rapports sociaux. Etude anthropologique des communautés paysannes du Capcir, ouvrage cité. Pierre BOURDIEU, "Célibat et condition paysanne", article cité. "Les stratégies matrimoniales dans le système de reproduction", Annale ESC, n° 4-5, 1972, pp. 1105-1125. Articles réunis sous le titre : Le bal des célibataires. La crise de la société paysanne en Béarn, ouvrage cité. Ramon BARCELO, "Transmission héréditaire et systèmes de production : le cas de la Soule (Pyrénées Atlantiques)", Sociologie du travail, XXX.3, 1988, pp. 443-460.

290.

L'étude des actes notariés et des décisions judiciaires montre, dans un espace proche, le "processus d'acculturation juridique" des montagnards béarnais des vallées d'Aspe et d'Ossau entre 1789 et 1840, et met à mal le mythe d'une résistance massive au Code civil.

Christine LACANETTE-POMMEL, La famille dans les Pyrénées. De la coutume au Code Napoléon, Estadens, PyréGraph, 2003, 229 p. Pour le Pays basque, voir Jean ETCHEVERRY-AINCHART, "Après la Révolution, l'etxe encore, l'etxe toujours", Etxea ou la maison basque, ouvrage cité, pp. 61-82.

291.

Louis ETCHEVERRY, "Les coutumes successorales au Pays Basque au XIXe siècle", La tradition au Pays basque, Paris, Bibliothèque de la Tradition nationale, 1899, pp. 179-190.

292.

"Les époux Aphecetche-Tafernaberry et les époux Acheritogaray-Eyherassarry donateurs dans le présent contrat se réservent expressément le retour en leur faveur des biens ainsi donnés respectivement à leurs enfants, mais pour le cas seulement où le mariage viendrait à se dissoudre sans postérité et pour le cas même où celle-ci viendrait à s'éteindre avant eux. Néanmoins, ils autorisent leurs enfants à se faire donation de l'usufruit des biens qui leur ont été donnés quand et comme il leur conviendra." Arch. dép. Pyrénées Atlantiques III-E 18045 : contrat de mariage du 16 mars 1882.

293.

"En cas de séparation des ménages le bien de Tuttumbaïta sera partagé en deux lots égaux, de l'un desquels jouiront les futurs époux et de l'autre les anciens conjoints, demeurant expliqué que les outils aratoires, denrées et effets mobiliers seront sujets au partage. Les deux jeunes époux seront tenus de former les deux lots dont le choix appartiendra aux anciens". Arch. dép. Pyrénées Atlantiques III-E 15617: contrat de mariage du 16 septembre 1868.

294.

Entre le mariage de l'héritier et le décès des parents, il est bien difficile de déterminer le moment de la succession effective. Quand le jeune couple prend-il le pouvoir ? La coutume paraît certes égalitaire dans son principe : "Faisant exception au régime de droit commun des communautés familiales où l'enfant marié à la maison demeurait sous l'autorité du chef de famille, en Labourd comme en Soule et en Basse-Navarre l'héritier coutumier était, dès son mariage, associé à la gestion et à la jouissance du patrimoine familial. Ignorant la «puissance paternelle» des pays de droit écrit, il avait les mêmes droits que ses auteurs sur les biens de famille. Généralement, les deux couples «maîtres vieux» et «maîtres jeunes» [...] vivaient à même «pot et feu», travaillant tous en commun à la prospérité de l'héritage ancestral, homme et femme étant dans chaque couple placé sur un pied d'égalité" (Maïté LAFOURCADE, Etxea ou la maison basque, ouvrage cité. p. 56). Les pratiques observées au XXe siècle par l'anthropologue ou le notaire semblent toutefois démentir l'optimisme de la juriste : "Légalement, les maîtres et maîtresses de maison âgés sont à la retraite dès qu'ils renoncent à leurs droits de propriété sur le patrimoine; mais en pratique ils demeurent souvent bien présents et détenteurs d'un pouvoir et d'une autorité considérables". (Sandra OTT, Le cercle des montagnes, ouvrage cité, p. 70). "Les temps nouveaux font mesurer les inconvénients de l'indivision créée par le contrat de mariage entre des jeunes soucieux de moderniser l'exploitation et des vieux peu enclins à céder trop rapidement les rênes. L'attente trop longue du rôle de chef d'exploitation a porté bien des jeunes à abandonner la terre" (Jean ETCHEVERRY-AINCHART, Etxea ou la maison basque, ouvrage cité, p. 69).

295.

Louis ASSIER-ANDRIEU, "Nature, persistance et dépérissement de la coutume. La fonction successorale en Capcir et en Cerdagne", Etudes rurales, octobre-décembre 1981, pp. 7-31. Laurence FONTAINE, "L'activité notariale (note critique)", Annales ESC, mars-avril 1993, n°2, pp. 475-483.

296.

Rolande BONNAIN, "Nuptialité, fécondité et pression démographique dans les Pyrénées, 1769-1836", Les Baronnies des Pyrénées, op. cit. p. 87.

297.

Voir chapitre 1.

298.

Diane GERVAIS, "Le pari des exclus. La mobilité sociale dans le Lot (XIXe-XXe siècles)", Ethnologie française, n°2, mars-avril 1992, pp. 117-125.