La circulation par le marché et la parenté

Par des voies souples et complexes, la logique du patrimoine finit ainsi par triompher, et jamais une logique concurrente ne parvient à s'imposer. La reproduction semble en ce domaine l'emporter sur la mobilité. Or la terre circule. Le paradoxe tient en deux chiffres : 70 % des successions familiales s'accompagnent d'une transmission intégrale du patrimoine, mais 15 % seulement des exploitations se transmettent exclusivement par héritage et échappent tout au long du siècle au marché des terres.

  Ascain Hélette
Nombre total d'exploitations 177   160  
dont exploitations observées (faire-valoir direct) 116 66 % 81 50 %
         
Nombre de successions observées (1800-1915) 231   206  
dont transmissions intégrales 91 39 % 121 59 %
dont locations et ventes 91 39 % 44 21 %
         
Exploitations toujours transmises par héritage 20 11 % 32 20 %
Exploitations toujours transmises intégralement 10 6 % 16 10 %

Le changement, pour l'essentiel, ne tient pas aux modalités de la transmission familiale mais à la part du marché. Près de la moitié des exploitations d'une part échappe en permanence au modèle de transmission de la petite propriété familiale en faire-valoir direct : c'est celle qui relève du métayage, corollaire de la forte présence de la grande ou moyenne propriété. A partir du milieu du siècle d'autre part, une part croissante des terres passe par le marché. Dépourvues de successeur ou trop lourdement endettées, nombre d'exploitations sont vendues ou mises en location. A la faveur de l'extinction des ménages de journaliers micro-propriétaires, mais aussi des départs et des retours d'émigrés, puis de la crise agricole, le marché des terres s'ouvre ainsi progressivement jusqu'au dernier quart du siècle : locataires ou nouveaux acquéreurs, plus de la moitié des successeurs ne sont plus alors des héritiers.

La maison pourtant demeure. Une maison en difficulté peut se procurer des liquidités par la vente de quelques pâtures issues des anciens communaux, mais ne se sépare qu'en dernière extrémité des parcelles cultivées de son héritage : la distinction coutumière entre biens avitins, acquêts et bien collectifs reste vivace. Rarement démantelé, le domaine aggloméré garde généralement son unité et, comme Etchegaraya, change de mains en bloc. Le marché foncier ne connaît pas ce mouvement permanent des parcelles caractéristique des régions de partage égalitaire, où les exploitations se décomposent et se recomposent à chaque génération460. Mais si le marché des parcelles est très restreint, la mobilité des terres est assurée dans le cadre du système à maison : ce sont ici les maisons qui circulent.

Comme dans les régions de partage égalitaire aussi, ces transferts de terres passent de préférence par les chemins de la parenté : la transmission directe par héritage n'est qu'un aspect d'une circulation familiale plus large et plus complexe, qui se joue souvent sur plusieurs générations. Les affinités avec les systèmes égalitaires toutefois ne sont que d'apparence461. Les liens de parenté en effet ne jouent que redoublés par les liens beaucoup plus forts du voisinage462, et seuls les mariages consanguins contractés dans le cadre du voisinage autorisent à Ansorloa la circulation de parcelles d'une maison à l'autre : le principe résidentiel du système à maison l'emporte sur le principe parental, avec son "entrelacs de relations de parenté et d'alliance"463.

Notes
460.

Les généalogies foncières des "gens de Minot", en Bourgogne, mettent en évidence cet incessant mouvement des parcelles parallèle aux divisions et aux reconstitutions des exploitations, dans une région où "la terre «tourne» aussi bien que les gens". Marie-Claude PINGAUD, Paysans en Bourgogne. Les gens de Minot, ouvrage cité, pp. 99-142.

461.

C'est dans le cadre horizontal d'une vaste parentèle, renforcée par des renchaînements d'alliances, que s'organise par exemple la mobilité des terres et des hommes chez les paysans du pays bigouden. Martine SEGALEN, Quinze générations de Bas-Bretons, Paris, PUF, 1985, 405 p.

462.

La force de ces liens de voisinage, difficilement perceptible à travers les sources écrites, est mise en évidence par l'enquête ethnologique. Bien plus qu'à la parenté, avec laquelle les liens sont distendus, c'est aux voisins que l'on fait appel pour la récolte du maïs, de la fougère et des foins ou pour la tuée du cochon. Cette relation d'entraide institutionnalisée, notamment lors des rites passages, est en outre ritualisée et consacrée par des dons et contre-dons de boudin, de pommes, de noix. Sandra OTT, Le cercle des montagnes, ouvrage cité, pp. 79-96.

463.

Georges AUGUSTINS, "Un point de vue comparatif sur les Pyrénées", ouvrage cité, p.211.