Souplesse des modalités de transmission

Norme incontestable, la transmission intégrale des terres s'accommode pourtant de modalités souples, dans son calendrier et ses formes juridiques comme dans le choix du successeur et de son conjoint. Si la donation par contrat de mariage reste pour les plus grandes exploitations la forme privilégiée de dévolution des biens, nombre de transmissions passent par d'autres voies, notamment à Ascain450. Plus l'exploitation est exiguë et chargée d'enfants, plus on retarde le moment d'une coûteuse succession. Au contrat de mariage on préfère alors une tardive donation-partage ou le plus souvent, comme à Chetabebaïta, un testament dicté à l'article de la mort. A l'aîné tôt établi ou parti chercher fortune aux Amériques, on peut aussi préférer le cadet resté auprès de ses parents, ou le gendre fortuné qui rembourse les dettes de la maison. A défaut d'héritier direct enfin, c'est un neveu ou une nièce qui est appelé à la succession. Nombreux sont les exemples de ces choix hétérodoxes de successeur, dont les motivations n'apparaissent pas toujours clairement. Ils sont particulièrement fréquents à Ascain, où les cadets sont plus souvent héritiers que les aînés. Bien marier leurs aînés, ou les doter de carrières dans l'Eglise ou la fonction publique, garder auprès d'eux un de leurs derniers-nés : cette solution, souvent choisie par les parents, retarde le moment de la cohabitation et de la passation des pouvoirs, et facilite sans doute les arrangements entre cohéritiers.

Ventes simulées451, dots fictives, versements occultes452, tous les arrangements même les plus illicites sont possibles, tant qu'ils assurent la perpétuation du groupe domestique et de la maison. Faute de pouvoir légalement transmettre la totalité des biens à un seul héritier, on sous-estime systématiquement leur valeur au détriment de la part des cadets, "victimes structurales"453 donc consentantes du système à maison dont on obtient le renoncement partiel ou total. Mariés, les cadets d'Ithurburua et de Chetabebaïta acceptent une dot inférieure à leurs droits d'héritiers. Disparus aux Amériques, entrés en religion ou célibataires dans la maison natale, ils abandonnent leur part d'héritage à leurs neveux454. Si ce système aux apparences rigides génère ses tensions propres entre parents et enfants ou entre cohéritiers455, voire des échecs dont Etchegaraya offre un exemple éclairant, il s'adapte en définitive avec souplesse à l'infinie diversité des conjonctures familiales.

Cette relative élasticité peut également se lire dans les variations intergénérationnelles. Avec des rythmes et des intensités qui varient d'une commune à l'autre, chaque génération semble en effet privilégier de nouvelles modalités d'adaptation au contexte juridique créé par le Code civil comme aux conjonctures des marchés456. Confrontée à la fois à l'effet retardé des lois révolutionnaires, à une forte pression démographique et à une probable difficulté à trouver du numéraire457, la génération mariée autour de 1800, qui voit s'ouvrir sa succession dans les années 1830, est plus souvent que les autres contrainte d'offrir à ses cadets des compensations en terres. Solution de dernier recours, le partage est aussi une solution d'attente et les générations suivantes mettent tout en oeuvre pour reconstituer la propriété et éviter un nouveau morcellement458. A partir de 1850, quand l'ouverture du marché du bétail se conjugue avec les retours d'émigration, le successeur parvient généralement à assurer à ses cohéritiers des compensations monétaires, grâce au crédit hypothécaire et à des dots parfois considérables : à Hélette notamment, leur montant moyen augmente de 50% vers le milieu du siècle, et on voit arriver, avec les retours d'émigration, des dots supérieures à 10 000 francs459. Dans le contexte de crise agricole du dernier quart du siècle enfin, nombre de successions restent indivises à Ascain, en attente de jours meilleurs. Mais, dans l'immédiate après-guerre, la plupart de ces indivisions prendront fin à la faveur de l'inflation.

Notes
450.

Voir tableau 14 en annexe : Les successions familiales. Ascain, 1829-1894.

451.

"La plupart des pères assurent aux aînés la propriété exclusive de leurs héritages par des ventes simulées". Général SERVIEZ, Statistique du département des Basses-Pyrénées, ouvrage cité.

452.

Par définition, ces arrangements ne laissent pas de traces, sauf en cas de conflit, et on ne peut que les subodorer. Mais notaires et avocats connaissent bien ces pratiques : "Les parents font-ils à leur héritier, par voie détournée, des avantages supérieurs prohibés par le Code? C'est le secret de chaque famille [...] J'ai entendu dire que les titres au porteur passaient aussi quelquefois de la main à la main [...]" (Louis ETCHEVERRY, "Les coutumes successorales au Pays basque au XIXe siècle", dans La tradition au Pays basque, ouvrage cité, 1899, p. 186). "En fait, dans les trois provinces, sauf peut-être dans certains villages côtiers, les cohéritiers reçoivent leurs soultes [...] et les remettent immédiatement après la signature de l'acte à l'héritier attributaire de la maison, préférant renoncer à leurs droits plutôt que mettre en difficulté ou appauvrir la maison natale. Ce système a été très général, soit que les enfants, dans la majorité des cas, aient sincèrement voulu se priver de leurs droits pour le service des intérêts supérieurs de l'Etxe, soit que la pression sociale, la crainte d'être montré du doigt dans le quartier ou le village comme un enfant indigne les ait amenés à se conformer à la manière de faire générale" (Jean ETCHEVERRY-AINCHART, Etxea ou la maison basque, ouvrage cité, pp. 67-68).

453.

Pierre BOURDIEU, Le bal des célibataires, ouvrage cité, p. 202.

454.

Voir aussi Haranederrea et Urritxagacoborda (chapitre 2).

455.

Ces tensions et les violences qu'elles engendrent ont été mises en évidence à partir des archives judiciaires, dans le contexte nettement plus conflictuel du système à maison du Gévaudan (forte concurrence entre héritiers en l'absence de droit d'aînesse; conflits entre parents qui peuvent choisir deux héritiers différents; conflits entre le père tout-puissant, seul propriétaire, et le successeur qui ne dispose que de l'usufruit). Elizabeth CLAVERIE, "L'ousta et le notaire. Le système de dévolution des biens en Margeride lozérienne au XIXe siècle", Ethnologie française, n°4, 1981, pp. 329-338. Elizabeth CLAVERIE et Pierre LAMAISON, L'impossible mariage. Violence et parenté en Gévaudan, XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles, Paris, Hachette, 1982, 363 p.

456.

Voir tableau 13 en annexe : types de successions (1800-1915).

457.

A l'autre extrémité de la chaîne pyrénéenne, les besoins en numéraire ont conduit, dans la première moitié du siècle, les petits propriétaires à recourir aux prêts usuraires ou aux ventes avec retrait. Louis ASSIER-ANDRIEU, "Nature, persistance et dépérissement de la coutume domestique. La fonction successorale en Capcir et Cerdagne", article cité.

458.

Voir Ospitalia (chapitre 2) et Iribarnia (chapitre 8).

459.

Voir tableau 15 en annexe : Les successions familiales. Hélette, 1825-1899.