Arrangements au sein de la parenté

Cette succession à peine réglée s'engage la suivante, qui commence en 1890 pour se terminer en 1905 par un vaste arrangement familial dont les mutations cadastrales et les listes nominatives de recensement laissent discerner les grandes lignes.

La configuration familiale comme la situation économique de l'exploitation sont inédites. Tôt mariée, Marie-Louise Durrels a donné naissance entre 1862 et 1880 à neuf enfants, pour lesquels il a fallu très vite envisager un établissement. Dès l'âge de douze ans, les cinq fils quittent l'un après l'autre l'exploitation pour quelques années. Si l'on en juge par leur devenir professionnel, sans doute font-ils l'apprentissage des métiers du cuir. Etienne et Bernard, les deux aînés, sont en effet tanneurs à Madrid à partir de 1890. Pierre est cordonnier à Buenos Aires lors du décès de son père en 1892. Les deux autres, Jean et Jean-Pierre, ne suivent que provisoirement le chemin de leurs frères, mais en 1895 le conseil de révision trouve également ce dernier à Madrid. Bien que recensé comme laboureur, il est ensuite affecté en 1916 à une tannerie d'Irissarry. Les deux filles aînées quant à elles sont placées comme domestiques à Bayonne, si bien que le groupe domestique ne compte jamais plus de six enfants317.

Sans doute le travail salarié des enfants a-t-il contribué à la prospérité de l'exploitation. On ne sait à peu près rien de ses autres sources de revenu : les donations ou dédommagements en bétail laissent seulement supposer que l'élevage y tient une large place318. En 1856, Etienne Salaberry se déclarait d'ailleurs pasteur, dénomination rare pour un exploitant319 : sans doute possède-t-il un important troupeau ovin. Son frère Jean est recensé comme charpentier en 1861, puis comme laboureur après son mariage : peut-être est-il resté pluriactif. Quelle que soit leur origine, les revenus de l'exploitation sont en tout cas suffisants pour lui permettre à la fois de nourrir un nombreux ménage et d'épargner. Entre 1863 et 1889, les deux frères Salaberry ont en effet acheté, pour près de 4 000 francs, un pré et six hectares de pâtures, et placé de nombreuses créances auprès de leurs voisins : le montant cumulé des créances connues atteint un maximum de 15 000 francs en 1884320.

Le départ précoce des enfants pourtant rend la succession problématique. Etienne, l'aîné, se marie au cours d'un séjour en Amérique, sans doute sans le consentement de ses parents. On ne sait, lorsqu'il rentre en 1889, si les parents refusent la nouvelle épouse ou si le fils refuse la succession. Mais l'année suivante, il est tanneur à Madrid avec son cadet Bernard. Or le père, tard marié, est déjà âgé de près de soixante-dix ans. Les parents désignent alors l'héritier par testament, sans attendre son mariage : c'est Jean, leur troisième enfant, qui reçoit le quart préciputaire321. Ses frères et soeurs quittent définitivement la maison où ne reste plus en 1896 qu'un ménage réduit à quatre personnes : l'héritier, sa mère, son oncle Etienne et sa soeur Marie. L'héritier, âgé de 28 ans, n'est toujours pas marié. Deux ans plus tard, il renonce à son tour à la succession pour épouser, sans contrat, l'héritière du plus grand domaine du village : le domaine de Garra, qui compte alors 170 hectares322.

La "tyrannie des vieux" qui, face à des jeunes tôt émancipés, craignent de perdre le pouvoir domestique323 se poursuit jusqu'au décès de la mère, au risque de compromettre la perpétuation de la maison. Le plus jeune des fils, Jean-Pierre, revient finalement prendre la succession après son service militaire, mais à nouveau la mère semble s'opposer à son mariage. Jean-Pierre doit attendre la disparition de sa mère pour se marier et devenir propriétaire, au terme d'un nouvel arrangement de famille dont nous ne connaissons que le versant foncier. La propriété est à nouveau transmise dans son intégralité : Jean-Pierre ne cède à son frère qu'un pré acquis par son père et son oncle en 1863, et reçoit en échange deux prés du domaine Garra.

Elle s'agrandit par ailleurs d'une exploitation voisine et parente, sans doute convoitée de longue date, Etchaucia324. Les deux exploitations ont entretenu depuis 1820 des liens familiaux que l'on peut imaginer étroits. Originaires d'une commune assez éloignée, les deux soeurs Héguy en effet n'avaient pas d'autre parenté au village325. En 1837 d'ailleurs, Marie et son époux ont prêté à leurs soeur et beau-frère une somme de 300 francs dont Etchaucia leur est restée redevable jusqu'en 1854326. A partir de 1868, Ithurburua est à nouveau créancière de ses cousins d'Etchaucia, qui reconnaissent devoir à Etienne et Jean Salaberry 2 300 francs "pour prêt d'argent", puis une somme de 1 600 francs "qui leur a été prêtée au fur et à mesure de leurs besoins"327. Lorsque Marie-Louise Durrels réalise ses créances en 1900, elle devient ainsi propriétaire des terres de sa grand-tante : la circulation des terres au sein de la parenté passe aussi par le biais du crédit familial. Le circuit familial se poursuit avec la mise en location d'Etchaucia, exploitée à partir de 1906 par Baptiste Albarats, propriétaire d'Errecaldia, une micro-exploitation voisine et également cousine328.

Confrontée à des situations inédites, chaque génération a ainsi été contrainte d'innover pour assurer la perpétuation de la maison : sous les apparences rigides et immuables de la transmission intégrale du patrimoine se cachent en fait des trésors d'inventivité et de souplesse. La perpétuation de la maison a fort bien su par ailleurs se conjuguer au changement agricole comme à la mobilité des terres et des hommes. Au cadastre de 1914, près des 2/3 de la propriété proviennent d'acquisitions, au sein de la parenté ou auprès du voisinage329, treize des parcelles de l'exploitation ont par ailleurs changé d'affectation, et la superficie de ses prés a triplé depuis 1834330.

Notes
317.

Arch. dép. Pyrénées Atlantiques 269-Q-1 à 46 : mutation par décès du 9 mars 1893. 1R / 415 à 865 : registres matricules de recrutement. Arch. com. Hélette : listes nominatives de recensement.

318.

Arch. dép. Pyrénées Atlantiques III-E 8862 et 8881 : contrats de mariage des 13 juin 1793 et 16 novembre 1850.

319.

Arch. dép. Pyrénées Atlantiques 269-Q-1 à 46 : mutation par décès du 16 mai 1856.

320.

Arch. dép. Pyrénées Atlantiques III-E 8886 : obligation du 16 mai 1863 et vente du 26 décembre 1863. III-E 8887 : obligations du 14 février 1866 et du 24 octobre 1868. III-E 18042 : vente du 3 avril 1875 et obligation du 15 octobre 1875. III-E 18044 : obligations des 13 avril et 12 octobre 1878 et ventes des 18 et 26 janvier 1879. III-E 18045 : transport du 16 septembre 1883, quittance du 29 mars 1884, ventes des 19 avril et 12 juillet 1884. III-E 18046 : vente du 2 janvier 1889, échange du 23 mars 1889 et quittance du 8 avril 1889. III-E 18047 : quittance du 31 décembre 1892. 269-Q-1 à 46 : mutations par décès des 9 mars 1893 et 12 novembre 1897. Arch. com. Hélette : matrice cadastrale.

321.

Arch. dép. Pyrénées Atlantiques III-E 18047 : testaments du 10 août 1890.

322.

Arch. com. Hélette : registre des mariages, matrices cadastrales et listes nominatives de recensement.

323.

Pierre BOURDIEU donne, pour le Béarn, une analyse des tensions engendrées par le mode de transmission pyrénéen précieuse pour l'historien qui ne peut souvent que les subodorer : tensions entre les vieux et les jeunes, entre la belle-mère et sa bru notamment. Voir notamment : "Célibat et condition paysanne", article cité, pp. 32-135. Le sens pratique, Paris, Editions de Minuit, 1980, 475 p.

324.

Voir en annexe : Ithurburua. Circulation familiale des terres (2).

325.

Arch. com. Hélette : registre des mariages.

326.

Arch. dép. Pyrénées Atlantiques III-E 8883 : quittance du 14 septembre 1854.

327.

Arch. dép. Pyrénées Atlantiques III-E 8887 : obligation du 24 octobre 1868. III-E 18042 : obligation du 15 octobre 1875.

328.

Aucun lien de parenté n'a pu être établi entre les Salaberry d'Ithurburua, originaires de Meharin, et les Salaberry d'Etchaucia et d'Errecaldia, originaires d'Orsanco.

329.

Voir tableau 4 en annexe : Ithurburua en 1914, origine de la propriété.

330.

Voir tableau 3 en annexe : Ithurburua, l'exploitation 1834-1914.